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Le commun au cœur d’une vision renouvelée de la révolution

Le commun au cœur d’une vision renouvelée de la révolutionTemps de lecture : 9 minutes

La démarche du commun peut être riche de potentialités transformatrices pour répondre aux défis majeurs de notre temps. Pertinente sur de multiples terrains d’initiative, de mobilisation et de créativité, elle renforce dans et par l’action concrète une vision plus large de la révolution comme processus. Elle est avant tout fondée sur un « agir commun » renouvelant l’intervention démocratique.

Depuis quelques années, la thématique des communs est de plus en plus présente dans les travaux universitaires, dans la production intellectuelle et dans le débat public. Elle fait l’objet de multiples colloques, séminaires, rencontres et ouvrages qui suscitent un vif intérêt. Mais ce qui lui confère le plus de portée est qu’elle sous-tend des milliers d’initiatives innovantes et de mobilisations en France comme à travers le monde. Dans la diversité des conceptions à l’œuvre, elle se présente partout comme une alternative à la doxa néolibérale, à la dictature de l’homo-oeconomicus, au modèle de l’individualisme triomphant qui marquent tant nos sociétés.

La révolution des communs comme processus

Le champ de ces innovations et de ces mobilisations est immense. Il s’étend du micro local au mondial : de la création et de la gestion de potagers urbains partagés aux biens communs de l’humanité en passant par des conceptions et des pratiques du numérique fondées sur la gratuité, le partage et la coopération ou encore par la gestion d’espaces naturels à préserver.

Si l’on veut concevoir la démarche des communs dans toute sa dimension transformatrice, deux éléments au moins la caractérisent. Le premier est l’institution, pour une population donnée, d’un droit d’usage partagé qui peut concerner des biens, des services, voire des activités. Le second est une gestion de ces derniers par les intéressés eux-mêmes. Cette gestion est fondée sur des règles et des modalités démocratiques et participatives. Les populations concernées peuvent autant être des groupes limités (ex d’un groupe local d’échange de services) que l’humanité toute entière. En effet, les équilibres climatiques ou la forêt amazonienne font l’objet de mobilisations mondiales visant à les considérer comme des biens communs de l’humanité.

La thématique des communs ouvre des perspectives considérables si l’on veut la penser et agir en termes d’alternative et si l’on veut comprendre sa portée révolutionnaire potentielle. Elle permet, en effet, de dépasser le face à face sclérosant entre, d’une part, la glorification du marché et de la propriété capitaliste et, d’autre part, l’étatisme qui a dominé la pensée et l’action des forces de transformation sociale depuis un siècle. Ce dépassement ne se limite pas à l’idée d’une « troisième voie » pusillanime tendant à faire cohabiter la logique prédatrice du capital avec une logique plus sociale et plus collective qui en atténuerait les effets. Il porte une logique radicalement différente visant à faire prévaloir le droit d’usage partagé sur la propriété dans une multitude de domaines où la coopération, l’entraide et la solidarité sont plus pertinentes que l’appropriation privative et le chacun pour soi. Ce droit d’usage partagé récuse ce que le droit romain (repris par notre droit) qualifiait d’« abusus », c’est-à-dire le droit de vendre, de céder, de démanteler ou de détruire une propriété. À l’inverse, il repose sur l’existence de biens ou de services inappropriables. L’on comprend en quoi cette démarche des communs peut s’appliquer à de vastes secteurs mais aussi révolutionner l’ordre existant.

Ce dépassement ne se présente pas non plus comme un « tout ou rien » conçu dans une logique « projet contre projet » Il se réalise par un processus de construction articulant toutes les dimensions de la démocratie incluant notamment ses dimensions participative et d’intervention directe. Il articule aussi les différentes temporalités du combat transformateur. Il permet tout à la fois :

  • de créer et de faire vivre des communs qui changent immédiatement la vie quotidienne grâce à des associations, des initiatives liées à l’économie sociale et solidaire, des coopératives, des réseaux sociaux voire des législations progressistes porteuses d’avancées (ex de la sécurité sociale ou encore de la légalisation de l’IVG) ;
  • mais aussi de mener des combats de plus longue haleine pour sauver et prendre en charge autrement les services publics, aborder en termes renouvelés l’instauration de pouvoirs nouveaux pour les travailleurs en contestant radicalement la conception de l’entreprise réduite à la société d’actionnaires, faire avancer une vision de la ville et de l’urbanisme inséparable de la participation active des populations ou encore ouvrir de nouveaux horizons de rencontres pour une appropriation populaire de la culture.

