La forte mobilisation de la société civile, un espace public considéré comme l’une des clefs de la transformation urbaine, le volontarisme politique, une gauche hégémonique et les relations public/privé ont dessiné le « modèle Barcelone ». S’il a conduit à une diminution des inégalités sociales et territoriales, le consensus autour de ce modèle semble s’effriter depuis le début des années 2000 avec un premier virage néolibéral de la ville, suivi de la crise financière et économique de 2008. Mariona Tomàs revient sur ces différents ingrédients et sur leurs évolutions. Entre permanences et ruptures, elle interroge la pertinence de parler encore de modèle barcelonais.
La transformation de Barcelone au cours du vingtième siècle a suivi une tendance comparable à d’autres villes européennes et espagnoles (Marshall, 2004 ; Tomàs et Martí-Costa, 2011), en ce qui concerne par exemple le processus de métropolisation. Elle s’est distinguée par sa capacité à maintenir un certain équilibre entre l’impératif de compétitivité internationale – être une ville attractive pour le tourisme et les milieux d’affaires – et celui de cohésion sociale, dans un contexte de profonds changements socio-économiques. Le modèle barcelonais de politique urbaine puise ses origines dans l’achèvement du franquisme, tout en renvoyant au temps plus long des cultures urbaines.
Le projet urbain du «modèle Barcelone»
L’agenda des années 1980 est profondément marqué par le rattrapage des retards considérables en matière d’infrastructure et d’équipements, sans pour autant que la ville bénéficie d’importants moyens publics pour y parvenir (Capel, 2005). Une forte mobilisation de la société civile et un espace public considéré comme l’une des clefs de la transformation urbaine marquent un projet urbain assez vite popularisé sous le nom de « modèle Barcelone » (Borja, 1995). Ce dernier s’appuie sur une coalition formée des partis de gauche, de militants parmi lesquels ceux qui, formés à l’urbanisme, deviendront les experts et figures du modèle, ainsi que des associations de quartiers et leurs leaders. Il se traduit par plusieurs politiques : acquisition foncière, redistribution sociale dans les équipements, constitution de nouvelles centralités urbaines (Busquets, 1994). Si les intérêts économiques et leur représentation, en partie liés au franquisme, sont dominés dans cette phase, la gauche catalane y scelle son hégémonie, longtemps incarnée par la figure du maire Pasqual Maragall (1982-1997) auquel succéderont, au sein du même Parti des socialistes de Catalunya (PSC), Joan Clos (1997-2006) et Jordi Hereu (2006-2011).
Cette coalition urbaine, assise sur une grande longévité politique, promeut un investissement tout terrain qui conduit à une réduction des inégalités territoriales (équipements, revenus des ménages) entre quartiers. Elle met en œuvre un modèle de ville compacte, étendue à une première couronne qui est constitué de grandes (plus de 100 000 habitants), moyennes (moins de 100 000 habitants) et petites villes (moins de 10 000).
C’est ce modèle, où la puissance publique cherche très tôt à enrôler les acteurs privés – mais dans un rapport de force initialement favorable à la première – qui s’établit et s’étend vers de nouvelles formes de leadership. Les Jeux olympiques sont l’occasion d’attirer des investissements extérieurs, de consolider les compromis avec les secteurs privés, mais aussi d’en établir avec d’autres niveaux administratifs, comme les communes de l’aire métropolitaine et l’État. Les ingrédients de base de ce modèle sont donc les suivants :
- la reconquête d’un pouvoir municipal et autonomique de type démocratique, où les socialistes sont hégémoniques dans le premier cas ;
- un mouvement social qui émerge sur les ruines du franquisme, et dont sont issus une partie des experts qui prennent les rênes du nouveau modèle urbain ;
- un secteur des affaires dont la légitimité politique est affaiblie, mais qui s’avère incontournable pour le développement métropolitain ;
- une stratégie d’internationalisation qui est pour partie médiatique, et pour partie justifiée par les contraintes politiques multi-niveau à l’égard de la Generalitat et de l’État.
