À l’encontre de ceux qui estiment que l’échec scolaire de masse est inéluctable, certaines forces politiques et syndicales refusent de renoncer à l’ambition d’une véritable démocratisation de l’accès au savoir. Après avoir identifié les facteurs qui contribuent à creuser les inégalités scolaires, reste à développer les principes d’une école égalitaire et à élaborer un projet scolaire d’ensemble, audacieux et cohérent. De la suppression de la mise en concurrence des élèves à la disparition de la différenciation des parcours scolaires en passant par la transmission d’une culture commune « polytechnique » jusqu’à 18 ans, la création d’un « lycée unique » ou encore la reprise en main par les enseignants de leur métier, Jean-Pierre Terrail nous présente ici les traits généraux des propositions du Groupe de recherche sur la démocratisation scolaire (GRDS) pour une « école commune ».
Les inégalités d’accès aux bons parcours scolaires sont importantes – 50 points d’écart séparent les chances d’un enfant de cadre et celles d’un enfant d’ouvrier d’obtenir un bac général (72 % vs 22 %) –, et stables depuis les années 1950/60. Si les politiques néolibérales mises en œuvre depuis quinze ans sous l’égide des « experts » internationaux ne risquent pas de réduire les écarts, ce ne sont pas elles qui les ont créées.
Toute entreprise aujourd’hui de démocratisation scolaire, dès lors, doit prendre ses distances non seulement avec les politiques néolibérales, mais aussi avec « l’école unique » elle-même, dont l’organisation générale remonte aux débuts de la 5ème République[1].
La position du problème
La mise en place de l’école unique a permis une extension considérable des scolarités dans tous les milieux sociaux. Ce bénéfice a pu masquer un temps la persistance des inégalités sociales.
Les années 2000 marquent à cet égard un tournant. D’un côté, il devient de plus en plus difficile de ne pas prendre acte de l’impuissance de l’école unique, discrimination positive (les ZEP) ou pas, mesures de lutte contre l’échec scolaire ou pas, à réduire les inégalités. De l’autre, l’échec scolaire de masse devient de moins en moins supportable. Parce que la demande de scolarisation dans l’enseignement supérieur est aujourd’hui le fait de neuf familles sur dix dans tous les milieux sociaux. Parce que cette attente sociale générale donne toute sa force à la mission républicaine de l’école : assurer une entrée réussie de tous les enfants dans la culture écrite. Parce que cette attente interpelle particulièrement les enseignants, qui ne peuvent trouver leur bonheur professionnel que dans la réussite des élèves. Au regard enfin de l’urgence historique d’une élévation massive de la formation instruite des futurs citoyens, auxquels seule une qualification élevée permettra de concevoir et d’assurer de nouveaux modes de développement économique, l’essor d’une production économe de produits et services de haute qualité, et d’imposer une vie sociale démocratique.
On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, qu’il soit devenu banal de parler d’une crise historique de notre système éducatif, et que l’école soit maintenant une grande question de société, qui se maintient sondage après sondage au tout premier rang des préoccupations de la population.
La loi Fillon de 2005 propose deux axes de réponse à cette situation. D’un côté, il s’agit d’encourager les poursuites d’études longues, de façon à passer d’un peu plus de 20 % à 50 % de jeunes formés au niveau licence. À l’autre pôle, il s’agit de répondre à la question : « que faire avec les élèves en difficulté ? » On évoque un recentrage sur les fondamentaux, pour rassurer les inquiétudes des familles ; et surtout on fixe un nouvel objectif pour ces élèves, celui de la formation de « compétences » dans le cadre d’un « socle commun de connaissances et de compétences », qui constituera le bagage d’employabilité de ceux qui s’en contenteront.
