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Que serait la «Cité en commun»? Communs, communalisme et anticapitalisme

Que serait la «Cité en commun»? Communs, communalisme et anticapitalismeTemps de lecture : 8 minutes

Depuis une dizaine d’années, les pratiques et les concepts liés aux «communs» et au «communalisme» (ou «municipalisme») se sont beaucoup développés. Ce qui est en leur cœur est une nouvelle conception de l’agir social qui repose essentiellement sur l’autogouvernement et le partage. Pierre Sauvêtre nous explique le potentiel révolutionnaire de ces approches qui donnent la prééminence à la solidarité et instituent le pouvoir de chacun de décider des règles qui organisent ses lieux de vie, son travail, sa commune, et finalement la société tout entière.

C’est une évidence aujourd’hui que le « commun » est partout, ce succès se voit dans les batailles que se font certains partis politiques de gauche pour afficher le mot de « commun » dans leur slogan de campagne. « Paris en commun » : la formule est inspirée de « Barcelone en commun », la plateforme citoyenne autour de laquelle la militante anti-expulsions Ada Colau a été élue en 2015 mairesse de Barcelone puis réélue en 2019. Mais, au-delà de l’affichage du mot – dont bien sûr il ne faut pas être dupe du fait qu’il peut cacher des pratiques qui n’ont et n’auront rien à voir avec le commun –, il faut se demander ce que recouvre réellement ce terme dans les recherches, les expériences pratiques et les travaux théoriques qui ont été faits à son sujet ces dernières années. Que serait donc alors véritablement une « Cité en commun » ?

Les communs: un fonctionnement collectif et solidaire au bénéfice de tous

Tout est parti d’abord de la découverte au tournant des années 2010 des travaux de l’économiste américaine Elinor Ostrom autour des « communs » entourant des espaces naturels comme des pâturages, des forêts, des lacs, des zones irriguées : on s’est aperçu que des petites sociétés paysannes dans des endroits très différents du monde avaient mis en place, parfois depuis des siècles, leurs propres institutions, leurs propres droits, leur propre système d’autogouvernement démocratique, leurs propres règles de fonctionnement pour gérer ces espaces naturels en commun, en dehors du cadre de la propriété privée, du marché et de l’État. C’est cela que désigne les « communs » (bien au-delà de l’idée que l’on agit pour le « bien commun », dont n’importe qui peut toujours se revendiquer à peu de frais) : des formes d’organisations humaines où ceux qui font sont aussi ceux qui décident, mettent en place les institutions et les règles qui vont organiser la manière dont ils font, et parviennent à un fonctionnement collectif et solidaire au bénéfice de tous. Les travaux d’Ostrom ont également mis en évidence la dimension écologique des communs : les espaces naturels sont préservés sur une très longue durée lorsqu’ils sont envisagés comme un élément au service de la collectivité et des générations futures, et non comme une « ressource » qui peut être appropriée privativement et exploitée par son propriétaire.

Le terme anglo-saxon de « commoning » est apparu pour désigner l’ensemble des pratiques et la capacité humaine à l’auto-organisation et au partage collectif en vue d’assurer la satisfaction des besoins. Le potentiel révolutionnaire des communs est apparu en pleine lumière, et toute une série de travaux théoriques et d’initiatives pratiques se sont développées après Ostrom pour faire l’expérience concrète que les communs ne concernaient pas que des petites sociétés paysannes isolées, mais que l’ensemble des activités et des institutions sociales – des entreprises, des écoles, des hôpitaux, des théâtres, etc. – pouvaient être organisées comme des communs, afin de les libérer de la pression du marché ou de modes d’organisation bureaucratique : on parle de « communs économiques », de « communs sociaux », de « communs culturels », de « communs urbains », etc.

Les communs au cœur de la réorganisation de la production

De nombreuses intellectuelles femmes, comme Silvia Federici[1], ont vu le potentiel féministe des communs, parce que fonder toutes les activités sociales sur la co-participation, la co-décision et la co-responsabilité permet d’envisager de remodeler concrètement les rapports de genre en faisant en sorte que les hommes prennent leur part égale aux activités reproductives et de care, pour laisser réciproquement leur part égale aux femmes dans les activités « productives » et politiques.

