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Les métiers féminisés du soin et du lien aux autres: entre utilité sociale et dévalorisation professionnelle et salariale

Les métiers féminisés du soin et du lien aux autres: entre utilité sociale et dévalorisation professionnelle et salarialeTemps de lecture : 9 minutes

La crise sanitaire a mis en évidence le hiatus entre utilité sociale et dévalorisation professionnelle des métiers du soin. C’est que la gestion de l’entretien privé des travailleur∙se∙s, historiquement sous-traitée aux femmes reléguées au foyer, et désormais intégrée au marché dans une logique de profit, met en lumière le double mouvement de déqualification des métiers du soin et du lien aux autres, qui relèveraient d’aptitudes naturelles et non de compétences professionnelles, et de dégradation des conditions de travail et de rémunération. Les économistes Rachel Silvera et Séverine Lemière présentent, dans cet article, une partie de l’étude financée par l’IRES pour la CGT pour comprendre les mécanismes concrets des inégalités professionnelles dans le secteur du soin et du lien aux autres, au croisement de toutes les formes de pénibilité.

La crise sanitaire a permis à toutes et tous de prendre conscience de l’utilité sociale des métiers du soin et du lien aux autres. Pourtant, ces fonctions, essentiellement assumées par les femmes, sont invisibilisées et dévalorisées professionnellement.

La dévalorisation des métiers féminisés produit l’inégalité salariale

Rappelons que la dévalorisation des métiers féminisés est l’une des causes principales des inégalités salariales entre les femmes et les hommes. En effet, les rémunérations de ces professions sont particulièrement faibles : en moyenne, 900 € mensuels pour les accompagnant·e∙s d’élèves en situation de handicap (AESH) ou les aides à domicile ; autour du Smic mensuel (1 250 € nets) pour les aides-soignant·e∙s et les agent·e∙s territoriaux·les spécialisé·e∙s des écoles maternelles (Atsem) ; à peine le salaire médian (1 900 €) pour les professions intermédiaires (infirmier·e∙s, travailleur·se∙s du social…). Si ces emplois sont dévalorisés, c’est parce qu’ils sont très féminisés – entre 80 et 99 % de femmes les occupent – et que l’on considère qu’ils font appel à des compétences « naturelles » pour les femmes : soigner, éduquer, nettoyer, accompagner, écouter, etc. Du coup, on ne reconnaît pas la totalité de leur qualification. Les responsabilités et les techniques mises en œuvre sont niées et la pénibilité est invisibilisée. Par ailleurs, bon nombre de ces professions subissent un temps partiel imposé, avec des horaires hachés et n’ont pas de véritable déroulement de carrière.

Cet article présente une partie de l’étude, financée par l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) pour la Confédération générale du travail (CGT), disponible en ligne et intitulée : Investir dans le secteur du soin et du lien aux autres : un enjeu de l’égalité entre les femmes et les hommes (voir encadré).

Il s’agit de revenir sur les résultats principaux d’une consultation réalisée auprès de 7 000 professionnel·le·s des secteurs du soin et du lien aux autres. Cette consultation en ligne « Mon travail le vaut bien »[1] cible quinze professions du soin et du lien aux autres : accompagnants d’élèves en situation de handicap (AESH), aide-soignant·e, aide-médico-psycologique (AMP), agent·e d’entretien ou agent·e des services hospitaliers (ASH), agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles (ATSEM), aides à domicile ou auxiliaires de vie, assistant·e maternel·le, assistant·e des services sociaux, auxiliaire de puériculture, éducateur·trice de jeunes enfants (EJE), éducateur·trice spécialisé·e, infirmier·e, professeur·e des écoles ou sage-femme. En France, environ trois millions et demi de salarié·e∙s occupent ces métiers.

L’objectif de cette consultation est de donner la parole à ces professionnel·le∙s pour mieux cerner le contenu du travail réel, les responsabilités, les contraintes physiques et nerveuses, ainsi que leurs attentes. Cette parole est par la suite analysée et située sous l’angle des critères de détermination de la valeur du travail. Il s’agit de reprendre l’esprit de la loi Roudy de 1983 qui définit le principe d’un salaire égal pour un travail de valeur égale : « Sont considérés comme ayant une valeur égale les travaux qui exigent des salariés un ensemble comparable de connaissances professionnelles consacrées par un titre, un diplôme ou une pratique professionnelle, de capacités découlant de l’expérience acquise, de responsabilités et de charge physique ou nerveuse » (art. L3221-4 du Code du travail).

