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La Métropole Silencieuse

La Métropole SilencieuseTemps de lecture : 8 minutes

Dans les franges de la métropole, toujours perçues comme les frontières d’une ville qui en s’étendant perd de sa substance, règne une atmosphère différente des parties les plus constituées de la ville. Tellement différente qu’on doute à croire que c’est de ville qu’il s’agit. C’est pourtant dans ce territoire, situé variablement entre les centres historiques franciliens et son hinterland rural, que la métropole silencieuse se dessine. Gaétan Brunet et Antoine Espinasseau nous racontent comment la grande banlieue, qui allie les avantages de la ville et de la campagne, invente et réinvente en permanence sa propre manière d’exister.

La métropole s’est répandue partout. Elle n’est pas une valeur absolue, mais se mesure en degrés, en stades ; elle est une condition pointilliste. Elle est dès lors soumise à la subjectivité et à l’appréciation : le sentiment de métropole ou du moins d’en faire partie s’amplifie parfois tandis qu’il peut pratiquement disparaître par ailleurs. Le cœur de la grande ville bat à quelques distances de là et pourtant l’odeur de la rusticité nous entoure presque encore. Dans cet entre-deux déroutant, quelque chose est en train de voir le jour. Entre les nuées blanches que les avions laissent derrière eux dans le ciel et la mer ardoise dessinée par les toits à double pente des pavillons, une condition particulière de la métropole se détermine. Loin du centre historique parisien qui organise sa métropolisation avec les règles qu’il s’est depuis longtemps fixées – oscillant entre la digestion des mutations par les architectures permissives du Second Empire et des architectures plus contemporaines et définitivement plus visibles qui assurent son attractivité internationale –, la grande banlieue (Essonne, Seine et Marne, Val d’Oise, Yvelines, mais aussi certaines parties des départements de la première couronne) dessine ses propres modalités d’existence à l’ère de la métropolisation.

Le nouvel imaginaire métropolitain de la seconde couronne 

Si les territoires à la frontière de l’agglomération parisienne possèdent une condition métropolitaine difficile à déceler, leur existence est pourtant indiscutablement liée à ces phénomènes. C’est une forme de métropole beaucoup moins manifeste que l’idéalisation que nous pourrions nous en faire. Frissonnant d’une euphorie progressiste, l’idée de métropole nous provoque instinctivement des vagues d’images fantasmées : des tours au pied desquelles des passants se bousculeraient persuadés que leurs décisions pourraient en changeant leur quotidien influer sur le monde et la ville entière, des rues vibrantes et des commerces bondés surplombés par des architectures gigantesques dont les programmes variés transparaîtraient à peine derrière leurs façades neutres, des bâtiments sublimes qui se dresseraient pour contempler le spectacle de cette magnifique congestion affairée. Des images aux couleurs irréelles, d’un futur enthousiaste et utopique de moins en moins soutenable à l’ère de l’enchevêtrement des crises.

La forme que prend la métropole dans la grande banlieue en empêche toute lisibilité immédiate. La congestion et la composition qui ont défini la métropole à l’époque de son émergence comme figure urbaine autant que modèle économique ont ici fait place à la distance et à l’ajustement des mécanismes, a priori non-urbains, mis en œuvre dans les territoires périphériques de manière systématique et dissimulant leur valeur métropolitaine. Pourtant, la métropolisation n’oblige a priori aucune image, esthétique ou seuil de densité démographique. Cette condition renvoie à l’économie dans ses aspects les plus immatériels, plutôt qu’à la persistance de signes formels. Peuvent se revendiquer métropolitains des lieux orientés vers une forme de grandeur et d’expansion, en prise avec le caractère mondialisé de l’économie et abritant des fonctions internationalisées où des populations hautement qualifiées se sont installées. Dans la grande banlieue, les signes de cette appartenance sont discrets, mais pourtant sa puissance économique est aujourd’hui indiscutable.