Du point de vue économique, l’exigence minimale est de mettre en place un écosystème de communs productifs, car les tentatives isolées de communs nouant des liens ou des contrats avec des entreprises privées ou des agences publiques, seront nécessairement vacuolisées par le système capitaliste. Benoît Borrits a posé les bases d’une « économie des communs »[2] en expliquant comment ils pourraient être au cœur d’une réorganisation de la production : tout en rencontrant les thématiques de la coopération, de l’autogestion ou de l’économie sociale et solidaire, ils les dépassent en permettant non seulement d’envisager des formes de production coopératives, mais aussi un véritable système d’échange économique en commun par la socialisation des revenus et de l’investissement, au-delà de toute propriété, privée comme collective.

L’«institution du commun»: un horizon révolutionnaire

Comme l’ont montré Pierre Dardot et Christian Laval[3], les communs sont sous-tendus par un principe politique démocratique – le concept de « commun » au singulier – fondé sur l’autogouvernement contre le principe hiérarchique de la souveraineté, et sur le droit d’usage contre la propriété en général.

Un principe politique du commun qui rentre en conflit avec la logique marchande du privé comme avec la logique du public au sens bureaucratico-étatique du terme. Dans un contexte où l’État, qui revendique le monopole du bien public, a cependant fait la preuve qu’il avait toute latitude pour le défigurer en manipulant l’intérêt général au profit du privé, la mise en place de communs montre que c’est la société et non l’État qui porte la réalisation de l’égalité et du bien de tous. L’« institution du commun » devient un horizon révolutionnaire qui propose une nouvelle version du communisme, non plus fondé sur l’effondrement du système capitaliste ni sur les seules luttes du monde du travail, mais sur la capacité humaine universelle à instituer l’autogouvernement et le partage.

La reconnaissance d’une sphère publique non-étatique portée par des citoyens

Une « Cité en commun » serait d’abord une commune qui viserait l’institution des communs. Comme l’a observé David Hamou à Barcelone[4], l’équipe municipale d’Ada Colau a encouragé les communs urbains, notamment en décidant la cession d’usage, pour cinquante ans, au centre social autogéré Can Batllo d’un territoire appartenant à la ville[5], sous la nouvelle figure juridique du « patrimoine citoyen ». Cette cession d’usage a ainsi donné les moyens de la gestion en commun d’espaces et de services publics confiés à des habitants investis qui ne sont pas des fonctionnaires et qui sont libres d’instituer leurs propres règles de fonctionnement. C’est la reconnaissance d’une sphère publique non-étatique, portée par des citoyens.

La nouvelle équipe municipale a aussi remunicipalisé le service de l’eau et décidé de destiner 30 % des nouvelles constructions de logements à des logements sociaux. La plateforme citoyenne « Barcelone en commun »[6] se revendique d’un « néo-municipalisme » dont l’objectif est d’impliquer au maximum les citoyens dans la gestion de la politique locale : des assemblées de quartier ont voté le programme, les électeurs ont été convoqués pour des référendums locaux, les élus ont expliqué leurs projets au cours d’ « assemblées ouvertes », des outils de décision numériques ont été mis en place pour développer la démocratie participative.

Beaucoup de « listes citoyennes » s’inspirent de ce modèle néo-municipaliste pour les prochaines municipales en France, parce que c’est nouveau dans notre pays. Or, non seulement ce municipalisme sera parfois instrumentalisé – comme pour le « commun » – par certains partis pour faire de la vieille politique, avec simplement l’affichage de la présence de « citoyens » sur les listes, mais ce modèle a également ses limites. Sur une trentaine de listes municipalistes qui avaient remporté les élections municipales de 2015 en Espagne, seules les plateformes de de Cadix, Valence et Barcelone, se sont maintenues aux dernières élections de 2019. Surtout, la mise en place de mécanismes participatifs n’a pas permis de remettre en cause la coupure entre élus et administrés sur laquelle repose la souveraineté municipale.

Pour un communalisme mondial

Devant cette limite, la voie du « communalisme »  a été choisie pour les prochaines municipales par d’anciens Gilets jaunes réunis dans le processus d’« assemblées des assemblées » commencé début 2019 à Commercy. Appelé également « municipalisme libertaire », le « communalisme » a été théorisé par Murray Bookchin[7], l’un des fondateurs du mouvement écologique aux États-Unis, ancien ouvrier et syndicaliste complètement autodidacte qui est devenu enseignant sur le tard, et dont les thèses sont aujourd’hui discutées partout dans le monde.

