L’occupation de la rue par les femmes ne va pas de soi. La division genrée de l’espace public procède de la division traditionnelle des activités sociales entre hommes et femmes. Corinne Luxembourg propose ici une réflexion sur cette logique d’assignation des places dans les villes entre hommes et femmes. L’espace exerce une contrainte et un contrôle sur les corps. A travers l’exemple de Gennevilliers, l’autrice montre comment une réflexion sur l’aménagement urbain peut améliorer les conditions de déplacement des femmes dans la ville.
Quelle est la place des femmes dans l’espace public ? La question est répétitive depuis quelques années, sans que l’on sache si sa répétition a quelque chose de pédagogique ou bien si elle traduit l’insatisfaction des réponses qui lui sont apportées. Ceci d’autant plus qu’elle est accompagnée immanquablement de son pendant : comment faire pour que les femmes se réapproprient l’espace public ? Cela sous-entend-il qu’elles se le seraient approprié une première fois, puis qu’elles en auraient été chassées ?
La division genrée de l’occupation de l’espace public
La réalité est comme toujours plus complexe. Avant toute chose, il faut sans doute réinsister sur la non-neutralité de l’espace public. La rue n’est pas neutre, ni d’un point de vue des classes sociales, ni d’un point de vue du genre, ni d’un point de vue ethno-racial, ni de l’âge, de la validité ou du handicap, etc. La ville est d’abord un lieu de pouvoir, d’accumulation de capitaux. Ainsi sa conception et principalement la conception moderne dans laquelle nous vivons aujourd’hui est une production patriarcale. La place conçue pour les femmes dans l’espace public est fonctionnaliste : celle des « mamans » de sortie d’école et celle des centres commerciaux de la fameuse « ménagère de moins de 50 ans » qui a pourtant fini par prendre l’âge ! Pourtant la localisation en périphérie urbaine des centres commerciaux nécessite ou bien l’usage d’un véhicule motorisé ou bien d’accéder aux transports en commun ce qui d’une façon ou d’une autre augmente les temps de déplacement des personnes en charge du ravitaillement domestique.
Pour comprendre que de tels aménagements ont des conséquences sur la vie des femmes, il faut revenir aux manifestations des stéréotypes de genre, c’est-à-dire des droits, rôles, fonctions, attribués aux personnes selon qu’elles sont socialement identifiées comme masculines ou féminines. Les stéréotypes sont donc des clichés, des opinions toutes faites, des regards figés sur ce qui est, et/ou sur ce qui doit être.
Ainsi les femmes se trouvent-elles majoritairement à être chargées de s’occuper de personnes tierces (enfant, personne devant recevoir des soins…) de la famille (accompagnement pour des activités ou des soins en dehors du domicile, courses alimentaires ou vestimentaires, soin du domicile…). Multipliant les tâches à effectuer auxquelles peut s’ajouter un emploi rémunéré, les femmes ont une pratique de l’espace en mouvement. Leurs usages des espaces publics sont donc particulièrement fractionnés et complexes été dans la grande majorité des cas dépendant d’une nécessité touchant une autre personne qu’elles-mêmes. Les déplacements des hommes sont dans l’ensemble bien moins complexes, liés principalement à des mobilités qui n’engagent qu’eux-mêmes et leurs propres activités, leur propre sociabilité.
Les mobilités des femmes et des hommes par leurs spécificités fabriquent des espaces publics, les discriminations y ont des expressions particulières, au-delà des seuls stationnements ou circulations. Les stéréotypes de genre allouent par exemple aux hommes la nécessité quasi biologique à se dépenser en faisant du sport. Les infrastructures sous forme de terrain de jeu collectif ou bien sous forme d’agrès de musculation, ou autre city stade sont les lieux de la performance physique et de sa mise en scène. L’occupation de l’espace public sportif est majoritairement masculine quelle que soit la taille de la commune, quelle que soit la prédominance de son environnement rural ou urbain, bâti dense ou pavillonnaire. Le stationnement dans l’espace public stéréotypé féminin est celui des bancs (ou chaises) de surveillance autour des équipements de jeux pour enfants. Ces assises sont sans doute qui posent, en journée, le moins de problèmes d’usages, ou de territorialités.
