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Uber ou la pointe immergée du Capitalisme de plateforme

Uber ou la pointe immergée du Capitalisme de plateformeTemps de lecture : 11 minutes

Yann Le Pollotec
Responsable « Révolution numérique » du Comité exécutif national (CEN) du PCF

Avec les plateformes numériques propriétaires ou l’« ubérisation », une nouvelle forme de capitalisme est née. Elle grignote l’emploi salariat en faisant office de courtier en travail et en atomisant en micros tâches le travail. Entre actions collectives pour requalifier l’activité de ceux qui offrent leur service en emploi salarié, création de « mutuelle de travail associé » et mise en place de plateforme coopérative de communs numériques, l’uberisation est devenu un terrain de lutte de classe sans merci.

Une nouvelle forme de capitalisme se développe de manière virale à l’échelle planétaire : le capitalisme de plateforme dont Uber est l’un des avatars les plus médiatisés.
Ce capitalisme ne se caractérise pas par la propriété privée de moyens de production et d’échange classique : locaux, machines, outillages, brevets, stock de matière première, etc.
Ses propriétés mobilières et immobilières nécessaires à son activité sont résiduelles au regard de sa capitalisation boursière, de son chiffre d’affaire. Leur nombre de salariés est infime par rapport à leurs profits[1].

Elles ne détiennent, en fait, pour seule véritable « richesse », que des plateformes accessibles via Internet[2], c’est-à-dire un algorithme permettant d’échanger des biens et des services à l’échelle planétaire à partir de l’exploitation de grands volumes d’information. Cela implique donc la possession ou la location de « fermes » de serveurs pour stocker des masses considérables de données.

Contrairement à la confusion qu’il essaye d’entretenir, ce capitalisme n’appartient pas au monde de l’économie de contribution et de partage, il en est, au contraire, le parasite et le prédateur.

Trois types de modèle.

Ce capitalisme de plateforme se décline en trois grands types de modèle.
Le premier type tire ses profits de l’accaparement de la vente des informations et données que les utilisateurs leur fournissent gratuitement et parfois à « l’insu de leurs plein gré » en échange du service offert par ces plateformes. C’est le modèle de Google et de Facebook. Les utilisateurs ont l’illusion d’accéder à des services gratuits mais, en fait, ils deviennent le produit de ces plateformes qui exploitent et commercialisent gratuitement leur travail de production d’informations, de données et d’autres « traces numériques[3]».

Le second type vit en prélevant une commission en pourcentage sur les échanges de service que les plateformes proposent. C’est le cas des sites d’enchères en ligne (Ebay), des sites d’hôtellerie (Booking) ou encore des plateformes de financement participatif non éthiques.

Le troisième type – sur lequel se concentrera notre propos – propose des biens et des services en échange d’une transaction financière. Lesdits biens et services sont fournis ou effectués par des personnes inscrites sur la plateforme, lesquelles touchent en contrepartie une fraction du montant du prix payé par le client. Uber, « Amazon Mechanical Turk », « Foule factory », AirBnb, sont parmi les plus représentatifs de ces entreprises de courtage mondial de travail. Ainsi, les chauffeurs d’Uber s’inscrivent sur la plateforme de la société. Les clients accèdent à cette plateforme via un smartphone, une tablette ou un ordinateur et localisent le véhicule le plus proche pour ensuite le réserver. Le paiement est réalisé à la fin de chaque course par prélèvement bancaire au profit d’Uber. Il n’y a donc pas d’échange monétaire direct entre conducteur et passager. Les tarifs sont déterminés automatiquement par un algorithme d’Uber, qui prend en compte le type de service utilisé et augmente avec la demande de transports. 80 % de la somme payée par le client revient au chauffeur et 20 % à Uber. Cela représente une commission de courtage colossale.

Dans ce modèle économique, le chauffeur n’est pas un salarié d’Uber[4] mais un contractant. Uber n’a aucune obligation envers lui si ce n’est d’être l’intermédiaire grassement rétribué entre lui et le client. Il ne bénéficie d’aucune protection sociale. Il fournit à titre gracieux les moyens de production : sa voiture, son smartphone, son GPS. Il est en situation de précarité totale puisqu’entièrement dépendant à un instant T de l’offre et de la demande de transport sur son territoire. Il est en quelque sorte « entrepreneur de lui-même » pour reprendre l’expression de Michel Foucault caractérisant l’idéal de néolibéralisme.