Un ensemble d’organisations politiques, syndicales, associatives, pédagogiques qui se situent dans l’opposition au pouvoir de droite ne s’en déclarent pas moins elles aussi en faveur du principe du socle commun. Pris en charge dès le début des années 2000 par la Ligue de l’enseignement, ce principe se retrouvera dans le programme du PS de 2011, et assumé ensuite par le ministère Peillon qui mettra en place une nouvelle version du socle, dit « de savoirs, de compétences, de culture ».
Si les protagonistes de la nébuleuse d’organisations qui gravitent autour du PS se sont alors ralliés à la logique du socle commun, c’est bien qu’ils partagent avec la droite une conviction essentielle : l’échec scolaire de masse est inéluctable, et il vaut mieux que ceux qui échouent sortent de l’école avec des « compétences » qui favoriseront leur accès à l’emploi.
Certaines forces syndicales (la FSU notamment) et politiques (à la gauche du PS) refusent cependant de renoncer à l’ambition d’une véritable démocratisation de l’accès aux savoirs. Elles opposent au processus d’éclatement de l’école unique engagé par la droite des principes et des objectifs qui, prônant la transmission à tous d’une culture commune de haut niveau en lieu et place d’une école à deux vitesses, ne peuvent manquer de recueillir l’assentiment des partisans d’une école égalitaire. Il reste toutefois à développer ces principes jusqu’à élaborer un projet scolaire d’ensemble, audacieux et cohérent.
Le GRDS a souhaité contribuer à cette élaboration en soumettant au débat ses propositions pour une « école commune », propositions qui s’intéressent à l’organisation du parcours des élèves, aux dispositifs et aux pratiques pédagogiques, à la formation des enseignants, et aux contenus d’enseignement. On évoque ici les traits généraux de l’école commune[2].
La démarche mise en œuvre
Les politiques actuelles du socle commun partent d’un constat, celui de l’échec réitéré de toute une partie des élèves, et ne cherchent pas à le comprendre, mais lui proposent une « solution » : puisqu’ils n’arrivent pas à apprendre, on va former des compétences.
Nous avons choisi une autre voie, en nous attachant à identifier ce qui fait aujourd’hui obstacle, dans les fonctionnements pratiques de l’école publique, à l’appropriation des savoirs de la culture écrite. Cette autre voie nous semble en effet la plus propre à assurer la plausibilité socio-historique d’un projet de démocratisation, en l’inscrivant dans le mouvement réel de notre système éducatif. Tout en échouant à réduire l’inégalité des chances, l’instauration de l’école unique a permis d’élargir considérablement l’accès aux savoirs élaborés : c’est cet élargissement, ce « déjà-là », qu’il s’agit aujourd’hui de poursuivre et d’intensifier, en prenant la mesure des contradictions nouvelles qu’il a fait surgir et des moyens de les dépasser.
L’échec scolaire affecte tous les milieux sociaux (28 % des enfants de cadres ne réussissent pas à décrocher un bac d’enseignement général), mais préférentiellement et prioritairement les milieux populaires (78 % des enfants d’ouvriers sont dans le même cas). Les recherches empiriques accumulées depuis un demi-siècle à l’échelle internationale montrent sans conteste possible que les difficultés d’apprentissage sont étroitement corrélées, quel que soit le milieu social, à l’insuffisance ou au défaut d’une aide familiale efficace.
La question cruciale à poser est donc celle-ci : pourquoi l’école ne parvient-elle pas à accueillir les enfants disposant d’un encadrement familial scolairement peu efficient – notamment ceux qui sont issus des classes populaires – en sorte de limiter, sinon en compensant complètement, l’impact des inégalités familiales et culturelles sur la réussite scolaire[3] ?
Résultats de la recherche
À cette question, les recherches accumulées depuis les années 1960 (notamment en France, États-Unis, Grande-Bretagne) apportent de sérieux éléments de réponse. Elles invitent à répartir les facteurs qui contribuent à creuser les inégalités scolaires en deux grands ensembles.