Présentation de l’étude IRES-CGT.

De septembre 2021 à décembre 2022, nous avons initié une étude disponible en ligne, avec un financement IRES-CGT, intitulée :  Investir dans le secteur du soin et du lien aux autres : un enjeu de l’égalité entre les femmes et les hommes. Cette étude fera l’objet d’une présentation lors d’un colloque organisé par la CGT et le CESE, le 9 novembre 2023 au CESE[2].

L’étude articule trois approches. Dans un premier temps, François-Xavier Devetter, Julie Valentin et Muriel Pucci estiment le coût et le niveau d’emplois créés par un investissement public pour assurer les besoins de notre société en termes de soins et de liens aux autres. La deuxième partie s’appuie sur une consultation en ligne donnant la parole aux professionnel·le∙s de quinze professions du soin et du lien sur le contenu de leur métier, leurs rémunérations et leurs revendications, près de 7000 professionnel·le∙s y ont répondu. Dans la dernière partie, trois professions féminisées du soin et du lien sont plus particulièrement étudiées et comparées à des métiers masculinisés.

Alors que nombre de métiers du soin et du lien requièrent un diplôme d’État – ce qui devrait signifier une reconnaissance technique et un périmètre précis de missions – notre consultation montre une tout autre réalité : une diversité des tâches bien au-delà du périmètre de l’emploi, une disponibilité permanente, des responsabilités vitales et une forte pénibilité physique et émotionnelle.

La complexité de métiers « tout en un »

Réaliser une multitude d’activités, au sein d’un même emploi ainsi qu’au-delà, caractérise très fortement les métiers du soin et du lien. 86 % des répondant·e∙s disent effectuer souvent plusieurs tâches à la fois. Il faut faire en même temps des tâches différentes, comme s’il fallait simultanément occuper deux postes, être deux personnes, détenir deux types de compétences. Cette sage-femme résume toutes ses fonctions : « En service, une sage-femme pour 30 mamans et 30 bébés. Je fais donc sage-femme, puéricultrice, infirmière, aide-soignante et ASH, mais je dois aussi faire assistance sociale pour les plus précaires, psychologue pour les situations dramatiques… et j’assure toute la partie administrative. »

Cette complexité est accentuée par un rapport au temps paradoxal et intenable. D’un côté, ces professionnel·le∙s insistent sur la nécessité de prendre du temps pour bien faire son travail et être à l’écoute, et de l’autre, elles et ils dénoncent le fait de ne pas avoir assez de temps pour bien travailler avec des délais de plus en plus contraints tout en étant fréquemment interrompu·e∙s. Une aide-soignante explique : « La durée du prendre soin est imprévisible. La relation de confiance entre la personne à prendre en charge et le professionnel est indispensable et n’est pas un copier-coller (…). Mais ce temps indispensable, incontournable n’est pas prévu sur nos fiches métiers (…). Les temps sont inquantifiables dans leurs durées et leur multiplicité, donc inquantifiables dans leurs retombées financières. »

Le bien-être, la santé et la sécurité : leur principale responsabilité

Les responsabilités en termes de bien-être et de santé des personnes sont partagées par 96,5 % des interrogé·e∙s, cette Atsem en témoigne : « [la] plus grosse responsabilité reste la sécurité des enfants ainsi que leur bien-être en répondant à leurs besoins ».

Les responsabilités renvoient aussi aux activités de supervision ou de coordination, peu reconnues comme de véritables responsabilités hiérarchiques : 70,9 % déclarent avoir la responsabilité d’une équipe ou de collègues, de nombreux témoignages soulignent l’encadrement d’étudiant·e∙s, de stagiaires et des personnes débutantes ou récemment arrivées.

Une pénibilité, sous toutes ses formes, totalement invisible

Si ces métiers ont des niveaux de formation et de salaire différents, s’ils existent à la fois dans le secteur privé et public, s’ils sont en contact avec des publics divers (enfants, personnes vulnérables, en perte d’autonomie, en situation de handicap, etc.), tous témoignent d’une pénibilité non reconnue : 97 % des professionnell·e∙s disent que leur métier est dur sur le plan émotionnel et 84 % sur le plan physique.

S’abîmer au travail

67 % des professionnelles assument des charges physiques alors que ce n’est le cas que de 41 % des personnes en emploi en France ; il s’agit pour elles de porter, déplacer, manipuler des malades, des personnes âgées ou des enfants en bas âge. Cette aide-soignante explique « lever des personnes sans matériel élévateur, 3 ou 4 douches dans la matinée pour des personnes très dépendantes, surveiller en même temps et seule 6 personnes dépendantes ». Les trois quarts travaillent au quotidien dans le bruit, notamment dans la petite enfance.