Ce faisant, cette perspective de dépassement rend plus intelligibles bien des luttes s’opposant aux mesures de régressions impulsées par le néolibéralisme au pouvoir. Enrichies par la démarche du commun, ces luttes ne visent pas à sauvegarder le statu quo. Elles ne peuvent être perçues comme des luttes conservatrices. Elles visent à porter ici et maintenant une autre évolution de la société fondée sur d’autres objectifs et d’autres logiques.

En résumé, la démarche du commun renforce dans et par l’action concrète une vision plus large de la révolution comme processus articulant ce qui change la vie dans le quotidien, les avancées constituant des ruptures (législations ou encore conquêtes sociales ou sociétales) et des moments paroxystiques accélérant l’histoire. Dans toutes ces dimensions, l’intervention populaire est incontournable pour que le mouvement général bénéficie au plus grand nombre ; ce qui est l’inverse de la logique capitaliste.

Des débats au cœur de la démarche

Les considérations qui précèdent s’appliquent à la conception la plus ambitieuse et la plus inclusive des communs. Il serait cependant erroné de penser que cette conception est unanimement partagée par les artisans et les partisans de cette démarche. Cette dernière est traversée – et ce n’est pas surprenant – par des débats de nature politique indexés sur l’ampleur de son champ de pertinence et sur son inscription (ou non ou à quel niveau) dans un processus de dépassement du capitalisme.

Certaines approches très présentes – et depuis longtemps – dans le mouvement altermondialiste centrent la bataille sur la question des « biens communs de l’humanité ». L’eau, l’oxygène, le climat, les semences, mais aussi la libre diffusion de l’information, des connaissances et du savoir sont le plus souvent cités dans la liste de ces biens fondamentaux pour le devenir de la planète et des êtres humains. Plus largement, cette approche sous-tend des batailles de grande portée comme l’opposition au brevetage du vivant, la lutte contre l’appropriation de ressources naturelles ou encore la protection de zones fragiles. En cherchant à empêcher l’appropriation privée et l’exploitation à des fins de profit de ces biens essentiels, ces batailles sont, à l’évidence, partie intégrante du combat transformateur. En même temps, les ambitions de la démarche du commun doivent aller plus loin et concerner un champ plus vaste encore.

Les analyses et propositions riches et fécondes d’Elinor Ostrom, sont essentiellement tournées vers l’étude des phénomènes d’auto-organisation visant à gérer les communs[1]. Cette étude lui a permis de s’inscrire en faux contre la thèse de l’écologue Garrett Hardin qui soutenait que la gestion des communs ne pouvait déboucher que sur leur surexploitation et leur épuisement et en recommandait donc leur privatisation[2]. Les multiples initiatives et expérimentations que cette pionnière de la renaissance des communs a inspirées participent des transformations en cours dans la société. Mais force est de constater que, pour l’essentiel, ils ne s’inscrivent pas dans une démarche plus large de dépassement du capitalisme.

Il en va de même de la myriade de novations du quotidien conçues et mises en œuvre par des associations ou des structures de l’économie sociale et solidaire (ESS). Elles jouent un rôle important dans les transformations en cours. Cependant, certaines continuent de penser que leur action pourrait changer les choses grâce à une posture d’« évitement » de la domination du capital. Faire son propre bonheur au moyen de communs conçus comme des « niches » à l’écart des logiques dominantes peut apparaître séduisant. C’est pourtant illusoire comme le démontrent les batailles souvent rudes que doivent conduire bien des acteurs de l’ESS pour leur indépendance et/ou pour leur survie.

Des terrains de portée novatrice

Tout en approfondissant ces débats, l’investissement du mouvement transformateur sur le champ des communs devrait lui permettre d’intervenir sur des terrains de portée novatrice, indispensables à son adéquation avec les mutations de la société. L’exemple des communs numériques, celui des services publics ou encore celui de la conception de l’entreprise peuvent illustrer cette réalité.

