En rappelant que la complexité et l’intrication des dominations ont été analysées dès le 19e et le début du 20e siècle par les auteurs et autrices marxistes, communistes et socialistes, Florian Gulli interroge les apports réels de l’intersectionnalité dans la compréhension des rapports sociaux et leur transformation. Il critique la centralité de la « race » dans les travaux de Kimberlé Crenshaw, inventrice du concept, qui hiérarchise les luttes et les critères et met délibérément de côté la question des classes sociales. L’idéologie qu’elle promeut et l’action politique qui en découle se proposent de construire des coalitions fondées sur l’unité de la « race », une perspective qui limite le combat contre l’exploitation et la lutte contre le capitalisme.
La complexité prise en charge avant l’intersectionnalité
Ceux qui se réfèrent au concept y voient une notion autant qu’un projet politique[1]. Pourquoi une telle notion a-t-elle été forgée ? « Pour éviter les écueils d’une analyse qui catégorise les groupes selon un seul axe identitaire »[2]. Il s’agit de mettre un terme aux analyses réductrices. Sur ce point, on ne peut qu’être d’accord. Les sciences humaines n’ont en effet aucun intérêt à la simplification qui défigure le réel. Néanmoins, avait-on besoin d’un nouveau concept pour penser cela ?
La sociologie en France n’a pas attendu, semble-t-il, l’intersectionnalité pour se saisir de la complexité interne aux classes populaires. Il suffit de se reporter à la volumineuse bibliographie (32 pages) de l’ouvrage Sociologie des classes populaires contemporaines[3]paru en 2015 pour mesurer l’ampleur du travail accompli. Les classes populaires françaises ont été abondamment disséquées en mobilisant notamment les critères du genre ou de l’origine ethnique. La sociologie américaine n’est pas en reste, depuis Du Bois et Frazier. Ce dernier publie en 1955 La bourgeoisie noire[4]. Dès les années 1920, il participe à des ouvrages consacrés aux Afro-américains de différentes classes sociales.
Quant à la tradition théorico-militante, qui s’est intéressée aux dominations et aux rapports de pouvoir, elle n’a cessé de penser cette pluralité des dominations, seule manière de comprendre et de mobiliser une classe ouvrière structurellement divisée. Les exemples sont nombreux et bien connus. Marx consacre à « l’intersection classe/ genre » et « classe/ âge » de nombreuses pages dans le Capital. Le grand ouvrage n’oublie pas les esclaves noirs américains. Dès 1845, Engels analyse la situation des classes laborieuses en Angleterre. On y trouve des intersections à foison : âge/ classe, genre/ classe, nationalité-ethnie/ classe. Sans oublier son livre devenu classique : L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1883).
Dès la décennie 1850, l’expression « prolétariat juif » apparaît sous la plume de Moses Hess. S’en suivront à partir de la fin du XIXe siècle plusieurs ouvrages s’intéressant au destin du prolétariat juif dans tous les pays d’Europe.
En Russie, dans le sillage de la révolution russe, Alexandra Kollontaï s’adresse aux « femmes d’Orient », et dans les conférences de 1921 sur l’émancipation des femmes[5], elle oppose les femmes de la bourgeoisie et celle du prolétariat (classe et genre). S’agissant des femmes, Lénine, voilà 100 ans, parle déjà de « double exploitation »[6].
Le monde anglophone n’est pas en reste. C. L. R. James écrit Les Jacobins noirs, une histoire de la révolution haïtienne, en mettant en lumière le poids des classes et du racisme dans la dynamique des événements[7].
Dans les années 1930 et 1940, « les publications communistes utilisaient régulièrement les termes “triple fardeau” et “triple oppression” pour décrire le statut des femmes noires »[8]. Claudia Jones, membre du Parti communiste des États-Unis, envisage « les femmes noires – comme travailleuses, comme Noires et comme femmes »[9] dans un article paru en 1949, soit 50 ans avant les articles de Kimberlé Crenshaw. Héritier de ces premières formulations communistes, le Combahee River Collective pense à partir de 1974 la triple oppression, tout en s’inscrivant dans la tradition ouvrière (« We are socialists »). Il s’agit de proposer « une compréhension des rapports de classe »[10] qui n’oublie pas la position spécifique des femmes noires.
