Le livre de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture (Paris, les Éditions de minuit, coll. Le sens commun, 1964), remettait en cause le consensus idéologique selon lequel l’école récompense le seul mérite des élèves, indépendamment de leur milieu socio-culturel. Après avoir replacé cet ouvrage dans son contexte, Patrick Champagne en résume la démarche, les faits établis et l’explication sociologique donnée par ses auteurs. Il en ressort que le facteur explicatif majeur des inégalités devant l’école réside dans les inégalités culturelles et dans l’inégale maîtrise de la langue scolaire. Or, c’est précisément en ignorant cette réalité que l’on contribue à la reproduction sociale. Plus de cinquante ans plus tard, ces analyses restent d’une brulante actualité.
Il est difficile, aujourd’hui, d’imaginer les débats passionnés qu’a pu susciter la publication en 1964 du petit livre de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron intitulé Les Héritiers sous titré Les étudiants et la culture. Ce livre établissait pourtant une vérité aussi banale qu’incontestable : l’école, telle du moins qu’elle fonctionne en France, loin d’être – ce qu’elle croit – une institution assurant la mobilité et la promotion sociales contribue, en fait, à la reproduction et à la légitimation des inégalités sociales. Il est vrai que le livre remettait en cause les certitudes et les illusions du sens commun sur l’école telles qu’elles s’étaient constituées au début de la IIIème République. Aussi, pour comprendre l’impact de cet ouvrage, qui va ouvrir une période de réformes permanentes visant à instaurer une impossible « véritable démocratisation du système d’enseignement », il faut le replacer dans son contexte idéologique et prendre en compte le fait que les auteurs prenaient à contre-pied un consensus idéologique qui était alors particulièrement puissant. Celui-ci s’exprimait dans le courant dit de « l’école libératrice » selon lequel l’école de la République serait impartiale et sélectionnerait les élèves en fonction de leur seul mérite scolaire.
L’idéologie du don et du mérite
Mais si la IIIème République proclamait l’égalité de tous et avait chassé de l’école publique toute considération d’origine sociale, celle-ci était revenue, méconnaissable, sous le masque de l’idéologie du don et du mérite selon laquelle la réussite scolaire s’expliquerait par le fait que les élèves seraient plus ou moins doués pour les études. Explication tautologique typique du mode de pensée idéologique qui n’explique rien.
La puissance de cette représentation était telle qu’elle rendait quasiment aveugle à la perception des inégalités sociales, pourtant criantes, que l’école retraduisait en inégalités scolaires qui, elles-mêmes, étaient destinées à se reconvertir en inégalités sociales sur le marché du travail. L’école était censée assurer une égalité des chances et c’étaient, pensait-on, des raisons purement scolaires qui faisaient que la durée de vie des enfants dans le système scolaire variait selon les milieux sociaux. À chaque groupe social correspondait grosso modo un type d’études. Une attention particulière était portée aux boursiers, ces rares bons élèves issus des classes défavorisées que la République soutenait, et qui renforçaient l’idée que les obstacles à la réussite scolaire et à la poursuite des études étaient d’ordre purement matériel, les familles modestes ne pouvant pas « payer » des études longues à leurs enfants lorsqu’ils étaient doués pour les études. On pouvait invoquer le cas de tel fils d’ouvrier ayant réussi, par son seul mérite, à accéder à l’université et à l’inverse de tel fils de cadre supérieur ayant raté sa scolarité pour dénier l’existence, pourtant visible au niveau global, d’une élimination différentielle du système scolaire en fonction de l’origine sociale des élèves. « L’éducation, c’est inné » pouvait déclarer une enquêtée appartenant aux classes sociales culturellement favorisées, celles-ci trouvant « dans l’idéologie que l’on pourrait appeler charismatique (puisqu’elle valorise la ‘grâce’ ou le ‘don’) une légitimation de leurs privilèges culturels qui sont ainsi transmués d’héritage social en grâce individuelle ou en mérite personnel. »[1]. Tout convergeait à naturaliser des processus dont le fondement était en réalité social comme vont le montrer Bourdieu et Passeron.
L’existence indiscutable et objective d’inégalités devant l’école
Les auteurs du livre font remarquer qu’invoquer le « don pour les études », c’est invoquer un déterminisme biologique et rejeter a priori toute explication sociologique. Ils précisent dans une note de bas de page que la sociologie ne nie pas le rôle éventuel de déterminants d’ordre « biologique » ou « psychologique », mais seulement qu’elle ne doit pas abdiquer prématurément son droit à l’explication proprement sociologique qui, selon le précepte durkheimien, consiste à proposer une explication en référant un fait social à un autre fait social.