Une métropole inédite «à la carte»: excellence économique et confort individuel 

La métropole silencieuse se manifeste par son ambiguïté. Comme toute forme métropolitaine, elle abrite des fonctions mondialisées (du monde vers un point) et mondialisantes (d’un point vers le monde). Elle est traversée par des flux d’informations et des entreprises compétitives s’y sont stratégiquement implantées. On compte plus de 85.000 emplois autour de Roissy CDG dans 700 entreprises réparties en 11 principaux secteurs d’activité. Cette masse discrète génère aujourd’hui plus de 10 % de la richesse de l’Ile de France (6 % pour l’aéroport uniquement). Des zones d’activités économiques longent les voies rapides du territoire francilien ; elles représentent une surface brute de 18.000 hectares et la plus grande partie du foncier disponible pour de nouveaux espaces de travail profitant d’environnements stratégiques, naturels et connectés aux axes de circulations de la métropole. Les plus grands centres commerciaux se partagent le territoire par de grandes zones de chalandise. Val d’Europe, jouxtant le grand cercle infrastructurel duquel émerge Disneyland, est le plus grand centre commercial d’Europe. Il arbore une esthétique d’un autre âge, des façades intérieures qui contrefont les galeries parisiennes du XIXe siècle.

Dans le même temps, la métropole silencieuse existe par la fuite de l’environnement chaotique des grandes villes dans lesquelles Georg Simmel percevait déjà en 1902 dans « Les grandes villes et la vie de l’esprit »[1], les dangers d’une stimulation nerveuse trop intense. On y recherche en effet le calme et le silence, un lieu de repli, pour exister confortablement dans une société en mouvement continu. Chaque point de la métropole silencieuse est conçu pour assurer un confort apaisant, déconnecté d’une image trop évidente, mais déterminé à démontrer au monde métropolitain son efficacité. La métropole silencieuse porte humblement une puissance surprenante et détendue : des pôles d’activités qui voisinent avec des forêts centenaires, des bases de loisirs régionales de plus de 3.000 hectares où quelques-uns des 137.300 ingénieurs en recherche et développement (première concentration européenne) se reposent avec leurs familles les samedis après-midi. Elle est une métropole inédite où l’excellence économique cohabite avec le confort individuel.

Son ambiguïté réside dans cette attractivité singulière construite par ces deux concepts qui étaient jusqu’alors incompatibles. Elle aime nier sa propre condition. Grâce à la généralisation de la voiture et au développement des réseaux de circulation de l’information et des marchandises, la métropole silencieuse s’éveille dans les jours exaltés des Trente Glorieuses. Le programme politique d’une « France propriétaire » renforce plus encore l’exil de la grande ville. Le nombre de maisons individuelles en Île-de-France passe d’environ 200.000 en 1940 à plus de 1.200.000 en 2010, et l’essentiel de cette augmentation est absorbé par les territoires de la grande banlieue. La voiture individuelle se démocratise dans tout le pays ; de 5 millions en 1960, elles sont plus de 35 millions à parcourir les quelque 12.000 km d’autoroutes qui rendent l’ensemble du pays accessible derrière un volant. Depuis la maison et la voiture, une pratique nouvelle de l’espace est rendue possible. On peut dès lors profiter du confort et du calme que peut procurer la maison individuelle tout en ayant à portée les lieux les plus vibrants et stratégiques d’une grande métropole désormais polymorphe. La métropole silencieuse invite à une pratique « à la carte » des espaces métropolitains. Si dans la grande ville, le climat métropolitain s’impose à chacun, écrasant les individus sous la puissance de la grande machine dans laquelle ils sont plongés, la métropole silencieuse offre l’opportunité du choix et du confort.

Urbs Arcadia, ou l’accessibilité simultanée aux fantasmes de ville et de campagne

Nous sommes au cœur d’une forme de métropole étrange située entre deux idéaux. D’un côté, il y a la ville, avec son éternel fantasme d’une urbanité qui n’aurait pas été altérée depuis Sainte-Beuve[2]. On imagine encore des places, de belles avenues, des cafés animés, des phares jaunes qui tracent dans la nuit, des foules de badauds qui marchent vite. De l’autre, un territoire infini qu’on rêve encore être une Arcadie même si les gens qui y vivent savent que sa beauté tient pour beaucoup à un travail minutieux et millénaire. De beaux arbres plusieurs fois centenaires se tiennent au bord des routes à regarder les voitures, tandis que d’insouciants bovins peuplent en groupes incertains les pentes fertiles. À travers les vertus incontestées du naturel, chacun fabrique au hasard des branchages et des atmosphères sa propre interprétation de cet espace commun ancestral.