* Dans un premier type de cas, ces facteurs procèdent d’une distribution des ressources de l’institution scolaire qui, au lieu de contrecarrer le jeu des inégalités sociales et culturelles, vient les conforter. Ces ressources sont en effet affectées assez systématiquement au prorata de la puissance sociale de leurs bénéficiaires, qu’il s’agisse des dotations financières par élèves, de la qualité des bâtiments, de la diversité de l’offre scolaire ; de la distribution des enseignants, dont les plus diplômés et les plus expérimentés se retrouvent massivement dans les beaux quartiers ; de la gestion du parcours des élèves dans les établissements, dont les décisions (notation, redoublement, affectation aux classes et filières dévalorisées) s’opèrent préférentiellement, à valeur scolaire comparable, au détriment des enfants des classes populaires.
* La distribution des ressources intellectuelles de l’institution n’échappe pas davantage à cette logique inégalitaire. Face aux difficultés, réelles ou présumées, des élèves d’origine populaire, une minorité d’enseignants s’attache à maintenir une ambition forte, en concentrant l’effort pédagogique sur les points les plus difficiles, et donc les plus théoriques, quitte à y passer plus de temps. Une forte majorité toutefois estime inévitable de s’adapter « par le bas », en contournant les points délicats et les aspects jugés les plus abstraits et les plus théoriques de la matière. Au nom d’une pédagogie qui devrait être nécessairement différenciée, ils se résignent par avance à l’idée de ne pas traiter tout le programme, et substituent chaque fois que possible l’exemple à la démonstration, l’illustration à l’exposé des concepts.
Donner moins à ceux qui ont moins apparaît dans ces conditions comme la loi générale qui régule l’affectation des bienfaits scolaires, et l’existence de zones de discrimination positive n’y change quasiment rien. L’école unique révèle là sa vraie nature : celle d’une institution tout entière prise dans les logiques inégalitaires d’une société de classe.
C’est le principe de la mise en concurrence des élèves qui permet qu’il en aille ainsi. Les démocrates protestent aujourd’hui à juste titre à l’encontre de la mise en concurrence des établissements scolaires, mais sans mesurer toujours que cette dernière n’est jamais qu’une extension de la mise en concurrence des élèves eux-mêmes, à travers le dispositif d’évaluation, de classement, d’orientation qui régit le parcours de ces derniers. Par lui-même, ce dispositif ne peut aboutir qu’à proportionner les parcours au sein de l’institution à l’importance des ressources dont disposaient les intéressés au départ. Cette action quasi automatique de la concurrence est encore renforcée par l’action de l’institution scolaire qui vient augmenter les ressources de ceux qui étaient déjà les mieux pourvus.
L’école commune : apprendre sans concurrence
Les partisans de la démocratisation scolaire ne peuvent tirer de ces constats qu’une seule conclusion : si l’on veut en finir avec les inégalités sociales face à l’école, la première condition à réaliser est la suppression de la mise en concurrence des élèves, et la suppression donc du support essentiel de cette dernière, les notes et les classements.
Il a suffi de quelques générations depuis les années 1960 pour que l’idée qu’apprendre supposait d’être évalué, noté, classé, orienté, figure parmi les plus fortes évidences de notre monde naturel.
On oublie ainsi, ce qu’on a pourtant sous les yeux, que bien des apprentissages s’opèrent avec succès en impliquant soit une évaluation qui n’aboutit pas à un classement, du type de l’examen et non du concours (par exemple apprendre à conduire), soit pas d’évaluation spécifique (par exemple apprendre à marcher, à nager, à observer les codes de bonne conduite en société, etc.). Pourtant, ces apprentissages peuvent eux aussi requérir bien des investissements et beaucoup de ténacité. Le cas le plus frappant est certainement celui de la parole. Entrer dans le langage humain et se doter d’une capacité linguistique ordinaire est une entreprise extraordinairement complexe, de longue haleine, dont on ne voit pas ce qu’elle aurait de moins difficile que d’entrer dans la culture écrite. Elle s’opère pourtant sans concours, sans examen, et… sans échec !
