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Les trois crises d’aujourd’hui aux États-Unis

Les trois crises d’aujourd’hui aux États-UnisTemps de lecture : 11 minutes

Les États-Unis affrontent un emboîtement de crises sans précédent depuis les années 1930. Les conséquences de la pandémie aggravées par l’incurie de l’administration Trump révèlent un système de santé et un système économique délétères qui amplifient les inégalités sociales et raciales préexistantes. Les mobilisations sans précédent contre les violences policières cristallisent la colère contre ce système injuste profondément ancré et pourraient marquer un tournant. Mais l’issue politique demeure incertaine alors que les clivages partisans se creusent dangereusement, nous explique Mark Kesselman.

Bien que la pandémie de Covid-19 pèse lourdement presque partout dans le monde, son caractère, son traitement (mauvais ou inexistant) et son impact varient en fonction de plusieurs facteurs – géographique, de classe sociale, ethnique, générationnel et bien d’autres. Mon analyse porte sur trois crises actuelles aux États-Unis, étroitement liées dans le temps et leurs conséquences. Si bien que nous sommes confrontés à la crise le plus profonde qu’ait connue le pays depuis la Grande Crise des années 1930.

Les États-Unis remportent le triste trophée de « champion mondial » au vu du nombre de personnes infectées et décédées à cause du virus. Les statistiques sont catastrophiques. Avec plus de 4,5 millions de cas de Covid-19 et plus de 150 000 morts à la fin du mois de juillet, les victimes de la pandémie aux États-Unis représentent le quart de la population touchée dans le monde, alors qu’ils ne comptent que 5 % de la population mondiale. Et encore, la crise sanitaire est loin d’être terminée.

Un système de santé injuste, premier facteur expliquant le lourd bilan humain de la crise sanitaire

Trois facteurs aident à comprendre l’ampleur de la crise sanitaire. Le premier d’entre eux tient au système de santé publique américain délétère, mélange d’assurance privée à la charge des particuliers, de corporatisme (assurances liées à l’emploi) et de public (Medicare pour les 65 ans et plus, et Medicaid pour les pauvres sous condition). L’Obamacare, un des grands acquis du président Obama, a créé des aides pour les bas revenus, qui ont permis à 20 millions d’Américains d’être assurés. Mais, 20 millions ne bénéficient toujours d’aucune assurance médicale. En raison de cette absence d’un véritable système de santé qui préexistait à la crise du Covid-19, les États-Unis étaient très mal préparés pour affronter une telle pandémie. Ce système explique pourquoi les dépenses pour les soins et les médicaments y sont les plus élevées au monde alors qu’ils sont à un rang très médiocre du point de vue de la santé des habitants.

D’autre part, les inégalités au sein même de ce système sont dramatiques, pour plusieurs raisons : (i) la course à l’argent y compris pour le système hospitalier libéral, et le monopole de big pharma (les grandes entreprises pharmaceutiques) ; (ii) l’absence d’une garantie de « sick leave » (le congé maladie) qui oblige souvent des travailleurs malades à travailler, sous peine de perdre leur salaire ou même leur emploi ; (iii) le taux de pauvreté élevé et le niveau des bas salaires[1]. La crise sanitaire frappe donc les Américains de façon très inégale du point de vue générationnel (les moins et plus de 80 ans), mais aussi au regard des différences de classes sociales et de groupes ethniques. Celles et ceux qui appartiennent aux classes ouvrières et moyennes ont été obligés de continuer à travailler dans des conditions à risque et même lorsqu’ils avaient attrapé le Covid-19. Trump n’a pas hésité à déclarer que ceux qui travaillent dans les services essentiels, comme les boucheries et les hôpitaux, devaient impérativement s’y rendre.

Le fédéralisme, deuxième facteur d’inégalité et de vulnérabilité

Le système institutionnel fédéral a renforcé l’impact du Covid-19. Les États sont assez autonomes dans le choix de la règlementation pour limiter la crise. Le clivage partisan et géographique est très net à cet égard. Les États des deux côtes et les plus industrialisés du centre (comme l’Illinois et le Michigan), plus à gauche et Démocrates, sont davantage prêts à suivre les conseils des experts pour limiter les dégâts : confinement, masques, etc. Les États « rouges »[2] de l’intérieur plus rural et conservateur se méfient des conseils des experts. Mais, évidemment, le virus ne respecte ni les frontières ni les idéologies.

Les dégâts causés par Trump et son administration

Les deux premiers facteurs auraient compliqué la tâche de n’importe quel gouvernement. Mais il est incontestable que la politique de l’administration de Trump avant et pendant la crise a produit des dégâts catastrophiques. Avant la crise, Trump a coupé les crédits aux services chargés de lutter contre les pandémies, au sein du ministère de la Santé publique. Depuis fin janvier et pendant les six semaines qui ont suivi, quand le CDC[3], ses conseillers et le ministre de la Santé se sont associés à l’Organisation mondiale de la santé, pour alerter sur la gravité du danger, Trump a systématiquement ignoré la pandémie. Par intérêt personnel (électoral et financier), par crainte de déstabiliser les marchés financiers, et par sa naïveté de penser, comme il l’a prétendu, que « cela va disparaître en été de façon magique ». Un exemple sidérant. Il a empêché des passagers en croisière malades du Covid-19 de débarquer aux États-Unis, afin de réduire le nombre de cas du Covid-19 sur le sol américain.