Entre ces deux idéaux, la métropole silencieuse n’a pas inventé un fantasme nouveau qui serait rattaché à sa condition spécifique. Elle s’est constituée grâce à ces deux désirs et à la possibilité d’y avoir accès simultanément. À travers la réversibilité permanente qu’elle stimule, la métropole silencieuse accomplit la synthèse du meilleur de la ville et du meilleur de la campagne. Elle les rend accessibles depuis un même point, et les associe alors dans une même carte mentale. C’est singulièrement dans cette nouvelle condition qu’une promenade en forêt peut se conclure par un passage au centre commercial régional. À travers ces deux tendances, un paysage singulier apparait. Il est constitué de fragments qui oscillent entre une condition urbaine, inspirée par le fantasme de ville, et un caractère naturel, préexistant, mais affirmé par le désir de nature. Ces fragments, tous différenciés, possèdent les proportions d’urbanité et de naturalité qui conviennent le mieux à leurs programmes et aux usages qui y sont proposés. Ils déterminent dans leurs périmètres leurs singulières manières d’appartenir à la métropole, et se déclinent en une famille programmatique propre à la métropole silencieuse, du lac aménagé en aire de loisir estivale au parc d’activité tertiaire, en passant par un lotissement pavillonnaire enroulé autour de son golf neuf trous : des univers saturés et spécialisés proposant chacun leur vision du monde.

La liberté compositionnelle dont les fragments de la métropole silencieuse se saisissent émerge d’une planification lacunaire. Cette planification qui a consisté essentiellement en un ensemble de tracés de voies rapides et d’infrastructures de transports publics est la structure souveraine qui a permis à un ensemble de micro-mondes de s’inscrire dans un territoire vacant enfin rendu accessible. Ces fragments à l’autonomie et aux justifications économiques propres sont des sphères irréductibles trop établies pour pouvoir accepter l’altérité des autres. L’indétermination du vide entre chacun des fragments devient alors essentielle pour permettre à ces sphères de se construire une raison commune. L’ajustement des différences opère par une diversité de mécanismes tels que la distance, la limite, le déni, l’enclave ou l’ornement… Pour pallier le manque de cohérence entre les fragments de l’archipel, mais aussi entre les différentes échelles qui ne sont plus organisées par le concept conciliant et structurant de ville, le territoire de la métropole silencieuse s’est inventé un vocabulaire nouveau. Il détermine un paysage de relations, des rituels d’où émerge la possibilité d’un vivre-ensemble, un champ lexical de pratiques, des mécanismes d’ajustements.

La métropole silencieuse est la métropole à l’ère du confort généralisé. Et nous ne savons pas encore les dangers ou les enthousiasmes que ces situations doivent nous inspirer, mais elles sont des situations actuelles, des intimités qui prennent vie dans le temps présent. Assumant la vocation narrative d’une nouvelle mythologie métropolitaine, elles constituent une monographie composite de la métropole silencieuse et décrivent autant les rituels et les mécanismes de cette forme métropolitaine que les lieux où ils prennent place et qu’ils façonnent.

 

[1] Texte issu d’une conférence donnée en 1902 à la fondation Gehe de Dresde et publié l’année suivante dans la revue Jahrbuch der Gehe-Stiftung. Pour le lire en langue française, Georg Simmel, Les grandes villes et la vie de l’esprit ; suivi de Sociologie des sens, (traduit de l’allemand par Jean-Louis Vieillard-Baron et par Frédéric Joly), Paris, Éditions Payot & Rivages, nouvelle éd., 2018, 112 p.

[2] « L’urbanité, ce mot tout romain, qui dans l’origine ne signifiait que la douceur et la pureté du langage de la ville par excellence (Urbs), par opposition au langage des provinces, (…) en vint à exprimer bientôt un caractère de politesse qui n’était pas seulement dans le parler et dans l’accent, mais dans l’esprit, dans la manière et dans tout l’air des personnes. Puis, avec l’usage et le temps, il en vint à exprimer plus encore, et à ne pas signifier seulement une qualité du langage et de l’esprit, mais aussi une sorte de vertu et de qualité sociale et morale qui rend un homme aimable aux autres, qui embellit et assure le commerce de la vie » (Sainte-Beuve, Causeries du lundi, Paris, Garnier frères, t. 3, 1850, pp. 68-69, accessible sur Gallica).

Pour citer cet article

Gaétan Brunet et Antoine Espinasseau, « La Métropole Silencieuse », Silomag, n° 7, été 2018. URL : https://silogora.org/la-metropole-silencieuse/

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