L’assignation à des places et les contraintes de l’espace public
On comprend alors ce qui est en jeu dans la fameuse question de la « place des femmes » ou bien de l’appropriation de l’espace public : c’est la condition. À quelle condition l’espace est-il accessible ? Bien sûr, nous serions bien en peine de trouver le panneau explicite interdisant tel ou tel lieu aux femmes, tel ou tel comportement, ou indiquant les conditions de rôle, d’accompagnement et/ou d’horaires à l’acception de leurs présences. Pourtant, chacune a expérimenté la difficulté à pouvoir être sereinement seule assise sur un banc public et à y rester (seule et sereine !), chacune a expérimenté et incorporé une inquiétude à déambuler dans l’espace public, fut-il absolument désert. C’est qu’au-delà des éventuelles interactions personnelles que rend possible l’espace public, le rappel à l’ordre sexué des places assignées est une production sociale incorporée par les femmes. « Que faisais-tu dans cette tenue à cette heure-là ? » n’est hélas pas une caricature. Ainsi l’espace est multiple. Physique, il contrôle le mouvement des corps, les empêche, les contraint ou leur offre la place nécessaire pour qu’ils déambulent sans se frôler, puissent pousser les voitures d’enfant ou porter des sacs encombrants. Social, il contrôle, empêche et contraint tout autant.
Il est nécessaire d’insister sur le fait que l’espace public est fréquenté par des corps qui ne sont pas seulement en déplacement. Empêcher ces corps d’accéder à des sanitaires, gratuits et propres, ou leur refuser des assises nombreuses a plusieurs effets : les personnes dont la mobilité est contrainte physiquement sortent moins ou alors pour elles, l’accès à l’espace public est payant puisque s’asseoir ou accéder à des sanitaires ne peut se faire qu’en s’acquittant du paiement d’une consommation dans un café. Or la majorité des personnes âgées sont statistiquement des femmes, dont les retraites sont 33% inférieures à celles des hommes. Mécaniquement : retirer des bancs publics c’est contraindre les femmes âgées à rester chez elles, elles sont donc invisibles dans l’espace public.
Prendre en compte le genre dans les projets d’urbanisme
Toutefois, la prise en compte du genre dans la production urbaine prend de plus en plus d’importance et parallèlement à la diversité des réflexions et des propositions militantes, existe un processus d’institutionnalisation à diverses échelles. Ainsi, trente ans après la troisième Conférence mondiale des Nations unies sur les femmes (Nairobi, 1985), vingt ans après la quatrième (Beijing, 1995), le « gender mainstreaming », c’est-à-dire l’approche intégrée de l’égalité entre les femmes et les hommes dans les politiques publiques, devient un axe transversal de la gouvernance. Depuis 1991, l’Union européenne préconise de l’intégrer à l’ensemble des champs de politique publique, des processus de prises de décision. Puis, deux ans après la définition de l’intégration du genre par le Conseil économique et social des Nations unies, le Conseil de l’Europe affirme :« L’approche intégrée de l’égalité entre les femmes et les hommes (ou gender mainstreaming) consiste en la (ré)organisation, l’amélioration, l’évolution et l’évaluation des processus de prise de décision, aux fins d’incorporer la perspective de l’égalité entre les femmes et les hommes dans tous les domaines et à tous les niveaux, par les acteurs généralement impliqués dans la mise en place des politiques. »
En ce qui concerne le territoire français, l’inscription du gender mainstreaming au cahier des charges des opérations de renouvellement urbain lors de la définition des contours du Nouveau Programme National de Renouvellement Urbain (NPNRU) a fait figure d’accélérateur dans la prise en compte du genre dans les dispositifs d’urbanisme et de réhabilitation, principalement dans les quartiers populaires.