Ces ingrédients vont cependant évoluer dans le temps. Les Jeux olympiques sont à la fois un aboutissement majeur, et en même temps le signe d’une évolution du modèle. Entre les ingrédients du rayonnement barcelonais et de sa compétitivité, d’une part, et la qualité de vie des résidents, d’autre part, cette période est celle d’une tension entre le global et le local. On y trouve de nombreuses tentatives pour alimenter le « modèle Barcelone » avec de nouvelles recettes, mais participant des mêmes philosophies : planification stratégique, rôle de l’événementiel, partenariat public-privé, planification urbaine, développement des politiques culturelles et essor d’une nouvelle forme de marketing urbain.
À l’aube du millénaire, le «modèle Barcelone» s’effrite
Depuis l’aube du nouveau millénaire, le consensus autour du « modèle Barcelone » s’est effrité, avec l’émergence de contre-discours dénonçant un virage néolibéral de la ville (UTE, 2004 ; Capel, 2005 ; Delgado, 2007 ; Degen et García, 2008). Si le « modèle Barcelone » fonctionne sur trois piliers (leadership politique, mobilisation civique, partenariat public-privé), on assiste à l’essoufflement des deux premiers. La participation électorale s’érode, les structures d’encadrement urbain traditionnelles (partis, associations socioculturelles, de quartier) déclinent, tandis qu’émergent des formes plus sporadiques de mobilisation, ou plus intégrées dans l’action concrète (coopératives alimentaires, banque de temps, mouvements anti-guerre, okupas, etc.). Du côté des pouvoirs publics, la stratégie assumée de globalisation, d’attractivité culturelle, technologique et néo-industrielle, conduit l’élite socialiste à assumer un approfondissement de l’enrôlement des acteurs privés, en leur accordant des facilités qui n’auraient pas été imaginées dans les périodes antérieures. Elle alimented’autant plus les critiques quant à la spéculation, à la perte d’âme du modèle barcelonais, que les discours de repositionnement stratégique (culture, connaissance, agenda durable mondial) se heurtent à des déconvenues en pratique.
La crise économique qui a débuté en 2008 a mis à l’épreuve la capacité barcelonaise à perpétuer, dans un nouveau contexte, la singularité d’un modèle de transformation urbaine. À Barcelone, la crise économique s’accompagne d’un événement politique majeur : la fin de l’hégémonie socialiste, dont on a vu à quel point elle comptait dans le modèle barcelonais. En effet, les élections municipales de 2011 ont mis fin à une hégémonie socialiste ininterrompue depuis 1979 et ont consacré la victoire du parti conservateur Convergència i Unió (CiU) et du nouveau maire Xavier Trias. Sa victoire n’ayant pas été suffisamment ample, c’est un gouvernement minoritaire, qui a besoin de s’entendre avec l’opposition pour une grande partie de sa politique. Le nouveau gouvernement doit faire face aux effets de la crise économique et financière qui a commencé en 2008 et qui a entraîné des destructions massives d’emplois et une augmentation continue du chômage dans les secteurs liés à la construction et à l’industrie. Pourtant, Barcelone supporte moins mal les effets de la crise que d’autres municipalités métropolitaines grâce à deux phénomènes. D’une part, les finances municipales sont plutôt en bonne santé, notamment grâce à un niveau élevé de fiscalité, en particulier au cours de la dernière décennie. D’autre part, le modèle de développement économique est plus que jamais basé sur un système de production diversifié et orienté vers les marchés étrangers.
La cohésion sociale mise à mal par la crise de 2008
Cependant, l’un des plus grands défis de la ville de Barcelone reste, comme bien d’autres métropoles, la cohésion sociale. Après des années de réduction des inégalités entre les quartiers de la ville, 2008 marque l’inflexion de cette tendance. Selon le service barcelonais de statistiques, le revenu des districts qui sont au-dessus de la moyenne dans la ville a augmenté au cours des cinq dernières années, alors que ceux dont le revenu est plus faible que la moyenne a chuté, ce qui induit un écart grandissant entre riches et pauvres. Dans un contexte national de réduction des prestations sociales, le risque d’exclusion sociale est croissant. Les organismes caritatifs (la Croix-Rouge ou Caritas) et autres réseaux de solidarité, notamment familiaux, sont fortement sollicités. En dépit de l’alternance politique, les politiques sociales locales sont marquées par une certaine stabilité en volume, voire une légère croissance.