Le contractant d’Uber est dans une situation équivalente à celle du docker vis-à-vis des aconiers avant le statut de 1947.

Or avec le développement viral du capitalisme de plateforme, la situation des contractants à la mode Uber ou du « Amazon Mechanical Turk », va se généraliser dans tous les domaines de la vie économique, principalement dans les services mais aussi pour effectuer nombre de tâches dans l’industrie.

Nouvelle structuration du monde du travail.

Il résulte de ce qui précède que le monde du travail est en train de se structurer en se divisant en trois blocs :

  • une petite minorité d’« innovateurs créatifs » : entrepreneurs et employés de startup, contractants indépendants « d’élite » (sic), sorte de précaire de luxe de la course à l’innovation capitaliste, ayant de hauts niveaux de revenu mais à la merci du déclassement en cas d’émergence d’une technologie disruptive ;
  • un socle pérenne de salariés, mais en diminution sensible en particulier pour les CDI, nécessaire au fonctionnement de grandes et moyennes entreprises traditionnelles, de certains segments de l’industrie, des services publics ou des institutions. Ce socle de salariés se retrouve pris en étau entre le développement massif et rapide de la robotique, de l’automatisation et sa déstructuration par l’externalisation ;
  • un nombre en très forte croissance de « contractants indépendants », « d’entrepreneurs de soi », de externalisés et dans une situation de total précarités et formant un nouveau freelances prolétariat que d’aucuns qualifient déjà de net-prolétariat[5], exploités jusqu’à la moelle par le capitalisme de plateforme.

Ajoutons à ce tableau, qu’en raison de la faiblesse endémique du niveau des salaires, nombre de membres du socle des salariés complète déjà et complétera ses revenus en exerçant une activité de contractants en sus de leur emploi[6].

Les démagogues de droite et d’extrême droite, le Medef mais aussi les socio-libéraux[7] tendance libertarienne, tentent de construire une représentation du monde du travail où le nouveau prolétariat des contractants s’opposerait aux « privilèges » (sic) pourtant sans cesse rognés du socle salarial traditionnel. Les détracteurs de cette représentation du monde du travail arguent que le nombre de salariés en CDI se rétracte sur les classes d’âge au dessus de 35 ans – et sur les hommes – alors que le net-prolétariat se développe en priorité dans la jeunesse et chez les femmes.

Nécessité que le net-prolétariat s’organise.

En effet, pour toutes les organisations défendant le progrès social, le pire des pièges serait, sous couvert de refuser – à juste titre – cette division du monde du travail, d’apparaître comme défendant uniquement le socle salarial traditionnel en CDI. Au contraire, l’une des priorités doit être de contribuer à ce que ce net-prolétariat de contractants s’organise pour gagner des droits et de la protection sociale comme les dockers surent s’organiser pour gagner le statut de 1947 face aux aconiers.

La nature ayant horreur du vide, le net-prolétariat a déjà commencé, comme en témoigne l’existence, par exemple, de Coopaname[8] en France, « mutuelle de travail associé » offrant un cadre concret de sécurité emploi formation. Aux États-Unis on voit aussi naître des initiatives comme « Freelancers Union[9]» qui inventent des formes de mutualisme entre travailleurs indépendants afin d’accéder à une forme de sécurité sociale, à un système de retraite ou à des assurances en cas de baisse d’activité. Dernièrement aux États-Unis, les chauffeurs d’Uber ont engagé une « class action » afin de requalifier leur contrat Uber en contrat de travail de salarié. Si la justice californienne venait à donner raison à cette « class action » cela serait un coup très dur porté aux firmes de capitalisme de plateforme.

Nouvelles luttes, nouveaux champs de bataille.

