Face aux reculs sociaux de ces dernières décennies, comment réagir efficacement ? Dans cet entretien, Caroline Chevé, secrétaire générale de la Fédération syndicale unitaire (FSU), rappelle que syndicats et partis politiques n’ont ni les mêmes fonctions ni la même temporalité. Selon elle, le syndicalisme ne doit pas être la courroie de transmission d’un projet politique élaboré en dehors du monde du travail, mais un espace d’élaboration collective par et pour les salarié·es. Caroline Chevé défend un syndicalisme de transformation sociale, féministe et engagé dans la lutte contre l’extrême droite. Elle énumère un certain nombre de revendications syndicales (sur la démocratie sociale, les conditions de travail, le statut des fonctionnaires, etc.) qui devraient être prises en compte dans le cadre d’une alliance des partis politiques progressistes, de type « front populaire ».
Comment articuler les rôles des syndicats et des partis ?
Syndicats et partis n’ont pas la même fonction. Les partis ont vocation à rassembler les citoyens autour de programmes et d’équipes conçus en vue d’exercer le pouvoir. Les syndicats sont par essence des contre-pouvoirs. Il importe de préserver les différences de point de vue et l’indépendance des uns et des autres. Ce qui ne veut dire ni ignorance ni indifférence.
Le syndicalisme ne peut pas être la courroie de transmission d’un projet politique élaboré ailleurs. Les logiques et la temporalité de la conquête du pouvoir par les acteurs politiques ne se superposent pas nécessairement à celles de la vie sociale. Il importe aussi que les organisations syndicales gardent leur liberté d’analyse, d’interpellation et d’action en toutes circonstances, y compris lorsque des élu·es issus de partis progressistes sont en responsabilité.
Les salarié·es sont en outre demandeurs d’une vie démocratique au travail qui suppose que les organisations syndicales soient des lieux d’élaboration collective sur les différents sujets qui concernent les intérêts matériels et moraux des travailleur·ses : organisation du travail, conditions de travail, droit du travail, rémunération, précarité, sécurité sociale, démocratie sociale, sens du travail, développement économique soutenable et respectueux des ressources, place du travail dans la vie des individus, répartition des richesses, santé, logement, formation…
Les forces syndicales et politiques doivent-elles s’additionner et/ou se compléter, et si oui, comment ?
La démocratie, ce n’est pas uniquement le vote. C’est un ensemble d’interactions, de débats, de conflits et d’arbitrages permanents, au niveau national mais aussi sur le terrain. Par leur implantation sur les lieux de travail, par leur connaissance des processus de production et des réalités sociales, par la place prépondérante qu’occupent la formation, le travail, l’emploi, la santé des travailleurs, les services publics, les congés ou la retraite… les organisations syndicales sont porteuses de revendications qui concernent l’ensemble de la population. Elles contribuent, avec d’autres acteurs, à l’élaboration de ce qu’est, ici et maintenant, la définition de l’intérêt général, par leur participation aux instances de dialogue social, au débat public ou aux échanges entre corps intermédiaires, par exemple au CESE et dans les CESER.
C’est une des raisons pour lesquelles le syndicalisme que nous portons ne peut considérer les partis d’extrême-droite autrement que comme des ennemis de la république sociale pour laquelle nous œuvrons. L’extrême droite véhicule une conception de la société antinomique avec la démocratie sociale, l’égalité des salarié·es, l’égalité entre les femmes et les hommes, la juste répartition des richesses produites, le développement des services publics et de la protection sociale, la solidarité entre les travailleur·ses de la planète.
La conflictualité sociale, l’expression des intérêts de classe, la grève, les manifestations, ce sont des rouages essentiels de la vie en société car ils contribuent à l’émergence sur la place publique de thématiques et de revendications qui n’ont souvent pas d’autre modalité d’expression. La conflictualité est nécessaire au progrès social parce qu’elle permet la prise de conscience, la socialisation, l’émergence de la solidarité et la sortie de l’isolement des individus.
Quels axes vous semblent-ils prioritaires à développer pour un rapport syndicalisme/politique efficace ?
Le concept de « Front populaire » est intéressant en cela qu’il apporte du crédit à l’idée d’une élaboration d’un programme de gouvernement par les partis impliqués sur la base d’une prise en compte des revendications que portent les différents acteurs sociaux, tels que les organisations syndicales et les associations.