Les auteurs vont donc s’attacher dans la première partie du livre à mettre en évidence, de manière statistique, et par là, indiscutable et objective, l’existence d’inégalités devant l’école. Il s’agit de compter les flux d’étudiants en fonction de leurs propriétés sociales pour faire apparaître ce que l’idéologie du don s’emploie à dissoudre par l’évocation de cas individuels qui restent l’exception. Sur les 189 pages du livre, celui-ci ne comporte pas moins de 60 pages d’annexes (soit près du tiers de l’ouvrage) dans lesquelles sont présentées une partie des nombreuses enquêtes et des statistiques sur lesquelles s’appuient les analyses du livre. La mise en place statistique qui est faite doit toute sa force démonstrative au fait qu’elle est sociologiquement construite et rompt avec la présentation routinière et ordinaire des statistiques portant sur l’origine sociale des étudiants. En effet, au lieu d’autonomiser la population étudiante et de la répartir en fonction de l’origine sociale, Bourdieu et Passeron vont calculer la probabilité objective de faire des études supérieures selon les milieux sociaux, ce qui consiste à référer le nombre d’étudiants issus d’un milieu social donné à l’ensemble des individus de même âge issus de ce milieu (on dira que, sur 100 enfants issus de telle classe sociale et appartenant à une même classe d’âge, x % font des études supérieures, etc.). Cette construction statistique fait apparaître les inégalités d’accès à l’enseignement supérieur comme elles sont vécues par les différentes classes sociales (la probabilité va de 5 % pour les enfants d’agriculteurs à plus de 70 % pour les enfants de cadres supérieurs).
Le rôle de «l’héritage culturel» dans l’élimination scolaire
Les faits étant dûment établis il restait à les expliquer sociologiquement. C’est ce à quoi va s’attacher la deuxième partie du livre. Comment fonctionne cette véritable gare de triage scolaire qui oriente sans le vouloir les enfants en fonction de leur origine sociale ? Bien que voulu par personne, tout le monde contribue au processus d’élimination sociale : les enseignants qui jugent en toute indépendance les performances scolaires des élèves, les familles qui « poussent » leurs enfants vers telle filière scolaire plus ou moins prestigieuse et les élèves eux-mêmes qui subissent les verdicts scolaires. L’école opère, par son fonctionnement même, une connexion entre la hiérarchie sociale et la hiérarchie des établissements scolaires, tout se passant comme si chacun était orienté vers le niveau d’études correspondant à son origine sociale. Pour rendre compte de l’élimination scolaire, les auteurs mettent en évidence le rôle joué par ce qu’ils appellent « l’héritage culturel ». Les concepts qui sont mobilisés renvoient à la notion de culture : « privilège culturel », « classes culturellement défavorisées », « culture savante », « culture scolaire », « transmission de l’héritage culturel » ou encore « inégalités devant la culture », autant d’expressions qui visent à cerner un phénomène qui est d’abord d’ordre culturel et non pas économique. C’est l’ambiguïté même de la notion de culture qui est au cœur du processus. D’un côté, en effet, « culture » s’oppose à « inculture », le mot désignant une qualité socialement valorisée (au sens d’« avoir de la culture »). D’un autre côté, « culture » s’oppose à « nature » et à « inné » et désigne, au sens neutre socialement de l’ethnologie, les manières d’être et de se comporter propres à un groupe social. En ce sens, on peut dire qu’il existe par exemple une « culture ouvrière » ou une « culture paysanne » bien que ces classes ne soient pas « cultivées » au sens de culture des classes cultivées. L’élimination scolaire est alors expliquée dans le cadre de cette réflexion et trouve son principe dans la proximité, ignorée comme telle, de la culture (au sens ethnologique) des classes supérieures avec la culture reconnue et positivement sanctionnée par le système d’enseignement. Autrement dit, l’excellence scolaire (culture valorisée) est aussi la culture (au sens ethnologique) d’un groupe social, celle de la classe justement dite « cultivée ». L’école est censée transmettre une culture à ceux qui, par la famille, la possèdent déjà.