Pour autant, certaines communes n’ont pas attendu cette invitation pour faire preuve d’innovation. En novembre 2013 commençait, à Gennevilliers, une recherche-action participative questionnant la place des femmes dans l’espace public. Le travail a duré 6 années mobilisant aux côtés d’habitantes et d’habitants des artistes, des géographes, sociologues, politistes, paysagistes, urbanistes, architectes. Qu’une commune s’intéresse à cette thématique en faisant appel à des chercheur.es n’est pas une chose neuve, même si en 2013, elles étaient encore assez rares à le faire, ce qui est exceptionnel ici, c’est la durée du financement du programme de recherche et la liberté d’expérimentation encouragée par la municipalité, permettant de tenter des propositions d’aménagement, notamment avec l’atelier paysage SensOmoto et trois jeunes architectes, Perrine Rivain, Juliette Luans et Tom Morlé-Devès.
Une réflexion a été menée, à partir d’entretiens menés avec et par les habitant.es et d’un recueil de cartes mentales afin d’imaginer des propositions locales. Elles touchent majoritairement à l’espace public (parcs urbains paysagés, cours d’écoles, esplanades d’équipements publics, espaces en travaux…), mais pas uniquement (foyers jeunes travailleurs)[1].
Parmi toutes ces propositions citons exemple le réaménagement de pieds d’immeubles nouvellement résidentialisés. Tenant compte de la réussite des initiatives d’agriculture urbaine et du développement des jardins partagés[2] comme lieu d’émancipation et d’investissement des habitantes, les propositions ont une visée intergénérationnelle dans les usages, et imaginent des vergers de maraudes palissés sur les grilles et redonner une forme d’hybridité par le seul fait que les fruits à maturité peuvent être cueillis aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur de la résidence. Cette proposition a été construite à partir de deux sentiments très distincts à propos de la résidentialisation. Ces opérations de délimitations sont vécues comme nécessaires, recréant une rue et le rythme architectural qui lui est propre. Pourtant la traduction de ces délimitations sous la seule forme de grilles, de portes à code revêt une dimension angoissante d’être « enfermé.e dehors ». La seule réponse de la plus grande facilité et rapidité d’entretien des grilles n’est pas satisfaisante lorsqu’il s’agit du quotidien vécu. La réintroduction du vivant végétal dépasse les seules préoccupations de genre mais les recouvrent.
Autre exemple, cette fois pour des aménagements plus éphémères, des propositions sont pensées à propos des abords de chantiers, alimentées par le fait qu’ils sont souvent peu praticables par les personnes se déplaçant à pied et empirent les situations relevées lors de diagnostics dans l’espace public pérenne. Dans ces espaces publics transitoires, la perspective relationnelle s’efface totalement devant les aspects techniques liés aux passages d’engins, à l’installation des dispositifs nécessaires à la construction.
L’urbanisme temporaire de chantier est sans doute l’un des lieux principaux de l’impensé du genre ou pour reprendre le terme de Marylène Lieber, une manifestation de « non-décision ». La mise en place de modules d’information et de palissades de vue sur le chantier est une solution qui tient compte de la nécessaire mise en confiance dans l’espace public et de sa maîtrise sensorielle. Ces modules peuvent évoluer, se déplacer selon la durée des travaux, informer, mais également faire participer les habitant.es, offrir les moyens d’expérimentations de futurs usages ou services du quartier en devenir.
En appréhendant les espaces publics des villes comme le produit de relations et de processus, on se donne le moyen de défaire les rapports de domination qui les construisent. Il s’agit bien de penser une ville non sexiste en pensant le genre de façon transversale pour l’ensemble des décisions qui participent de la production des espaces publics. Et les champs d’intervention sont larges !