Les réseaux et les tiers lieux deviennent le champ de bataille de cette lutte des classes entre net-prolétaires et capitalisme de plateforme. Cette lutte passe par les réseaux sociaux, les vidéos virales, la mise en cause de l’image et de la réputation des firmes de plateforme, la pratique du hack et le développement de modèles alternatifs. Elle implique aussi un investissement intelligent de ces nouveaux espaces de socialisation et de rencontres que sont les tiers lieux : espaces de coworking, fablabs, hackerspaces, jardins partagés et autres habitats partagés, « entreprises ouvertes », marker space. Les tiers lieux sont un mélange de ce qu’étaient les salons à la veille de la Révolution et de ce que furent les cafés populaires avant l’éruption de la télévision, avec la dimension productive en plus.

Il est nécessaire de mettre sur la place publique le caractère prédateur et parasitaire du capitalisme de plateforme car celui-ci ne fait que confisquer d’une manière encore plus parasitaire que ne le fait le capitalisme classique, le bien commun duquel il tire sa rente.

En effet, Uber, AirBnb, Google, ne seraient rien sans les informations et les données que les usagers leurs fournissent gratuitement. Une plateforme numérique vide, même avec le plus efficace des algorithmes n’a aucune valeur. Les performances du moteur de recherche de Google doivent beaucoup aux trois milliards de requêtes quotidiennes qui émanent de ses utilisateurs. Les algorithmes qui font fonctionner les plateformes, utilisent nombre de logiciels, libres fruits de développements bénévoles. Ce sont les utilisateurs-contributeurs qui font la réputation et le succès d’une plateforme, en faisant connaître son existence de manière réticulaire et virale.

Uber n’investit pas dans les transports, ni Airbnb dans l’Hôtellerie et le bâtiment, Google ne crée pas d’information et Youtube ne tourne pas de vidéo. Par des jeux d’extra territorialité et de paradis fiscaux, ils ne payent quasiment ni impôt, ni cotisations sociales. Leur fonctionnement est basé sur le morcellement du travail, la mise en concurrence sauvage et planétaire des individus. Il s’agit d’un modèle extrêmement parasitaire, celui du « passager clandestin » où l’on profite, sans y contribuer, d’infrastructures déjà existantes et de travailleurs déjà formés.

Là où aux XIXe et XXe siècles le capitalisme se nourrissait de l’accaparement de la richesse produite par les salariés, le capitalisme de plateformes du XXIe siècle s’empare du bien commun numérique, le privatise, et n’en redistribue, au mieux, que des miettes aux contributeurs.

Nécessité de se réapproprier le Commun.

Il ne s’agit pas, bien sûr, de remettre en cause la nécessité de plateformes et leur utilité publique. On a besoin de moteurs de recherche universels, de partage et de mise en commun de l’information et des savoirs, de financement participatif – d’autant que les institutions traditionnelles et les banques font défaut à financer les projets utiles –, de services recentrés sur l’utilité sociale et sur l’optimisation des ressources, en particulier en matière de transports, de logement, etc.

La question est justement de remettre à la disposition de tous, ce Commun accessible via les plateformes, en assurant sa préservation, son développement et la rémunération sociale de ceux qui participent de sa production.

Il ne s’agit pas non plus de nier le désir salvateur de liberté et d’indépendance, le refus libérateur de toute hiérarchie autre que celle de la compétence, qui animent toute une jeunesse qualifiée et qui la pousse à fuir l’entreprise et toute forme d’organisation pyramidale. Mais l’émancipation des chaînes de l’exploitation salariale que portent les contradictions entre le développement de la révolution numérique et le capitalisme, et qui déboucherait sur la société de libres producteurs associés qu’appelait de ses vœux Marx, ne peut s’incarner par des « entrepreneurs de soi » travaillant sous la dictature du libre marché régulé par le capitalisme de plateforme via la notation de tous par tous.

C’est un nouveau terrain à part entière de lutte des classes où les usagers-contributeurs doivent s’unir pour créer des plateformes participatives, des coopératives de données opérant avec des logiciels libres par opposition aux actuelles plateformes capitalistes et propriétaires.

Les institutions publiques doivent aussi veiller à protéger les données qu’elles mettent légitimement en « open data » pour éviter qu’elles soient privatisées ou pillées sans contreparties par les firmes du capitalisme de plateforme.

Les États doivent lever l’impôt sur les firmes du capitalisme de plateforme en les imposant proportionnellement aux nombres de click qu’elles génèrent.