La politique intersectionnelle de Crenshaw comme « idéologie de l’unité raciale »
Mais alors, si savants et militants n’ont pas attendu la fin du XXe siècle pour penser la complexité, qu’est-ce qui pose problème avec l’intersectionnalité ? Le problème n’est peut-être pas tant la notion que le projet politique qui lui est souvent associé. Loin de se contenter de décrire des dominations et des mouvements sociaux, l’universitaire partisan de l’intersectionnalité, dans une parfaite confusion des genres, se met souvent à tenir un discours normatif imposant aux militants telle ou telle façon de s’organiser, valorisant certains engagements, en occultant d’autres, moins conformes à ses attentes.
Le problème est perçu par les partisans les plus lucides de l’intersectionnalité. Sirma Bilge par exemple pointe cet écueil : « je ne pense pas qu’il incombe aux universitaires de se prononcer sur quelle(s) base(s) les consciences de groupe émergeant des rapports de minorisation multiples devraient ou ne devraient pas s’organiser »[11]. De même, dans un chapitre de Qu’est-ce que intersectionnalité ? paru en 2021, Claudie Lesselier écrit : « La notion d’intersectionnalité peut être un nouvel outil […], à condition qu’elle ne serve pas de prétexte […] pour retomber dans les vieilles ornières consistant à établir une hiérarchie entre les oppressions et assigner les acteurs et actrices à des catégories ou des identités closes et figées »[12].
Et en effet, il suffit de jeter un œil sur les articles de K. Crenshaw, la juriste qui a inventé le mot « intersectionnalité », pour se rendre compte qu’ils ne proposent pas seulement de décrire des discriminations croisées, ni de dégager des pistes pour résoudre ce problème d’un point de vue juridique. L’objectif est, écrit l’auteure, de « nous organiser en tant que communautés de couleur »[13].
Il n’est pas question d’organiser les travailleurs en prenant en compte les divisions de couleur parmi eux, ainsi que le voulait par exemple le Combahee River Collective, qui affirmait ensemble articulation race/ classe/ genre et centralité du travail. Crenshaw, de son côté, veut organiser la « communauté noire ».
L’idée de « race » est donc absolument centrale : « L’intersectionnalité nous offre […] une base pour reconceptualiser la race comme une coalition entre hommes et femmes de couleur »[14]. Aux yeux de Crenshaw, l’intersectionnalité est un outil pour identifier les divisions internes à la communauté noire, pour démarginaliser certains de ses segments, notamment les femmes, mais aussi les homosexuels, afin que ces différents segments puissent se coaliser. En ce sens, l’intersectionnalité répondrait aux « besoins de la communauté noire ». La notion d’intersectionnalité, chez Crenshaw, est donc bien subordonnée à un projet politique « racial ». Si la notion semble insister sur la multiplicité des « axes identitaires », la politique intersectionnelle de Crenshaw fait le contraire : elle pense l’action politique, en dernière instance, selon un seul axe : la « race ». La question des femmes est importante, mais seulement dans la mesure où sa marginalisation compromet la construction de la « communauté de couleur ». En ce sens, il y a bien une hiérarchie des luttes et des critères, à rebours de ce que la notion semble dire de prime abord.
L’intersectionnalité, telle qu’elle est formulée par Crenshaw, appartient donc à ce que Asad Haider nomme les « idéologies de l’unité raciale »[15] ; l’originalité de Crenshaw résidant dans le fait de penser l’unité comme à construire plutôt que comme donnée.
Critique de la politique intersectionnelle de Crenshaw
La première critique porte sur l’idée même de « communauté noire ». En 1970, Bayard Rustin, l’un des principaux organisateurs du mouvement des droits civiques, écrivait : « Pour les Noirs qui estiment que la race est le critère fondamental, […] [les] disparités de revenus ou de statuts ne sont pas pertinentes »[16]. L’idée de « communauté raciale » ne peut être en effet maintenue qu’à ce prix politiquement très élevé : la dissimulation des divisions de classe, dissimulation qui sert toujours les intérêts des plus privilégiés qui peuvent alors se présenter comme des dominés, alors même qu’ils occupent des positions de pouvoir, dans le champ académique notamment.
