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Penser la complexité : des catégories aux rapports sociaux

Penser la complexité : des catégories aux rapports sociauxTemps de lecture : 4 minutes

Dans le numéro 407 de la Pensée, la sociologue Danièle Kergoat questionne les notions de catégorie et de rapport social. Elle revient notamment sur les différences entre « intersectionnalité » et « consubstantialité » qu’elle resitue dans leur contexte d’élaboration théorique respectif. Silo propose ici un court extrait de son article :

« En 2007, Roland Pfefferkorn s’interrogeait sur les processus qui avaient provoqué « l’éclipse » de la classe au profit du genre[1]. Dans cette deuxième décennie du XXIe siècle, c’est sur l’éclipse de la classe, mais cette fois au profit de la race, qu’il faudrait s’interroger[2]. En effet, une large proportion des intellectuelles et intellectuels se réclamant de l’intersectionnalité oublie la classe, ou au mieux utilise le mot classe non pas comme un rapport social antagonique mais comme un simple rapport de pouvoir réduit à la seule prise en compte des inégalités économiques et sociales. D’autres enfin estiment que la race subsume la classe. Ainsi de cette phrase de Kimberlé Crenshaw : « La race et le genre sont parmi les tout premiers facteurs responsables de cette distribution particulière des ressources sociales qui aboutissent aux différences de classe observables »[3].

Alors, quelles différences y a-t-il entre intersectionnalité et consubstantialité ? Et d’abord, y en a-t-il une ? Et quels sont leurs points communs ? Car ces termes ont bien sur des points communs, même s’il est absurde d’affirmer que « c’est la même chose » ou que l’une est la copie conforme de l’autre. De plus, l’éventail très large de connotations que recouvre maintenant le terme d’intersectionnalité rend difficile toute définition univoque[4]. Aussi, plutôt que de m’interroger sur ce que sont ces concepts, je m’interroge sur leur genèse et sur ce qu’ils font. En particulier comment ils pensent et organisent l’articulation entre les différentes variables. Il n’est pas question de faire de l’intersectionnalité à la française un épouvantail ni de s’affronter pour gagner une hégémonie intellectuelle, mais de se demander d’où viennent les concepts, les zones de différence ; comprendre pourquoi cette question – intersectionnalité vs consubstantialité – se pose et en quoi tenter d’y répondre peut-être fructueux.

Les deux notions ont plusieurs objectifs communs :

– La volonté de prendre à bras le corps la diversité des pratiques, la pluralité des systèmes de domination et l’entremêlement de ceux-ci.

– La volonté de penser le changement.

– La volonté de sortir de ces systèmes de domination. Plus que cela même, les faire éclater.

Mais si les « mots-clés » sont les mêmes : sexe/genre, race, classe, ils s’enracinent dans des contextes nationaux différents qui rendent hasardeux le décalque mot pour mot des concepts.

Il est vrai que c’est sous l’impulsion des études états-uniennes que la « race » est devenue un sujet d’études. Pour autant, il est absurde de parler de « retard » de la France, ou alors il faut parler du retard des États-Unis quant à la place (je parle toujours ici des études de genre) qu’y a l’étude des classes sociales. Absurde donc, d’abord parce que le contexte historique n’a rien à voir selon que l’on regarde la France ou les États-Unis : à ces derniers, les luttes pour les droits civiques, précédées dans les années 1950 de l’écrasement du mouvement ouvrier par le maccarthysme, à la France, les luttes ouvrières et l’omniprésence du raisonnement en termes de lutte des classes. La France a un passé esclavagiste, colonial, et a mené des politiques migratoires déshonorantes. Mais bien des luttes ont eu lieu, antiracistes, anticolonialistes, anti impérialistes.

[…]

De plus, ces notions appartiennent à des courants de pensée différents : la consubstantialité, issue du féminisme matérialiste, s’enracine dès le départ dans l’analyse concrète du travail et des luttes, collectives par définition, et se rattache à un bagage théorique marxien[5] (exploitation, mode de production, rapport social…).

