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L’économie bleue et la nécessité de son développement à l’ère de la crise écologique

L’économie bleue et la nécessité de son développement à l’ère de la crise écologiqueTemps de lecture : 7 minutes

L’économie bleue entend satisfaire les besoins fondamentaux de tous en valorisant le potentiel humain et les ressources disponibles localement, tout en protégeant le vivant. Pour son inventeur, Gunter Pauli, son développement implique donc de changer de modèle. À travers plusieurs exemples, il en explique les principes : entretenir le tissu social et régénérer les écosystèmes dont nous dépendons pour accroître notre résilience et atteindre le bonheur.

La lettre de la loi est trop froide et formelle pour avoir une influence bénéfique sur la société.
Quand la vie est tout entière tissée de relations légalistes, il s’en dégage une atmosphère de médiocrité spirituelle qui paralyse les élans les plus nobles de l’homme.

Alexandre SOLJENITSYNE

Il n’y a pas de doute, nous souhaitons évoluer vers une économie de résilience et de bonheur durable. L’économie verte pour laquelle je me suis battu durant 30 ans, apporte une solution importante, mais partielle, car elle fonctionne selon le modèle concurrentiel par les prix et le marché mondialisé. Or, il y a la nécessité de transformer ce modèle, notre production et notre consommation pour qu’elles deviennent durables. S’y ajoute un manquement important puisque tout ce qui est bon à la fois pour la nature et pour l’homme est plus cher. L’économie verte n’est ainsi accessible qu’aux riches, c’est-à–dire, à une petite frange de la population qui a les moyens financiers d’acheter plus cher. Alors, dans ce cas-là, nous n’avons pas le choix: il faut arrêter de critiquer et trancher si un projet ou produit est bon ou mauvais, vert ou pas. Nous devons faire de notre mieux dans nos initiatives et transformer les modèles économiques pour en faire des vecteurs du bien commun.

Le bien commun et la résilience des sociétés au cœur de l’économie bleue

Cette réalité et notre volonté claire nous amènent à imaginer une autre approche : l’économie bleue. En tant qu’approche macro-économique, elle doit avant tout répondre aux besoins fondamentaux de tous avec ce qui est disponible localement, en introduisant des innovations inspirées de la nature. Elle doit générer de multiples avantages, notamment des emplois et du capital social, et offrir plus de valeur ajoutée grâce à des circuits d’utilisation des nutriments, des matières et de l’énergie. Le tout, pour le bien commun et pour renforcer la résilience.

La proposition de l’économie bleue invite, tout d’abord, à convertir ce qui est directement disponible autour de nous en moteur économique, et à se poser la question de savoir ce que l’on pourrait faire avec ce que l’on a. Prenez l’île de Capri en Italie, par exemple, où nous avons partagé nos expériences afin de repenser le système local, alors que le taux de chômage y était, selon les informations transmises par la mairie, de 80% (oui 80%!). L’île doit son nom au mot “capra” qui veut dire “chèvre” en italien. Cet animal est en effet emblématique de l’île. Sa réintroduction ainsi que la production de lait et la fabrication artisanale de glaces avec des arômes de fruits locaux, surtout celui de citron reconnu depuis des siècles, a permis de créer un produit simple à forte valeur ajoutée pour ainsi générer massivement des emplois. Quel touriste se privera du privilège de savourer une glace préparée le jour même avec du lait frais ? Un éventail d’une dizaine d’initiatives aussi pratiques que rapides transforme avant tout la culture locale.

Relancer l’économie locale par des activités rémunératrices ancrées dans les territoires

Si le modèle économique que nous poursuivons fait de la nécessité d’être le moins cher pour être compétitif, son principe de base, alors nous n’aurons jamais la moindre chance de conserver ou renforcer le tissu social et les écosystèmes dont nous dépendons. En effet, si vous prenez soin des travailleurs et que vous faites tout pour contribuer à régénérer les écosystèmes dont dépend la vie, vous n’arriverez jamais à être le moins cher. La plus-value créée par la glace au lait de chèvre et au jus de citron frais et local permet de payer le lait 2,60€ le litre, soit dix fois plus que le lait subventionné par l’Union européenne. Un berger qui garde 50 chèvres gagne 80 000€ par an, du jamais vu dans une économie rurale. Mais l’intégration verticale de la production et de la consommation combinée avec la recirculation de cet argent dans l’économie locale pour l’achat d’autres produits et services engendre un effet multiplicateur : grâce à la circulation locale et rapide de l’argent, 100€ se transforment en 700€ (avec un effet multiplicateur de 7). L’économie locale est relancée.

L’économie bleue invite plutôt à focaliser les efforts sur le renforcement de la résilience de l’économie et surtout de celle des communautés. Cela implique que les acteurs économiques mettent au même niveau la résilience et l’efficacité, au lieu de rechercher exclusivement l’efficacité par l’innovation technologique. Face aux maux dont souffre la société – pandémie de COVID, cancer, obésité, diabète, tabagisme, accidents de voiture, etc.-, nous réalisons que l’enjeu central pour les citoyens est bien la résilience et non pas la seule innovation technologique.

Comme dans la nature, le déchet de l’un devient matière première de l’autre

Naturellement, un des éléments centraux de l’économie bleue est qu’elle bouscule le système de production et n’admet plus le principe même de l’existence du déchet. En effet, dans l’économie bleue, le déchet de l’un devient toujours la matière première de l’autre… comme dans la nature. La nature ne connait en effet ni chômage, ni déchets : chaque être vivant contribue selon ses moyens et aucun ne triche.