Comme nous l’avons vu, la ville de Barcelone a joué la carte de l’internationalisation et des événements majeurs comme stratégie de développement de la ville. En ce sens, la ville a un potentiel logistique concentré dans un petit espace bien situé avec un port, un aéroport, une zone franche, la Foire de Barcelona et le Marché central. La ville poursuit cette stratégie en continuant de promouvoir sa compétitivité économique à travers la culture, la connaissance, la créativité et l’innovation (par exemple, Barcelone a été consacrée capitale mondiale de la technologie mobile). Ce qui a changé est la façon de gérer la stratégie de développement économique, avec une présence encore accentuée du secteur privé, tant du point de vue organisationnel que de l’influence qu’il a dans la conception du modèle urbain (notamment avec la stratégie de la smart city et l’industrie du tourisme).
Du côté de la société civile, on voit se renforcer les nouvelles logiques de mobilisation, qui continuent d’être caractérisées par trois aspects : une activité plus intermittente ; une orientation plus revendicative et oppositionnelle que négociatrice et interlocutrice ; un certain sens de l’auto-organisation sociale, notamment sous les aspects coopératifs et de néo-troc. La Plataforma de Afectados por la Hipoteca (PAH) en est une bonne illustration. Il s’agit d’un mouvement social qui demande la réforme des règles hypothécaires et la fin des deshaucios (expulsions) : en Espagne, quand l’on ne peut pas rembourser un prêt bancaire, on doit quitter le logement. Celui-ci devient propriété de la banque, et la dette demeure. La PAH a enrôlé des gens qui ne se mobilisaient pas ou plus : personnes âgées, immigrants. Elle a créé un collectif qui est parvenu à empêcher plusieurs expulsions et a négocié des solutions avec les banques pour les victimes, en jouant sur la mobilisation sociale et l’expertise juridique. L’origine du mouvement se situe à Barcelone sous le leadership d’Ada Colau et s’étend dans la plupart des villes espagnoles. Cette plateforme s’appuie aussi sur le mécontentement quant aux effets négatifs du « tout-tourisme » : prolifération des appartements touristiques illégaux, hausse des prix des appartements, « invasion » des touristes dans certains quartiers, aménagements en leur faveur, etc.
Le besoin de régénération démocratique
La victoire aux élections municipales du 24 mai 2015 est le fait d’un nouveau projet politique, Barcelona en Comú (BEC), dont Ada Colau prend la tête et est ensuite désignée maire de la ville. BEC se présente comme un espace de confluence d’une diversité de partis de gauche et des activistes et mouvements sociaux urbains. En réalité, Ada Colau provient du mouvement contre les expulsions (PAH) et n’a pas d’expérience politique ou institutionnelle antérieure. Elle gagne sans atteindre la majorité absolue : son équipe ne détient que 11 des 41 conseillers municipaux. Les objectifs de BEC sont centrés sur la lutte contre l’exclusion et les inégalités sociales, avec un intérêt particulier pour l’enjeu du logement qui se traduit par un investissement en logements sociaux. L’échelle privilégiée est celle du quartier, et les actions misent sur la proximité. Son discours souligne également le besoin d’une régénération démocratique basée sur deux piliers : la transparence gouvernementale et la participation citoyenne.
La victoire de Ada Colau a été mal reçue par les secteurs privés de la ville, et notamment le secteur touristique. En effet, le discours critique du BEC vis-à-vis des évènements internationaux tels le World Mobile Congress (WMC) ou de la construction de nouveaux hôtels de luxe dans la ville a provoqué la méfiance des grandes entreprises. En pratique, la mairesse a garanti la tenue du WMC jusqu’à 2018 et a conservé son soutien au Grand Prix de Formule 1 (même si son aide y a baissé de moitié). Au terme de trois ans de mandat, il est clair que les représentants de Barcelona en Comú mesurent la distance qui sépare la politique de conquête du pouvoir de la politique de gestion de ce même pouvoir. Les compromis auxquels cette distance conduit sont d’autant plus difficiles que la promesse initiale était celle de la rupture radicale.
