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Le rôle de l’esclavage dans le développement des sociétés modernes

Le rôle de l’esclavage dans le développement des sociétés modernesTemps de lecture : 11 minutes

Paul Guillibert
Enseignant, doctorant en philosophie à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense travaillant sur les rapports entre histoire globale et critique du capitalisme.

« Il n’y a pas une brique de la ville de Bristol, qui n’ait été cimentée avec le sang d’un esclave » écrivait Eric Williams dans Capitalisme et esclavage en 1944. L’histoire du capitalisme a souvent été réduite à une histoire du développement du salariat dans les centres du capitalisme. Or, la mise en place dès le XVIe siècle d’un marché mondial invite à reconsidérer les autres formes d’exploitation qui ont non seulement préexisté au capitalisme mais qui l’ont également produit. L’esclavage, dont la traite négrière et les plantations furent deux phénomènes centraux, invite ainsi à repenser l’histoire du développement des sociétés modernes. Il est à la fois une des causes du développement de rapports de production capitalistes en Europe et à l’origine d’une hiérarchie mondiale des groupes sociaux fondée sur la race qui structure et traverse l’ensemble des sociétés modernes.

« On nous parle de mondialisation, alors que dans nos têtes on en est encore à la colonisation » Sniper, Pourquoi ?1

L’histoire du capitalisme est sans conteste celle du développement du salariat, c’est-à-dire de ce rapport social de production fondé sur la vente par le « travailleur libre » de sa force de travail comme marchandise. Ce rapport social a contribué à façonner les sociétés modernes en sur-déterminant les autres rapports sociaux et en les subordonnant ; en déterminant le profil de la lutte des classes dans les sociétés du centre. Pourtant, l’histoire du travail dans les sociétés modernes ne saurait se résumer au développement du rapport social de propriété typiquement capitaliste. Comme l’écrivait Eric Williams dans Capitalisme et esclavage en 1944 : « Il n’y a pas une brique de la ville de Bristol qui n’ait pas été cimenté avec le sang d’un esclave »2. Le développement des rapports sociaux capitalistes, à commencer par le salariat, a supposé la mise en place à l’échelle mondiale du travail forcé et de l’esclavage sans lequel le capitalisme industriel au XIXe siècle, dont la ville de Bristol a été l’un des centres importants, aurait été impossible.

Trois points seront rapidement esquissés ici. Premièrement, l’esclavage a été une condition du développement du capitalisme industriel. Il a donc, deuxièmement, joué un rôle central dans la formation des sociétés modernes, tant dans les « périphéries » que dans les « centres » du capitalisme. Il a ainsi, troisièmement, contribué à produire une hiérarchie raciale des groupes sociaux fondée sur la division internationale du travail. Le système impérial-colonial de l’esclavage est donc allé de pair avec le développement d’un racisme mondial dont les effets traversent la structure de toutes les sociétés modernes.

Une remarque liminaire est ici nécessaire : s’il est évident que des formes et des réseaux d’esclavage ont préexisté au développement de l’économie-monde capitaliste, la traite négrière, par laquelle les Européens fournissaient en main d’œuvre bon marché leurs plantations esclavagistes, a modifié l’échelle3 et la nature même de cet esclavage4. Ainsi Marx écrit-il : « Mais dès que des peuples dont la production se meut encore à l’intérieur de ces formes inférieures que sont le travail des esclaves, la corvée féodale, etc., sont attirés dans un marché mondial dominé par le mode de production capitaliste, qui fait de la vente de leurs produits à l’étranger l’intérêt prédominant, alors on voit, par-dessus les horreurs barbares de l’esclavage, du servage, etc. se greffer l’horreur civilisée du surtravail ». Dans la mesure où « il ne s’agissait plus de lui extorquer une certaine masse de produits utiles » mais d’une « production de la survaleur proprement dite », l’esclavage apparaît comme un système « calculateur et bien calculé »5. Lorsque le capital commercial se saisit de structures esclavagistes pré-existantes, il n’en modifie pas seulement l’ampleur mais également la nature. Réciproquement, le développement du capitalisme industriel en Europe, aurait été impossible sans l’esclavage capitaliste.