Peut-on adresser ce reproche à Crenshaw ? Il suffit de considérer les titres de ses deux articles fondateurs. L’idée de classe en est absente. Celui de 1989 s’intitule : « Démarginaliser l’intersection race/sexe : critique féministe de la doctrine antidiscriminatoire, de la théorie féministe et des politiques antiracistes ». Le titre est explicite : il s’agit bien de l’intersection de « la race et du sexe ». Celui de 1991, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », ne fait pas plus référence à la classe. L’article est résumé ainsi : « Les discours féministes et antiracistes contemporains n’ont pas su repérer les points d’intersection du racisme et du patriarcat. Face à ces difficultés, cet article propose une approche originale : l’intersectionnalité ». L’article choisit délibérément « la focalisation sur les intersections de la race et du genre »[17]. Il est republié en 1995 dans un ouvrage collectif, Critical Race Theory. The Key Writings[18] dans une partie intitulée, sans surprise, « the intersection of race and gender ». Absence, une fois encore, de la classe. Il est par ailleurs remarquable que dans les deux articles de K. Crenshaw, le mot « capitalisme » ne soit pas prononcé, quand ceux de « racisme » et de « sexisme » sont mentionnés plusieurs dizaines de fois.
Mais Crenshaw va plus loin. « La race et le genre, écrit-elle, sont parmi les tout premiers facteurs responsables de cette distribution particulière des ressources sociales qui aboutit aux différences de classe »[19]. Crenshaw est on ne peut plus claire : « race » et genre engendrent les différences de classe. Ainsi, les textes fondateurs de l’intersectionnalité ne font pas que négliger la classe ; ils justifient théoriquement une hiérarchie des variables, au détriment de la classe.
La critique de Rustin n’a donc pas pris une ride. Crenshaw fait passer au second plan la question des inégalités de classes parmi les Afro-Américains pour maintenir l’idée de « communauté ». Ces inégalités sont pourtant criantes. Considérons les revenus : « la quasi-totalité de la richesse noire est détenue par les 10 % de ménages noirs les plus riches »[20]. Les intérêts matériels ne sont donc pas les mêmes parmi les Afro-Américains. Il est vraisemblable que les foyers les plus riches voient d’un mauvais œil l’idée de redistribution des richesses. Et ces inégalités de revenus impactent très lourdement la vie quotidienne. Ainsi, « les Afro-Américains n’ayant pas fait d’études post-secondaires ont 22 fois plus de chances de purger une peine de prison que ceux qui ont suivi des études supérieures, alors que le même écart est de 6 à 1 entre les Noirs et les Blancs dans leur ensemble »[21].
La deuxième critique découle de la première et concerne la stratégie politique. S’organiser en suivant l’axe Noir/ Blanc, permet-il de construire des majorités susceptibles de transformer les institutions ? Si tous les Blancs sont « privilégiés », s’ils sont tous des « dominants », s’ils sont racistes même lorsqu’ils se déclarent antiracistes (ce que prétend Robin DiAngelo[22]), alors il n’y a rien à attendre d’eux. Et pourtant, les intérêts communs existent dans les classes populaires par-delà la ligne de couleur : la question des salaires[23], celle des violences policières[24] ou encore celle de l’incarcération[25]. Dans chaque cas, les classes populaires noires partagent davantage avec les classes populaires banches qu’avec la bourgeoisie noire. Premier effet négatif de la sous-estimation de la classe : l’occultation des intérêts matériels communs des travailleurs blancs et noirs.
Second effet négatif : la marginalisation des intérêts populaires dans la « communauté noire ». Asad Haider écrit : « En prétendant représenter une unique communauté raciale aux intérêts unifiés, cette classe [l’élite intellectuelle] réduit au silence les revendications des travailleurs noirs dont les intérêts sont en réalité différents des leurs »[26].
Ce (trop) rapide parcours permet de reposer les termes du problème. Il n’y a pas, d’un côté, la pensée de la complexité et de l’autre les intellectuels du passé qui l’auraient manquée. Ce schéma est caricatural.
Il y a plutôt deux grandes manières de penser la pluralité des dominations. Crenshaw et beaucoup de partisans de la politique intersectionnelle pensent le multiple pour organiser la « communauté raciale », en négligeant de façon récurrente l’inégalité de classe parce qu’elle mine l’idée d’unité raciale (la bourgeoisie noire et le sous-prolétariat noir du ghetto ne vivent pas sur la même planète). La tradition marxiste – C. L. R. James, Claudia Jones et le Combahee River Collective par exemple – pensent les oppressions multiples dans le but de construire une organisation de travailleurs, en ne négligeant les intérêts d’aucun secteur des classes populaires.
Pour aller plus loin :
- Florian Gulli, L’antiracisme trahi. Défense de l’universel, PUF, 2022.