Évolution du modèle et spécificité du profil barcelonais
Peut-on encore parler de « modèle Barcelone » ? Contre ceux qui estiment que le « modèle Barcelone » a vécu, il convient d’opposer la reproduction, sur la longue durée, d’interactions stratégiques et symboliques au sein d’un très vaste monde d’acteurs politiques et sociaux. C’est sans doute ce qui explique – au-delà de l’étroitesse de sa majorité relative – la défaite de la municipalité Trias, première et fugace expérience conservatrice dans ce long récit. Double défaite puisque la capacité à imposer une rupture a été durement mise à l’épreuve, la continuité vis-à-vis des politiques socialistes des années 2000 ayant été largement établie ; et ensuite parce que le jeu sur les symboles privatistes a moins produit de conversion électorale qu’il n’a alimenté la mobilisation en faveur d’un nouveau leadership de gauche. Au-delà de ce constat, il convient aussi de rappeler que, si le modèle évolue, le profil barcelonais (sur les politiques de logement, sur l’institutionnalisation des acteurs sociaux, sur les relations multi-niveau avec la Generalitat et l’État espagnol) demeure très spécifique vis-à-vis de ce que l’on peut observer à Valence, Bilbao, Séville ou, a fortiori, Madrid. La concurrente. Barcelone est la métropole des échanges de capitaux (politiques, économiques, institutionnels) entre pôles alliés/rivaux. Madrid est celle de l’accumulation de ces mêmes capitaux. Ce qui caractérise aussi la position de Barcelone, c’est son ouverture à des courants de politique urbaine (dans les secteurs des services, les modèles d’habitat, le logement social, etc.) plus caractéristiques des métropoles du nord de l’Europe. Ce qui distingue donc Barcelone au sein du concert espagnol, c’est ce qui la rapproche d’une identité métropolitaine européenne.
Mais contre les partisans d’un « modèle Barcelone » inentamé, il faut aussi constater de profonds changements dans chacun des domaines étudiés. Les mouvements sociaux se détachent de la dialectique de l’influence et de l’adhésion qui avait fait leur force pour faire prévaloir des formes de mobilisation plus intermittentes. Les forces politiques où dominait une gauche hégémonique capable de définir des pactes, souffrent d’une fragmentation et d’une désaffection électorale que ne compensent pas les nouvelles formes de participation. Les intérêts économiques, dont la cohésion a toujours été relative, mais dont l’identification à Barcelone passait pour originale, sont à la fois plus puissants mais moins dépendants du territoire. Tout cela transforme les échanges politiques qui étaient au principe du modèle barcelonais.
Bibliographie :
Jordi Borja, Barcelona : Un modelo de transformación urbana, Quito, PGU, 1995.
Joan Busquets, Barcelona, Madrid, Mapfre, 1994.
Horacio Capel, El modelo Barcelona : un examen crítico, Barcelona, Ediciones del Serbal, 2005.
Mónica Degen, Marisol García (eds.), La Metaciudad: Barcelona. Transformación de una metrópolis, Barcelona, Anthropos, 2008.
Manuel Delgado, La ciudad mentirosa: fraude y miseria del ‘modelo Barcelona’, Barcelona, Catarata, 2007.
Mariela Iglesias, Marc Martí-Costa, Joan Subirats, Mariona Tomàs « Barcelona », dans Mariela Iglesias, Marc Martí–Costa, Joan Subirats, Mariona Tomàs (dir.), Políticas urbanas en España. Grandes ciudades, actores y gobiernos locales, Barcelona, Icària, 2011, p. 45-74.
Unió Temporal d’Escribes (dir.), Barcelona marca registrada. Un model per desarmar, Barcelona, Virus, 2004.