Ce communalisme est révolutionnaire, anticapitaliste, anti-étatique, anti-hiérarchique, écologique et féministe : il consiste à créer un mouvement de communes confédérées pour en faire des « contre-institutions » face à l’État-nation et substituer à celui-ci une confédération de communes. La participation de « listes citoyennes » aux élections municipales se comprend pour Bookchin à l’intérieur de cette stratégie plus large. La politique municipale consiste à mettre sur pied – en lieu et place des institutions municipales existantes qui sont subordonnées à l’État – des assemblées populaires donnant un pouvoir direct de décision aux citoyens et non à des professionnels élus. Seule l’administration des décisions politiques adoptées par ces assemblées communales serait confiée à des conseils confédéraux, des commissions ou des collectifs d’individus qualifiés qui exécuteraient le mandat populaire sous contrôle public et en rendant des comptes aux assemblées.

Quelle organisation de la «Cité en commun»?

Pour Bookchin, l’économie doit être entièrement municipalisée[8] et relocalisée. L’autosuffisance, même relative, doit être recherchée en particulier en faisant correspondre les circuits économiques d’alimentation de la ville – ou de plusieurs villes, suivant les liaisons confédérales – à la campagne environnante, ce que désigne le concept de « bio-région ». Une « Cité en commun » serait ainsi une cité qui réussirait à mettre en commun la ville et la campagne par des échanges nourris.

Ainsi, la « Cité en commun » serait à la fois un monde de communes confédérées organisées sur la base de la démocratie directe et une ville organisée autour des communs. La commune est la base territoriale à l’intérieur de laquelle l’indispensable liaison des communs entre eux pourrait être organisée. Cela pourrait se faire en instituant un droit d’accès aux communs de la commune sur la base du droit de contribuer à un commun. Par exemple, la contribution au commun de l’alimentation ouvre des droits d’usages sur les communs de la santé, de la culture ou de l’éducation dans la commune. C’est le niveau des rapports inter-communs. Ensuite, au niveau du rapport entre les communs et la commune, on pourrait mettre en place un système d’assemblée bicamérale entre l’assemblée populaire communale et une assemblée des communs. Pour chaque décision économique sectorisée, il y aurait une parité de droit de votes entre l’assemblée communale (qui va naturellement défendre l’intérêt des habitants usagers de la commune) et les producteurs de tel ou tel commun. Ce serait une manière de faire en sorte que les communs ne soient pas subordonnés à la commune – et restent par conséquent des communs au sens du pouvoir d’auto-définir leurs propres modes de fonctionnement – tout en s’assurant qu’ils soient bien des communs au sens de favoriser le bien de tous et non de leurs seuls membres.

Bien entendu, un tel désir des habitants et des citoyens pour reprendre le pouvoir politique confisqué par l’État ne peut qu’être le résultat d’un mouvement social et conscient d’envergure de lutte contre la domination. Mais n’est-ce pas à cela que nous commençons à assister avec les luttes populaires massives, les luttes écologiques et féministes partout dans le monde ?

[1] Silvia Federici, Le capitalisme patriarcal, éd. La fabrique, 2019.

[2] Benoît Borrits, Au-delà de la propriété. Pour une économie des communs, La découverte, 2018.

[3] Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, La découverte, 2014.

[4] David Hamou, « Municipalisme du commun », in Christian Laval, Pierre Sauvêtre, Ferhat Taylan (dir.), L’alternative du commun, Hermann éditeurs, 2019.

[5] Cet espace avait été squatté à partir de 2011 pour y mettre en place un centre social autogéré répondant aux besoins des habitants du quartier la Bordeta.

[6] La plateforme citoyenne « Barcelone en commun » était initialement composée en 2015 d’acteurs des mouvements sociaux et de partis politiques de la gauche radicale catalane qui ont « conflué » dans la plateforme (au sens où ils se sont intégrés à la plateforme en renonçant à leur étiquette partisane),

[7] Murray Bookchin, Social Ecology and Communalism (avec Eirik Eiglad), AK press, 2007.

[8] Il est en effet nécessaire de dépasser le « capitalisme collectif » qui a caractérisé les expériences socialistes autogestionnaires du passé, où des entreprises étaient bel et bien gérées collectivement par les travailleurs, mais n’en continuaient pas moins à entretenir des relations de concurrence marchande entre elles, reconduisant le conflit entre différents intérêts particuliers, fussent-ils ceux des collectifs de travailleurs..

Pour citer cet article

Pierre Sauvêtre, « Que serait la “Cité en commun” ? Communs, communalisme et anticapitalisme », Silomag, n° 10, déc. 2019. URL : https://silogora.org/que-serait-la-cite-en-commun/

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