L’esclavage et le développement du capitalisme

La mise en place du mode de production capitaliste suppose, d’une part, des producteurs directs séparés de leurs moyens de production et de reproduction et, d’autre part, un capital suffisant pour fournir à ces travailleurs des moyens de production et de subsistance. Marx avait déjà noté le rôle décisif de celui-ci dans le chapitre du Capital consacré à la « prétendue accumulation initiale » : « Les colonies assuraient aux manufactures en pleine croissance un débouché et une accumulation potentialisée par le monopole du marché. Le butin directement prélevé hors d’Europe par le pillage, la mise en esclavage, les crimes crapuleux, etc. refluait vers la mère patrie et, là, se transformait en capital »6. D’une part, l’esclavage a conduit à une augmentation du taux de profit en soumettant les plantations à la production de survaleur par leur intégration au marché mondial. Le taux de profit des plantations était en effet bien supérieur à celui de l’agriculture dans les centres capitalistes en raison du faible coût de la main d’œuvre esclave7.

Mais d’autre part, l’accès à des matières premières peu chères diminuait les coûts de production dans toutes les industries importantes et conduisit à une extraordinaire augmentation de la compétitivité des exportations britanniques8. L’essor considérable de l’industrie anglaise au XVIIIe siècle, vint notamment de la production textile qui occupait, en 1840, 75% des emplois industriels anglais. « À travers l’institution de la plantation esclavagiste dans les colonies, les capitalistes étaient en mesure de réduire considérablement le coût du capital constant sous la forme de matière première (contre-tendance à la baisse du taux de profit) »9. La production de biens de consommation tels le sucre, le café et le tabac dans les plantations a permis de réduire le coût de la force de travail en fournissant des calories à bon marché au prolétariat européen. L’amélioration de la santé des travailleurs du centre qui en résulta, combinée à l’importation des techniques de discipline et de contrôle forgées dans les plantations et sur les bateaux négriers, a ainsi conduit à une augmentation du taux d’exploitation et fut l’une des préconditions de la révolution industrielle10. « ‘L’atelier du monde’ a été construit sur les fondations de la plantation esclavagiste »11.

L’esclavage et la formation des sociétés modernes

L’esclavage capitaliste est inséparable de deux phénomènes historiques majeurs : la traite négrière et les plantations.

La traite négrière fut la réponse apportée par les entreprises esclavagistes au manque de main d’œuvre dans les plantations alors que les indigènes d’Amérique avaient été décimés et avaient organisé la résistance à la colonisation. La traite, dont on estime qu’elle a conduit à la déportation de plus de 40 millions d’Africains et au moins à 2 millions de morts, a profondément marqué les formations sociales impliquées en creusant un déficit irrattrapable de populations et en modifiant la structure même des États et des rapports sociaux qui y étaient liés12.

Si beaucoup d’historiens, marxistes notamment13, ont refusé de qualifier les plantations d’entreprises capitalistes, il revient à l’historien Jairus Banaji d’avoir défini le plus précisément la plantation comme une « entreprise capitaliste à caractère patriarcal et féodal produisant une plus-value absolue sur la base de l’esclavage et d’un monopole de la terre »14. Autrement dit, la plantation esclavagiste serait capitaliste en ce qu’elle vise le profit grâce à un investissement de capital et par l’intermédiaire du marché. Elle le serait également en ce qu’elle serait le premier lieu de concentration d’un prolétariat moderne. Comme l’écrit l’auteur caribéen C.L.R. James, « les esclaves travaillant et vivant ensemble par centaines dans des gigantesques fabriques de sucre (…) étaient plus proches du prolétariat moderne que n’importe quel autre groupe de travail existant à cette période »15. Mais, elle serait une forme hybride, ou complexe, de capitalisme dans la mesure où le travail n’y serait pas « libre », c’est-à-dire réalisé par des salariés. Il s’agit donc d’entreprises combinant des rapports sociaux, des techniques de production et des pratiques capitalistes et non capitalistes.