Subir des horaires atypiques

Travailler tard le soir, tôt le matin ou la nuit est fréquent. Selon l’enquête Conditions de travail de la DARES de 2019, ces professionnelles ont une probabilité de travailler le dimanche trois fois plus importante que l’ensemble des personnes en emploi.

Assumer de très lourdes contraintes émotionnelles

94 % des professionnelles déclarent faire face à la souffrance des autres. Elles sont presque autant (89 %) à devoir cacher leurs émotions au travail ; plus d’une sur deux se sent isolée au travail. Et face à la charge de travail, près des trois quarts ont peur de ne pas y arriver, de ne pas avoir le temps de finir une toilette, d’écouter une détresse, de détecter une souffrance. Une éducatrice spécialisée explique qu’il est « difficile de ne plus penser en dehors du travail aux jeunes qui nous livrent leur souffrance au quotidien, la charge mentale est importante ». Une aide à domicile nous dit « entendre une personne crier de douleur et être impuissante, n’avoir que la parole pour la rassurer. »

Ainsi la caractéristique essentielle et spécifique de ces métiers est de cumuler toutes les formes de pénibilités : physique, temporelle et émotionnelle. Cette infirmière résume : « Bien que le métier d’infirmière soit intéressant et porteur de valeurs, ces dernières sont de plus en plus bafouées par un rythme qui devient insoutenable, notamment avec l’instauration de plus en plus fréquente des 12 heures. Le travail est pénible psychologiquement (décès, misère, détresse psychologique des patients…) et physiquement (soulèvement des personnes alitées…) [et] est souvent incompatible avec une vie familiale harmonieuse (horaires décalés, travail du week-end et jours fériés) ».

Sans surprise, près des trois quarts expriment une dégradation de leur santé à cause du travail et les deux tiers ne se sentent pas capable de faire leur métier jusqu’à la retraite, ce n’est le cas que de 43 % des personnes en emploi en France.

Des qualifications invisibilisées par des métiers de vocation « féminine »

On a coutume de considérer que ces métiers reposent sur des qualités « innées » ou « naturelles » en lien avec l’assignation traditionnelle des femmes aux tâches relevant du soin, de l’aide et de l’assistance aux personnes en difficultés que recouvre finalement la dénomination anglaise du care. Pourtant, plus de la moitié des professionnel·le∙s estiment que la durée nécessaire pour bien maîtriser son travail est supérieure à un an, en articulant connaissances théoriques et savoir-faire techniques. De même, plus de 84 % des répondant·e∙s indiquent que leur métier exige de plus en plus de procédures administratrices et gestionnaires. Le besoin d’informations et de formation se fait ressentir, réalisé souvent en dehors du temps de travail : c’est par exemple « beaucoup de recherches personnelles » pour cette accompagnante d’élèves en situation de handicap. 

Au total, les deux-tiers de ces professionnel·les sont fier·es de leur travail et pourtant, elles et ils ne se sentent pas reconnu·e∙s et moins de la moitié recommanderait leur métier. On retrouve ici le paradoxe entre valeur sociale et valeur professionnelle de ces métiers. Les personnes interrogées sont à bout. Elles parlent toutes de l’usure, de la fatigue accumulée, au-delà de la crise sanitaire, et d’un mal-être au travail, du fait des choix budgétaires de ces dernières décennies, engendrant des baisses d’effectif, un travail toujours plus pressé et empêché, et une forte dégradation des conditions de travail.

L’égalité salariale pour ces métiers doit ainsi passer par leur revalorisation salariale et professionnelle et par des moyens de retrouver le sens de ce travail. Plus de 88 % ont placé la question salariale comme prioritaire. Comme si encore aujourd’hui, ces métiers relevaient d’une vocation et non de compétences professionnelles et que l’on niait encore la valeur salariale de ces métiers.

Pour aller plus loin :

Lapeyre N., Laufer J., Lemière S., Pochic S., Silvera R., Le genre au travail. Recherches féministes et luttes de femmes, Éditions Syllepse, 2021.

Pour citer cet article

Severine Lemiere, «Les métiers féminisés du soin et du lien aux autres: entre utilité sociale et dévalorisation professionnelle et salariale», Silomag, n°17, septembre 2023. URL: https://silogora.org/les-metiers-feminises-du-soin-et-du-lien-aux-autres/

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