La suppression de la concurrence scolaire impliquerait un ample bouleversement culturel de notre rapport à l’école, mais elle n’a elle-même besoin que d’une mesure précise et circonscrite : la suppression de la notation et de toute forme substitutive d’étalonnage de la valeur scolaire des élèves (lettres, etc.). Sans étalonnage, pas de comparaison possible des prestations des élèves, pas de classement, pas de mise en hiérarchie. Une école sans notes présente de multiples avantages. L’appropriation par les élèves des fondements de la culture écrite redevient sa mission première et exclusive. Ses enseignants n’ont plus d’autre responsabilité que de créer les conditions d’un apprentissage réussi. Et ils seront conviés à l’assumer avec d’autant plus d’insistance qu’il ne sera plus possible de contourner la résolution des difficultés d’apprentissage par l’attribution de « mauvaises notes ». Les élèves pour leur part, débarrassés de l’obsession pesante de la mauvaise note, et de ses conséquences (redoublement, orientation subie, etc.), pourront se consacrer à leurs apprentissages avec beaucoup moins de pression. Quant aux parents, l’expérience des écoles d’éducation nouvelle, qui ont de fait supprimé toute notation des élèves, est probante : ils s’intéressent certes toujours à ce qu’apprennent leurs enfants, mais sans plus se préoccuper de leur classement.
Le tronc commun
L’école commune est une école qui n’a pas l’ambition d’assurer l’égalité des chances, mais d’assurer l’entrée réussie de tous ses élèves dans la culture écrite. Loin de faire de l’acquisition des savoirs élaborés une question de « chance », elle met toutes ses ressources au service d’un objectif primordial : assurer à chacun, au long d’un parcours commun, l’acquisition d’une culture commune correspondant aux connaissances de l’époque et aux besoins du futur.
Il ne s’agit donc pas pour l’école commune de classer pour trier et éliminer, mais de conduire tout le monde en un point déterminé, aboutissement du tronc commun. La conviction de l’égalité des intelligences, de la disposition par chaque être parlant des capacités d’abstraction, de raisonnement logique, de réflexivité indispensables et suffisantes à une entrée normale dans la culture écrite, est au principe de la mise en place de ce tronc commun[4].
La différenciation des parcours au sein de l’actuelle école unique s’opère à travers le recours à différentes instances qui, pour être dites « de remédiation », n’en pénalisent pas moins les élèves et débouchent assez systématiquement sur l’orientation vers les voies courtes : redoublement, RASED[5], classes d’adaptation, classes de faible niveau, sections au programme allégé, SEGPA[6], etc. Parler de tronc commun implique la disparition de toutes ces instances.
Ce n’est évidemment pas parce qu’on aura supprimé le redoublement qu’on aura supprimé du même coup la difficulté d’apprentissage et l’inégale aisance avec laquelle les élèves parviendront à la surmonter. Aussi la mise en place d’un véritable tronc commun n’est-elle tout simplement pas concevable sans une amélioration massive de l’efficacité des dispositifs pédagogiques, à commencer par ceux de l’enseignement élémentaire[7]. Cette amélioration assurée, deux problèmes subsisteront : l’existence d’enfants souffrant de handicaps ou de traumatismes lourds, dont il faudra assurer la formation et l’épanouissement possibles dans les meilleures conditions spécialisées, mais dont la proportion ne dépasse pas deux à trois pour cent de chaque cohorte ; et le fait qu’en fonction de leur parcours intellectuel certains élèves auront plus de difficultés que d’autres à affronter tel ou tel type d’apprentissage. Les enseignants concernés devront pouvoir, dans ce dernier cas, disposer d’une aide extérieure, notamment celle d’enseignants surnuméraires, qui interviendront à leur demande, sous leur responsabilité, et sans que les élèves intéressés soient soustraits au déroulement normal de leur classe.