La traite négrière et l’économie des plantations ont ainsi profondément marqué les sociétés esclavagistes d’Amérique et des Caraïbes notamment, en produisant des complexes de processus et de relations socio-politiques, économiques et culturels que certains auteurs ont décrit par le concept de créolisation. Par créolisation, il faudrait entendre « tout ce qui ayant d’abord été introduit dans le Nouveau monde en provenance d’ailleurs, et qui réussit à se reproduire dans cette nouvelle configuration »16.

Traite et plantations marquèrent donc profondément les formations sociales où les plantations étaient situées mais également les sociétés du centre capitaliste en ce qu’elles furent l’un des laboratoires d’élaboration d’une hiérarchie raciale mondiale fondée sur la division du travail.

L’esclavage et l’idéologie raciale

Malgré sa continuité historique jusqu’à nos jours17, l’esclavage n’occupe certainement plus la place qu’il a pu occuper dans la division internationale du travail du XVe au XVIIIe siècle. En revanche, ses effets idéologiques sont inscrits dans la matérialité des rapports sociaux. Selon Eric Williams, « l’esclavage n’est pas né du racisme : plutôt, le racisme a été la conséquence de l’esclavage »18. Les plantations et l’esclavage ont été l’une des fabriques symboliques et matérielles des théories de la race. La construction du racisme, en tant que rapport de classe et en tant qu’idéologie ayant permis de légitimer les divisions et les dirigeants, n’a pas seulement été centrale dans la reproduction des économies coloniales en Amérique, aux Caraïbes et en Afrique19. Elle a marqué de son sceau l’ensemble des rapports sociaux mondiaux en instaurant une hiérarchie des groupes sociaux fondée sur leur place dans la division internationale du travail et justifiée par les théories de la race.

Ainsi l’historien noir américain W.E.B Du Bois considère que la « ligne de couleur » qui fracture la société nord américaine correspond à une réimportation sur le sol états-unien d’une division internationale du travail héritée de la colonisation, de la traite et de l’économie des plantations20. La ségrégation joue ainsi le rôle d’un dispositif qui reproduit des hiérarchies raciales produites par l’esclavage mais dont l’existence dans les rapports sociaux est devenue relativement autonome de son origine. Les travailleurs blancs des centres capitalistes obtiennent ainsi « un salaire psychologique et matériel »21 de la blancheur.

Le cas de la ségrégation états-unienne ne doit pas conduire à des illusions sur l’unicité des structures sociales racistes. L’esclavage et la colonisation ont autant permis l’émergence d’un capitalisme industriel qu’ils n’ont accompagné la mise en place du marché mondial22. En ce sens, il est impensable d’imaginer des sociétés qui ne soient pas marquées d’une manière ou d’une autre par cet héritage. Mais, l’on ne peut non plus réduire le racisme à sa seule généalogie dans l’histoire de l’esclavage et des plantations. Comme le remarque Étienne Balibar, dans Race, nation, classe23, il convient de prendre en compte la multiplicité des « formations sociales racistes » héritées et en permanente recomposition. Le racisme hérité de la colonisation (algérienne notamment dans le cas de la France), de l’esclavage et de l’antisémitisme par exemple se perpétuent et se recomposent dans des formations racistes nouvelles dont l’inflation islamophobe des sociétés européennes contemporaines est un effet.

Conclusion

Le rôle de l’esclavage dans le développement des sociétés modernes est donc multiple. Il a contribué à l’émergence du capitalisme industriel, à la transformation des rapports sociaux de production dans les sociétés esclavagistes et à l’émergence d’une hiérarchie mondiale des groupes sociaux fondée sur la race. Par sa persistance symbolique et matérielle, il invite à penser la manière dont le mode de production capitaliste s’accommode d’autres formes d’exploitations du travail ou d’autres rapports sociaux de production, et les transforme en les reproduisant. C’est seulement en étant attentif à cette « diversité des histoires du travail »24 que l’on peut prêter attention aux tendances et aux dynamiques du capitalisme contemporain.

Mots clés

esclavage, modernité, capitalisme, histoire, rapports de production, travail, race, racisme, traite négrière, plantation.