Le verbe “faire” dans la langue française, est un mot dont l’école nous enseigne d’en user le moins souvent possible. Pourtant, c’est précisément d’une génération de jeunes entrepreneurs, prêts à faire, dont nous avons cruellement besoin ; des gens capables de faire et désirant acter le changement tout en prenant des risques dans une société où le risque est sans arrêt éliminé à tort !

Les exemples de projets et d’entreprises suivant les principes de l’économie bleue abondent et couvrent des industrialisations à grande échelle, comme c’est le cas avec le papier-pierre. La roche des mines est transformée en feuille de pierre sans une goute d’eau, ni avoir coupé un arbre, et peut être recyclée à l’infinie. Les cinq premières usines avec une capacité combinée d’un million de tonnes existent déjà en Chine et à Taiwan. La conversion des betteraves et chardons en bioplastiques et substituts du glyphosate dans trois unités de production en Italie est un autre exemple de transformation industrielle importante employant presque mille personnes dans la chaîne de valeur.

Des projets existent également à une échelle communale ou de quartier. Prenons le cas de Dycle.org à Berlin. Cette entreprise sociale fabrique des couches compostables utilisées par des familles qui s’engagent à rendre les couches sales chaque semaine à un point de collecte pour ensuite en faire de la terre noire qui servira de base fertile pleine d’engrais pour des arbres fruitiers. L’entreprise a installé une manufacture semi-industrielle qui fabrique 4 millions de couches par an au centre de la ville, pour une distribution sous le principe du kilomètre zéro.

Prenons également l’exemple de Procens, une entreprise argentine de biotechnologie, qui fait de la bioconversion des déchets organiques de pommes de terre. Ils sont si efficaces que si vous leur donnez une tonne d’épluchures et de résidus de préparation de frites congelées, ils vous rendent 400 kilos d’humus et 250 kilos de larves à haute valeur nutritionnelle pour l’alimentation animale (poissons, cailles et poulets, entre autres). Prenez également l’exemple de Coffee Pixels, basée à Rotterdam, qui fabrique des tablettes de café (oui de café) avec l’intégralité de la cerise de café saine et biologique, payant les agriculteurs cinq fois plus et régénérant les forêts. Cela dépasse de loin les revenus pratiqués dans les fermes en monoculture.

Pour l’économie bleue, vivre consiste à maintenir et faire évoluer les conditions propices à la vie. Lorsque nous faisons le constat que nos actions n’améliorent pas la vie, mais qu’elles portent atteinte aux conditions de base qui la rendent possible, nous devons avoir un déclic, réagir et adopter une approche fondamentalement différente qui puisse à la fois favoriser les conditions de la vie et permettre aux êtres vivants avec qui nous partageons les écosystèmes de vivre.

L’écovillage de Las Gaviotas, une expérimentation pionnière

Il y a 40 ans tout au début de ma carrière professionnelle, Las Gaviotas, un écovillage situé dans les Llanos, département de Vichada en Colombie,   entreprit une expérimentation économique, écologique et sociale menant au plein emploi et à la suppression de l’hôpital (faute de patients!). Elle consista à régénérer la forêt tropicale qui existait autrefois et comptait quelques 80 millions d’arbres résistant à des conditions difficiles. Grâce à une symbiose entre le champignon mycorhize[1] et le sapin des Caraïbes, une zone d’ombre fut créée et la forêt s’est rétablie en une décennie. Grâce à la transition de température, avec un sol plus frais que l’eau de pluie, l’eau est filtrée et remplit la nappe phréatique. Cette zone où la population fut privée d’eau potable en est devenue un fournisseur grâce aux forêts. La distribution gratuite de 3 litres par jour et par personne était assurée en plus de la fourniture d’un vélo à chaque enfant de 6 ans et plus. Ce rêve fut d’ailleurs accompli dans des conditions de guerre civile plus difficiles que celles d’un confinement… ![2]

Le bien-être et la qualité de vie comme indicateur de progrès

La crise que nous vivons actuellement est provoquée par des politiques publiques, qui pour gérer l’irruption d’un virus, concentrent leurs efforts sur l’isolation physique et mentale des gens (menant, au passage, à la destruction de l’économie). Quand une société doit faire face à une menace commune, il faut mobiliser tout le monde, comme nous l’avons fait en Colombie. La priorité de toute action doit être le renforcement du système immunitaire de tout un chacun[3]. Cela passe bien évidemment ni plus ni moins par l’élimination de la pollution, par le travail, la mobilisation de la créativité. Il ne faudrait pas se contenter d’une approche qui consiste à célébrer la diminution de la pollution… car polluer, tout comme voler est un acte répréhensible.

La question centrale que nous devrions nous poser est celle de l’indicateur de progrès que nous poursuivons: le nombre de lits disponibles pour accueillir les malades ou le nombre d’hôpitaux fermés faute de malade ? Dans ce sens, il est clair que l’Europe a un très long chemin à parcourir pour envisager un tel développement durable.

[1] Plantes et champignons se fournissent les nutriments dont ils ont besoin dans une association symbiotique, appelée mycorhization.

[2] Andrée Matthieu, « Gaviotas, un modèle de développement pour le 3ème millénaire », Agora.

[3] La « crise du Covid » est un des sujets du livre, 100 Questions sur 100 pages (2020), disponible gratuitement sur le site de Gunter Pauli.

Pour citer cet article

Pauli Gunter, «L’économie bleue et la nécessité de son développement à l’ère de la crise écologique», Silomag, n°12, novembre 2020. https://silogora.org/leconomie-bleue-et-la-necessite-de-son-developpement-a-lere-de-la-crise-ecologique/

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