L’intersectionnalité, dans le champ universitaire, se déploie pour sa part dans un contexte post-structuraliste qui a une conception foucaldienne du pouvoir et s’attache à détricoter les « méta récits » (le marxisme, l’universalisme, la sororité, etc.) en insistant non plus sur les rapports sociaux mais bien davantage sur les identités, les individus concrets, les « personnes » qui revendiquent leurs libertés. Elle se focalise sur les catégories qui subissent l’oppression plus que sur les structures qui les oppriment. Elle renvoie à un cadre faisant la jonction entre le post-structuralisme, le postcolonialisme, les études genre, la théorie queer…

[…]

Cela dit, il me semble qu’avec certains usages de l’intersectionnalité, on constate plus les révoltes qu’on n’en comprend les mécanismes. Elle se focalise sur les catégories dominées plus que sur les structures sociales qui conduisent à cette domination. Raisonner en termes de croisement des catégories et non en termes de processus induit la fixité, l’essentialisation des catégories et la cristallisation en termes d’appartenances ; la dérive identitaire est difficilement évitable. Et qui dit identité collective dit risque de fabrication d’altérité. La consubstantialité quant à elle est un concept avancé dès le départ non pas pour penser le cumul de dominations au niveau individuel : femme + noire + pauvre, mais, en s’appuyant sur le travail dans ses multiples aspects (salarié, domestique, parental, production d’enfants, etc.), pour tenter de comprendre à partir de cet enjeu – la division du travail — les luttes, les révoltes, l’insoumission de ces êtres humains que l’on appelle « femmes », leur refus de rester dans les catégories qui leur sont assignées. Toutes choses qui n’ont rien de spontané et qu’on ne peut en aucune manière rabattre sur le cumul des dominations subies, ni même leur intensité. C’est beaucoup moins simple, car les rapports sociaux, entremêlés de façon dynamique, agissent par la médiation des pratiques sociales qui elles, sont ambiguës, ambivalentes, contradictoires. On ne peut donc décréter que tel rapport social produit telle forme de domination et/ou telle forme de révolte. Par contre, il est clair que raisonner en termes de rapports est contradictoire avec le raisonnement en termes d’identités. »

[1] Roland Pefferkorn, Inégalités et rapports sociaux. Rapports de classes, rapports de sexes, La Dispute, coll. « Le genre du monde », 2007.

[2] Martine Chaponnière, « Comment le genre perturbe la classe », Agone, n° 43, 2010. Des ouvrages qui font polémique se sont emparés récemment de la question. Entre autres, Alain Policar, L’Inquiétante familiarité de la race. Décolonialisme, intersectionnalité et universalisme, Le Bord de l’eau, 2020 ; Stéphane Beaud et Gerard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie, Agone, Marseille, 2021 ; Smaïn Laacher, La France et ses démons identitaires, Hermann, 2021.

[3] Kimberlé Crenshaw est l’initiatrice, non pas tant de l’idée d’intersectionnalité, mais de sa conceptualisation.

Cf. « Cartographie des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du genre, 2005, n° 39, p. 56.

[4] Ainsi, un livre aussi informe que celui coordonné par Farinaz Fassa, Eléonore Lepinard, Marta Roca i Escoda, L’Intersectionnalité : enjeux théoriques et politiques, Paris, La Dispute, coll. « Le genre du monde », 2016, s’attache moins à donner une définition de l’intersectionnalité (« forgée pour penser l’imbrication des rapports de domination ») qu’à traiter de ses usages théoriques et politiques.

[5] Faut-il préciser que je ne prêche pas pour la primauté de la classe, à la différence de la théorie de la reproduction et de la théorie unitaire qui tiennent le capitalisme pour le seul mode de production ? Selon l’objet d’étude, ce sera tel ou tel rapport social qu’il sera nécessaire de mettre en avant tout en prenant en compte son imbrication avec les autres rapports sociaux.

Pour citer cet article

Danièle Kergoat, “Penser la complexité : des catégories aux rapports sociaux”, La Pensée, 2021, n° 407, pp. 127-139

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