Les contenus du tronc commun
Quelle culture commune voulons-nous transmettre à l’ensemble des jeunes générations ? Que ses contenus soient l’objet de débats est inévitable : quelle que soit la durée du tronc commun, ses programmes seront nécessairement le résultat de choix, impliquant divergences et confrontations. Ils devront à la fois, en tout état de cause, permettre toutes les orientations spécialisées au terme du tronc commun ; et donner à chacun les moyens minimaux d’une pensée autonome et réflexive sur les domaines qui ne ressortiront pas de sa spécialisation. La culture qu’ils viseront à transmettre devra donc avoir une dimension plurielle, « polytechnique ». Certains domaines, aujourd’hui absents des programmes ou secondarisés, telles l’activité de travail et son organisation, ou la technologie, devront être sérieusement valorisés. Cette question des contenus d’enseignement a fait l’objet d’un riche séminaire du GRDS (organisé en partenariat avec la Fondation Gabriel Péri), dont on trouvera les actes dans la rubrique « Culture commune » de notre site.
Qui dit tronc commun ne dit pas uniformisation et standardisation du développement intellectuel et culturel de chacun ! Au long de leurs études, les élèves pourront développer plus particulièrement leurs savoirs et leurs savoir-faire dans tel ou tel domaine de prédilection, et l’institution scolaire leur en offrira la possibilité. Mais ces investissements spécialisés ne pourront s’opérer au détriment des matières du tronc commun : avant la fin du parcours commun, aucune spécialisation impliquant l’abandon de tel ou tel choix professionnel ultérieur ne devrait pouvoir être envisagée.
La durée du tronc commun
Dans le cadre d’une obligation scolaire portée à 18 ans, qui rallie aujourd’hui les suffrages des organisations progressistes, le GRDS propose que le tronc commun soit composé :
* d’une école enfantine qui accueille les élèves de deux ou trois ans jusqu’à six ans, qui soit dotée d’une véritable ambition intellectuelle, culturelle, artistique, mais en récusant toute entrée prématurée, et strictement inutile, dans le lire-écrire, quelle qu’en soit la forme ;
* d’une école première, conçue comme l’antichambre du secondaire, et dotée de modes de fonctionnement et de transmission des savoirs profondément repensés. Le GRDS propose en particulier que chaque classe ait deux maîtres, un maître littéraire et un maître scientifique, en sus des intervenants spécialisés ;
* d’une école secondaire accueillant les élèves de onze à dix-huit ans, et se concluant à 18 ans par un bac de culture générale et technologique.
L’une des objections les plus fréquemment soulevées par ces propositions concerne la suppression des actuelles filières du lycée. Le lecteur intéressé pourra se reporter à ce sujet au débat fourni qui s’est développé sur notre site autour de l’hypothèse d’un « lycée unique ». Le projet du GRDS repose sur la conviction qu’il est possible de réduire massivement l’échec dans les apprentissages élémentaires. Il prend en compte les conséquences qu’aurait une telle réduction dans le secondaire, qui limiterait drastiquement les comportements de rejet de l’école et les attitudes d’indifférence utilitariste à l’égard des savoirs (à quoi ça sert ?), qui donnent souvent à croire qu’on résoudra les problèmes de l’institution scolaire en « ouvrant l’école sur la vie ».
Une autre dimension du projet du GRDS rencontre aussi de l’incompréhension. On ne peut concevoir le lycée unique sans une amélioration massive de la transmission des savoirs élémentaires de la culture écrite. Mais réciproquement seule une forte affirmation du lycée unique comme destination normale de tout parcours scolaire créera les conditions de la transformation de l’enseignement élémentaire.
Les élèves en difficulté se verront aujourd’hui attribuer des notes médiocres, invités à redoubler, affectés à des classes de faible niveau, orientés vers les filières courtes. Ces multiples façons de gérer leur parcours scolaire représentent autant de possibilités, si ce n’est d’incitations, à renoncer à affronter la réalité des difficultés d’apprentissage. Le recours à ces « solutions » revient à résoudre un problème cognitif par des procédures de tri social.