De Wikipédia à la multiplication des tiers lieux créatifs dont celui des fabs labs, d’innombrables projets collaboratifs et coopératifs se développent dans tous les domaines du numérique. Ils ont démultiplié de manière exponentielle les nécessités et les possibilités de partage et de communication entre les humains. Si l’on veut développer ces potentialités, l’avancée du numérique ne doit pas être enserrée dans le carcan de l’appropriation pour le profit qui est consubstantielle au capitalisme et que matérialise la domination écrasante des Gafa[3] ou des plateformes d’ultramarchandisation que constituent certaines « licornes »[4] très prisées par les marchés financiers.

Même si certains auteurs considèrent que les services publics doivent être exclus du périmètre des communs[5], leur activité concerne pour l’essentiel des domaines dans lesquels l’égal accès des populations doit être garanti et qui doivent être gérés, avant tout, avec l’objectif de répondre aux besoins. Les services publics correspondent pleinement aux critères justifiant la prééminence absolue du droit d’usage partagé et le rejet de tout « abusus » les concernant. Évidemment, cela conduit à ne pas rester enfermés dans les conceptions étatistes et technocratiques qui président aujourd’hui à leur gestion. Il est probablement nécessaire d’imaginer un nouveau type d’entreprises ou d’institutions gestionnaires de ces services conçus en tant que communs. Cela impliquerait notamment de conférer aux usagers des pouvoirs de participation et d’intervention inédits ainsi qu’aux personnels et aux élus à tous les niveaux. En tout état de cause, le débat sur les services publics impose une réflexion de fond sur la place de l’État dans le processus de dépassement comme dans la société post capitaliste.

Nous avons mentionné plus haut que l’entreprise ne peut être réduite au seul capital. Elle est pour une part essentielle constituée par des interactions sociales : des savoirs, des qualifications, des collectifs, des organisations, des relations avec des fournisseurs, des sous-traitants et des clients, une insertion dans des territoires et des écosystèmes. Ce sont des communs ! Ils relèvent d’une gestion en commun qui implique des pouvoirs nouveaux et effectifs pour ces différents acteurs et notamment pour les salariés.

Le Commun est d’abord un «agir commun»

Comme nous pouvons le constater, la montée en pouvoir des acteurs est centrale dans tous les aspects de la démarche. Cela montre que le développement des communs ne tient pas seulement à leur nature, mais surtout au fait qu’ils sont gérés en commun par les intéressés eux-mêmes. Pour l’essentiel, c’est la pratique collective qui crée le Commun. Celui-ci n’est pas tant un objet qu’une démarche. En résonance avec la thèse de Dardot et Laval[6], on peut souligner que le Commun est avant tout un « agir commun ». Il implique de déterminer en commun les objectifs que l’on veut poursuivre, de concevoir en commun les moyens de les atteindre et les règles pour organiser sa gestion. Il s’agit de décider réellement en commun pour agir et instituer effectivement en commun.

Ainsi, le commun comme démarche et les communs comme objets ou activités auxquels la démarche s’applique peuvent être riches de potentialités transformatrices. Ils peuvent apporter des réponses aux questions majeures posées à l’humanité avec la transformation du travail, les enjeux du numérique, la transition écologique ou encore les aspirations démocratiques pour assurer les conditions d’un progrès humain durable dans une perspective de dépassement du capitalisme. C’est dans ce sens qu’ils peuvent contribuer à un processus révolutionnaire de notre temps.

 

[1] Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs, pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Bruxelles, De Boeck, 2010, 301 p.

[2] Garrett Hardin, « The tragedy of the Commons », Science, vol. 162, 13 déc. 1968.

[3] Acronyme composé des géants les plus connus du Web : Google, Apple, Facebook, Amazon.

[4] Ce terme désigne les start-up de l’économie numérique qui, cotées ou non cotées, atteignent une valorisation d’au moins un milliard de dollars.

[5] C’est en particulier le cas de Toni Negri et Michael Hardt. Se situant dans le champ de l’étatique, les services publics sont, pour eux, étrangers  par nature  à la démarche. Michael HardtAntonio Negri; Commonwealth, Paris, Gallimard, 2014, 624 p

[6] Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014. 593 p.

Pour citer cet article

Alain Obadia, « Le commun au cœur d’une vision renouvelée de la révolution », Silomag, n° 5, nov. 2017. URL : https://silogora.org/le-commun-au-coeur-dune-vision-renouvelee-de-la-revolution/

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