Cela peut se faire sur la base d’une unité des forces politiques progressistes, voire contribuer à la construire. Il ne peut s’agir pour le syndicalisme de participer à des logiques de clivage ou de concurrence entre acteurs politiques. Cela peut se faire en respectant les fonctions des uns et des autres, au moyen de débats publics ouverts et transparents, avec l’ambition de rassembler le plus largement possible.
La FSU est un syndicat de transformation sociale, féministe et écologiste, qui œuvre pour une rupture avec le capitalisme, dont on voit qu’il est lancé dans une fuite en avant suicidaire dans l’accumulation des richesses par une infime minorité, dans la brutalisation des rapports sociaux afin de garantir la préservation des dividendes dans un contexte de doutes sur la pérennité des gains de productivité, dans l’appropriation cynique de ressources qui s’épuisent, dans la domination et l’exploitation éhontée de pans de plus en plus larges de l’humanité au profit d’une oligarchie mondialisée.
Actuellement, le rapport de forces est dégradé. Cela résulte des évolutions du capitalisme, des effets sociaux et politiques des crises que nous traversons depuis 2008, des batailles perdues par le passé, des occasions manquées et des promesses non-tenues. Le capitalisme s’est organisé pour assurer la domination idéologique. Inverser ce rapport de forces suppose de rassembler au-delà du noyau dur des forces anti-capitalistes, sans en rabattre sur les objectifs. A la FSU, nous considérons que cette question du rapport de forces est essentielle à l’élaboration mais aussi à la mise en œuvre d’un programme de rupture.
Comment appréhendez-vous les rapports entre syndicats, patronat et pouvoirs publics ?
La démocratie n’est pas complète sans la démocratie sociale, sans la démocratisation du travail, des services publics, des institutions publiques. A la FSU, nous sommes très attachés au « paritarisme », terme générique qui recoupe des réalités différentes, dans les entreprises, dans la fonction publique ou à la sécurité sociale.
S’agissant du statut des fonctionnaires, la loi de transformation de la fonction publique d’août 2019 a rompu les équilibres patiemment construits au cours de la deuxième moitié du XX° siècle, du programme du CNR et du statut de 1946 au statut général de 1983. Ces équilibres résultent des luttes sociales et du rapport de force entre l’aspiration à des fonctionnaires citoyen·nes, eux-mêmes garant·es et acteurs, actrices, de l’intérêt général, et la conception réactionnaire des fonctionnaires soumis·es à la hiérarchie et privé·es de leur libre arbitre. Il importe de revenir sur la privation des droits à participer à l’organisation du service et au suivi des actes collectifs.
Dans les entreprises comme dans le public, il y a urgence à développer la participation des salarié·es à l’amélioration du travail et à l’émancipation des travailleur·ses par la promotion de la santé au travail, l’éradication du sexisme et de ses manifestations les plus insupportables que sont les violences sexistes et sexuelles, de vaincre les risques psycho-sociaux, en particulier ceux liés aux méfaits du management, mais aussi la pénibilité et la souffrance au travail. Cela suppose d’inventer les CHSCT nouveaux dont nous avons besoin.
La sécurité sociale est un champ essentiel de la guerre sociale que mènent les dominants. Il importe de la conforter dans ces missions. Cela suppose de démocratiser son fonctionnement. Le travail occupe une place spécifique dans le lien social, et il importe de le réaffirmer, en faisant reculer la fiscalisation des ressources au profit de la cotisation et en donnant plus de prérogatives aux représentant·es des salarié·es.
On ne sortira pas du capitalisme sans convaincre largement que c’est possible et souhaitable. Cela suppose à court terme de rétablir un partage de la valeur ajoutée qui soit favorable aux salarié·es. On voit à propos des retraites mais aussi de la protection sociale, à quelle point la question du salaire socialisé, des cotisations patronales, est importante en complément de celle de la hausse du salaire direct.
Cela suppose également de procéder à une grande réforme fiscale qui rende à l’impôt sa progressivité et mette beaucoup plus à contribution les foyers les plus aisés et les grandes entreprises. Il faut assurer le financement des services publics, des institutions publiques : éducation, santé, infrastructures, climat et environnement …
Nous alertons sur la crise d’attractivité qui touche toutes les professions sur lesquelles repose l’Etat social : éducation, santé, petite enfance … il y a urgence à augmenter les salaires, améliorer les conditions de travail et reconnaître les qualifications de ces agent·es dont le travail est essentiel à une société moderne. Malheureusement, nous savons que de nouvelles crises sanitaires, sociales, climatiques, environnementales, géopolitiques … sont devant nous et il importe de les anticiper en donnant aux institutions publiques et aux services publics par avance les moyens d’y faire face.