À l’inverse, la suppression de tous ces traitements institutionnels de la difficulté intellectuelle, et l’affirmation conjointe que tous les élèves sont appelés à suivre une scolarité normale jusqu’à un bac de culture générale et technologique, reviennent à lancer un appel très fort aux enseignants pour qu’ils se mobilisent collectivement afin de reprendre la main sur leur métier, en remettant sur l’ouvrage des dispositifs pédagogiques aujourd’hui bien trop peu performants, avec la collaboration des chercheurs et des moyens matériels et financiers adéquats pour la formation continue et l’expérimentation. C’est du même coup une façon d’inviter les enseignants et les élèves à adopter deux règles déontologiques essentielles, consistant pour les premiers à ne pas accepter de ne pas se faire comprendre, et pour les seconds à ne pas accepter de ne pas comprendre.
La mobilisation des enseignants doit pouvoir s’appuyer, pour être la plus efficace possible, sur les apports d’une formation initiale et continue repensée en fonction des ambitions de l’école commune. Les propositions du GRDS concernant la formation des maîtres sont exposées dans le chapitre 4 de L’École commune (op. cité).
Et au-delà du tronc commun ? Le bac de culture commune donnera accès à toutes les filières de formation professionnelle et de spécialisation intellectuelle de l’enseignement supérieur. Il est clair que le remodelage de l’amont changera considérablement les conditions d’organisation de ce dernier. Mais tout, ici, reste à concevoir à nouveaux frais.
Comment l’école commune peut-elle advenir ?
La question de la dynamique politique susceptible d’impulser et de soutenir dans la durée une aussi vaste transformation du système éducatif est évidemment décisive. Cette dynamique ne peut être que le fait, naturellement, des forces qui y ont directement intérêt ; et plus précisément d’une conjonction de l’action de ces forces.
Il s’agit d’abord des catégories sociales dont les enfants subissent massivement aujourd’hui l’échec scolaire, au premier chef les ouvriers et les employés, nettement majoritaires dans le salariat. La position des cadres moyens et supérieurs est plus complexe, toujours tentés de tirer leur épingle du jeu de la concurrence scolaire, mais subissant en même temps eux aussi l’angoisse et l’échec scolaires (28 % des enfants de cadres supérieurs ne décrochent pas le bac général).
Il est de la responsabilité des organisations politiques qui se réclament des classes populaires de se doter d’une politique scolaire élaborée, pensée d’abord en référence aux intérêts de ces classes, sans se contenter de reprendre les revendications du syndicalisme enseignant, aussi légitimes fussent ces dernières : à chacun son rôle et sa fonction.
Ces organisations peuvent promouvoir les lignes directrices d’une grande politique pour l’école, elles peuvent agir pour sensibiliser la population autour de leur programme, elles peuvent engager le débat avec les agents de l’institution scolaire au plan national, dans les villes et les quartiers. Ce ne sont pas elles, cependant, qui peuvent mettre cette politique en œuvre dans les établissements et dans les salles de classe. Et l’on ne peut, de l’extérieur, sans retour d’expérience, édicter ce que doivent être les bonnes manières de conduire les apprentissages. Rien donc ne se fera sans la participation active des protagonistes de l’école, au premier chef des enseignants.
Ceux-ci partagent avec l’ensemble des actifs le goût du travail bien fait. Et bien faire son travail, pour un enseignant, c’est de permettre à tous ses élèves de surmonter les difficultés des apprentissages. En ce sens, on peut considérer, s’agissant d’entreprendre une réduction massive des inégalités et donc de l’échec scolaires, que la quête du bonheur professionnel peut constituer un puissant levier pour inciter les enseignants à s’engager dans la réforme, fût-ce au prix d’une remise en cause des façons établies de conduire les apprentissages.
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Groupe de recherches sur la démocratisation scolaire (GRDS).