L’ignorance des inégalités culturelles contribue à la reproduction sociale
Le facteur explicatif majeur réside dans les inégalités culturelles et dans l’inégale maîtrise de la langue scolaire. « Tout enseignement, écrivent-ils, et plus particulièrement l’enseignement de culture (même scientifique), présuppose implicitement un corps de savoirs, de savoir-faire et surtout de savoir-dire qui constitue le patrimoine des classes cultivées »[2]. L’analyse des inégalités devant l’école doit donc prendre en compte « la plus ou moins grande affinité entre les habitudes culturelles d’une classe et les exigences du système d’enseignement ou les critères qui y définissent la réussite »[3]. Autrement dit, les auteurs montrent que même si on neutralisait le facteur économique, le système d’enseignement resterait profondément inégalitaire par le seul jeu de sa logique propre qui est culturelle et non matérielle ou économique.
Si la culture scolaire est une culture de classe, serait-il possible de faire en sorte que la culture des classes populaires devienne une culture scolaire comme le pense le populisme qui revendique « la promotion, à l’ordre de la culture enseignée par l’école, des cultures parallèles portées par les classes les plus défavorisées » ? Non, répondent les auteurs parce que certaines des aptitudes qu’exige l’école ne sont pas réductibles à une culture de classe et définiront toujours la culture savante. Reconnaître que la culture des classes sociales privilégiées est une culture savante (propriétés intrinsèques à cette forme de savoir) dont l’acquisition peut même être jugée universellement souhaitable, n’exclut pas le fait qu’elle puisse aussi remplir des fonctions sociales conservatrices (propriétés externes). Constater empiriquement que la culture savante remplit des fonctions sociales n’est pas porter un jugement sur la valeur en soi de cette culture et encore moins vouloir sa « destruction » en tant que « culture de classe ». Cela n’implique ni disqualification ni, inversement, valorisation, ni même – dans une sorte d’œcuménisme culturel – l’affirmation d’une « égale dignité » de toutes les cultures (au sens ethnologique). Il existe bien évidemment entre les cultures des différences intrinsèques qui ne doivent pas pour autant être confondues avec l’existence de la hiérarchisation proprement sociale, variable selon les sociétés, entre ces cultures. Les auteurs concluent en jetant les bases d’une pédagogie rationnelle qui consisterait à prendre en compte explicitement les inégalités culturelles devant la culture scolaire afin d’aider les enfants des classes culturellement défavorisées au véritable travail d’acculturation qu’ils doivent accomplir pour se mettre à niveau. C’est en ignorant les inégalités culturelles que l’on contribue à la reproduction sociale.
Des analyses confirmées par la suite
Plus de cinquante ans après sa parution, le livre reste d’une grande actualité bien que les données sur lesquelles il repose étaient en grande partie limitées aux pratiques culturelles des étudiants en sociologie de l’académie de Paris, ceux-ci étant traités comme idéaltype de l’étudiant. Les questionnaires, très sommaires, avaient été passés par des collègues enseignants tandis que les statistiques avaient été construites à partir des statistiques universitaires existantes et celles de l’INSEE. Malgré la grande économie de moyens mis en œuvre, il est remarquable de constater que l’essentiel pourtant avait été dit sur le fonctionnement de l’école. Les enquêtes plus lourdes et diversifiées qui seront réalisées par d’autres sociologues – telle cette enquête de l’INED qui, en 1962, a entrepris de suivre pendant 7 ans une cohorte de 4000 élèves à partir de la classe de CM2 – n’ont fait que confirmer les analyses du livre. Bourdieu, avec ou sans Passeron, poursuivra ses recherches sur l’école qui donneront lieu à publications, notamment La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement (1970) qui approfondit Les Héritiers, Homo Academicus (1984) qui porte sur le corps enseignant, et La Noblesse d’état (1989) qui analyse le système des Grandes Écoles dans ses rapports avec la structure de la classe dominante.
Si Les Héritiers reste un livre d’une grande actualité dans la mise au jour des inégalités devant l’école, cela ne signifie pas pour autant qu’il rende compte complètement de la configuration actuelle prise par les inégalités du fait notamment de la politique de « démocratisation scolaire ». Deux transformations majeures mériteraient notamment une analyse particulière. D’une part, l’élimination des classes populaires du système d’enseignement est devenue moins brutale qu’auparavant et s’opère désormais tout au long des cursus scolaires par le biais entre autres des filières de relégation qui se sont multipliées. D’autre part, les inégalités sociales tendent à se déplacer des individus vers les établissements scolaires, la concurrence entre les classes sociales tendant à devenir une concurrence des familles pour placer leurs enfants dans les « bons » lycées et les « bonnes » classes préparatoires aux Grandes Écoles, voie d’accès privilégiée vers les classes supérieures.