D’où la nécessité de coopératives de données, où les contributeurs seraient, dans un cadre collectif et démocratique, propriétaires ou copropriétaires de leurs données et du revenu qu’elles peuvent générer. Comme l’a montré le chercheur Trebor Scholz[10], créateur du concept de « digital labor », à partir des exemples de LaZooZ[11] et de Fairmondo[12].

À Séoul, la municipalité de gauche a interdit Uber, non pas pour sanctifier un monopole des taxis, mais pour installer par une coopérative citoyenne municipale numérique gérant les déplacements individuels urbains. La réapropriation des Communs était aussi au cœur de la victoire de la liste « Barcelone en commun » et du projet Fab-city[13] de cette ville.

Ainsi, les institutions de la commune, en passant par le département, la région, l’État, l’Europe jusqu’à l’ONU et l’UNESCO se doivent de favoriser, d’aider et de protéger, bref, de jouer le rôle d’incubateur de telles plateformes coopératives, plutôt que de soutenir le modèle des startups qui est un gâchis de ressources humaines et financières au service de la réussite d’une minorité et de projets à l’utilité sociale souvent discutable.

Une lutte à mort s’est engagée entre le capitalisme de plateforme qui veut s’approprier tous les Communs et les partisans d’une économie de la contribution fondée sur les Communs et un dépassement émancipateur du salariat. Nul ne peut rester étranger à ce combat.

 

Mots clés

Uberisation, capitalisme de plateforme, plateforme, algorithme, information, données, protection sociale, « entrepreneur de soi », structuration du monde du travail, précarité, freelance, net-prolétariat, mutuelle de travail associé, sécurité emploi formation, tiers lieux, réseaux, hack, modèle alternatif, commun, logiciel libre, appropriation

 


[1] À titre d’exemple, la plate-forme Facebook réalisait en 2014, 3,36 Milliards de dollars US de résultat avec seulement un peu plus de 4 000 salariés pour 1,23 milliards mensuels d’utilisateurs, alors que dans le même temps Boeing dégageait 5,48 Milliards de dollars US de résultat avec 172 412 salariés.

[2] Le plus souvent dans le cadre d’un monopole ou d’un duopole.

[3] Géo-localisation, par exemple, mais aussi votre réseautage, vos relations numériques, votre consommation.

[4] Uber compte à peine plus de 2 000 salariés dont aucun n’est chauffeur. En revanche, plus de 160 000 chauffeurs-contractants dans le monde vendent leur force de travail via Uber.

[5] Voir notamment les travaux de Michel Bauwen (Sauver le monde : vers une économie post-capitaliste avec le peer-to-peer, Paris, Ed. les Liens qui libèrent, 2015), Antonio Casilli (Les liaisons numériques, Paris, Seuil, 2010 et co-écrit avec Dominique Cardon, Qu’est-ce que le digital labor ?, Bry-sur-Marne, INA, 2015), Trebor Scholz (Digital labor : the internet as playground and factory, London ; New York : Routledge, 2013 et co-écrit avec Geert Lovink, The Art of Free Cooperation, New York: Autonomedia, 2007), Julian Kücklich (http://playability.de/), Carlo Formenti (Felici e sfruttati. Capitalismo digitale ed eclissi del lavoro, Egea, 2011), Dmytri Kleiner (http://www.dmytri.info/ et le manifeste telecommuniste http://telekommunisten.net/the-telekommunist-manifesto/), Christian Fuchs (http://fuchs.uti.at/), Bernard Stiegler (La société automatique, Paris, Fayard, 2015) et de Yann Moulier Boutang (Le capitalisme cognitif : la nouvelle grande transformation, Paris, Éd. Amsterdam, 2008).

[6] C’est déjà le cas de nombre de chauffeurs d’Uber.

[7] Terra nova

[8] http://www.coopaname.coop

[9] www.freelancersunion.org

[10] https://medium.com/@trebors/platform-cooperativism-vs-the-sharing-economy-2ea737f1b5ad

[11] http://lazooz.org/ plateforme coopérative sur le covoiturage

[12] https://www.fairmondo.de/ ebay coopératif

[13] https://www.urbanews.fr/2015/03/10/48041-la-fab-city-de-barcelone-ou-la-reinvention-du-droit-a-la-ville/

La commune de Montreuil est adhérente au réseau des Fab-city

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