1« Sniper – Pourquoi – YouTube », [s. d.], <https://www.youtube.com/watch?v=IGzpMqfK-rQ>, consulté le 30 août 2016.

2, Eric Eustace Williams, Capitalism & slavery, Chapel Hill, Etats-Unis d’Amérique, University of North Carolina Press, 1944, p. 61.

3Pour un aperçu parlant on pourra consulter : « La traite négrière transatlantique résumée en une infographie de deux minutes », Slate.fr, [s. d.], <http://www.slate.fr/story/103551/esclavage-infographie>, consulté le, 30 août 2016.

4Pour un aperçu d’ensemble des différentes traites et une histoire globale de l’esclavage on pourra consulter Pétré-Olivier, Grenouilleau, Qu’est-ce que l’esclavage ?: une histoire globale, Paris, Gallimard, DL 2014, 2014.

5Marx, Karl, Le Capital. Livre I, Paris, PUF, 2009, p. 263.

6Ibid., p. 846.

7Robin, Blackburn, The making of New World slavery: from the Baroque to the Modern, 1492-1800, London, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, Etats-Unis d’Amérique, 1997, p.558 ; Alexander , Anievas, et Kerem, Nişancıoğlu, How the west came to rule: the geopolitical origins of capitalism, London, Pluto Press, 2015, p. 164.

8Anievas et Nişancıoğlu, How the west came to rule, ibid.

9Ibid.

10Ibid., p. 167 ; Marcus, Rediker, The slave ship: A human history, London, R, John Murray, 2008 ; Edward E., Baptist, The half has never been told: slavery and the making of American capitalism, New York, Basic books, 2014.

11Anievas et Nişancıoğlu, How the west came to rule., p. 168.

12Anievas, Alexander et Nişancıoğlu, Kerem, How the west came to rule: the geopolitical origins of capitalism, London, Pluto Press, 2015, p. 156.

13Parmi ces auteurs des théoriciens de première importance Preobrazhensky, The new economics, Oxford, Clarendon Press,1965 ; Lenine, Le développement du capitalisme en Russie, Paris, éd. sociales, Moscou, éd. Du Progrès, 1974 ; Kautsky, La question agraire, Paris, Maspero, 1970 ; Genovese, The World the slaveholders made, London, Allen Lane, 1970.

14Jairus, Banaji, Theory as history: essays on modes of production and exploitation, Leiden, Boston, Brill, 2010 ; pour une excellente mise au point voir l’entretien réalisé par Félix Boggio Éwanjé-Épée et Frédéric Monferrand, « Pour une nouvelle historiographie marxiste. Entretien avec Jairus Banaji – Période », [s. d.], <http://revueperiode.net/pour-une-nouvelle-historiographie-marxiste-entretien-avec-jairus-banaji/>, consulté le le , 30 août 2016.

15C. L. R., James, The Black Jacobins: Toussaint L’Ouverture and the San Domingo Revolution, New York, Vintage, 1989, pp. 85-86. Pour une excellente introduction à C.L.R. James en français voir Matthieu Renault, C.L.R. James, la vie révolutionnaire d’un « Platon noir », La découverte, Paris, 2015.

16Shilliam,  “The Atlantic as a Vector of Uneven and Combined Development”, Cambridge Review of International Affairs 22 (1), 2009, p.72

18Williams, Capitalism & slavery,p. 7.

19David R, Roediger et Elizabeth D., Esch, The Production of Difference: Race and the Management of Labor in U.S. History, Oxford University Press, 2012.

20 William Edward Burghardt, Du Bois, Black reconstruction: an essay toward a history of the part which black folk played in the attempt to reconstruct democracy in America, New York, Russel and Russel, 1935.

21Ibid.

22Étienne, Balibar et Immanuel Maurice, Wallerstein, Race, nation, classe: les identités ambiguës, Paris, la Découverte, DL 2007, 2007.

23Ibid.

24Sandro Mezzadra, « Combien d’histoires du travail ? Vers une théorie du capitalisme postcolonial – Période », [s. d.], <http://revueperiode.net/combien-dhistoires-du-travail-vers-une-theorie-du-capitalisme-postcolonial/>, consulté le le , 25 août 2016.

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