Trump a longtemps persisté à sous-estimer la gravité de la pandémie. Il ne portait jamais de masque publiquement avant le 12 juillet 2020[4]. Contre les conseils unanimes des experts médicaux, il a convoqué un rassemblement électoral le 20 juin dans un grand amphithéâtre clos. Ses pressions ont eu un impact considérable. Les sondages indiquent qu’il existe un clivage partisan très significatif entre les sympathisants des deux partis: une large majorité des Républicains se méfie des conseils des experts[5], tandis que les Démocrates sont plus enclins à les suivre.

Une crise économique sans précédent depuis 1930, des aides qui nourrissent les inégalités

La crise sanitaire est étroitement liée à une crise économique et financière d’une ampleur sans précédent depuis la Grande Crise des années 1930. À la mi-mars, l’activité économique a brutalement chuté quand dans plusieurs États, des millions d’entreprises ont dû fermer. 40 millions d’Américains ont été déplacés, licenciés, mis au chômage partiel, etc. Il fallait rester confiné chez soi. Les villes sont devenues des déserts. La réponse des pouvoirs publics a été rapide, énorme. Les aides votées par le Congrès ont totalisé $3 milliards de milliards[6] et la Fed a injecté $4 Mrds de Mrds[7], dépassant de loin ce que l’État a dépensé pendant la crise de 2008. Même si ces actions ont eu un réel impact et que l’économie ne s’est pas effondrée, les dégâts ont été, et restent énormes. En juin, le nombre des entreprises qui ont fait faillite est sans précèdent depuis les années 1930.

Il faut souligner l’injustice et les inégalités de ces aides. Ceux d’en bas ont reçu relativement peu[8], quand les entreprises, surtout les grandes, ont obtenu des sommes colossales. Alors que leurs dirigeants ont prétendu pendant des décennies (et plus) que les crédits manquaient pour les besoins essentiels – santé publique, assistance sociale, infrastructures –, ils ont trouvé des milliards de milliards pour soutenir le système économique et surtout ceux qui en sont les principaux bénéficiaires. Résultat : un accroissement considérable des inégalités économiques. Le malheur des uns a fait la richesse des autres[9]. Au total, les fortunes des quelques centaines de milliardaires américains se sont accrues de $434 mrds.

À l’autre bout de la chaîne, 40 millions d’Américains ont perdu leur emploi ou ont été mis en congé sans salaire et ne peuvent pas payer leur loyer ni acheter le nécessaire pour vivre[10]. Les crédits exceptionnels du Cares Act[11] accordés aux pauvres sont faibles et d’une durée limitée. Les sans-papiers n’y sont pas éligibles[12]. 20 millions de personnes se retrouvent au chômage malgré cette loi, qui a accordé $500 mrds aux entreprises pour maintenir l’emploi. Ainsi les grandes entreprises en sont les grandes gagnantes, pendant que les aides accordées aux PME et aux travailleurs ont été beaucoup plus modestes. Ce n’est pas tout : bien que la crise ait frappé ceux d’en bas beaucoup plus fort que les privilégiés, même à cet égard, il existe une hiérarchie. Les noirs et minorités ethniques souffrent beaucoup plus que les blancs. Le taux de chômage, qui est actuellement au-dessus de 13% en moyenne pour l’ensemble de la population, est de 20 % pour les noirs et les latinos contre 8% pour les blancs. Bien qu’il y ait eu une reprise timide en juin, les dégâts économiques de la crise restent immenses. Le Congressional Budget Office[13] a estimé que la crise coûterait $15.7 Mrds de Mrds[14].

Après le meurtre de George Floyd, Black Lives Matter, enfin!

Ahmaud Arbery, Breonna Taylor, Tony McDade. Tous noirs, tous tués par la police. Bien que ces meurtres aient été suivis de protestations, comme beaucoup d’autres récemment, leurs noms ont été oubliés quelques jours après. Mais, le 31 mai à Minneapolis, ville du nord, le meurtre de George Floyd qui a duré 8 minutes et 46 secondes, par quatre policiers, totalement détendus et indifférents à sa souffrance et à ses cris, a été l’étincelle qui a déclenché la troisième crise[15]. Les contestations partout aux États-Unis dans les semaines qui ont suivi le meurtre ont été parmi les plus étendues, les plus profondes et durables, depuis les grèves et contestations des années 1930, qui avaient précédé la création du mouvement syndical CIO[16] et le New Deal de Franklin Delano Roosevelt. Les contestations de ces dernières semaines ont ciblé la violence policière contre les noirs, mais leur portée va beaucoup plus loin : elles posent la question des inégalités qui frappent les Africains-Américains et les autres minorités ethniques dans la société américaine.

Quatre facteurs expliquent pourquoi le meurtre de George Floyd a déclenché un tel mouvement.  D’abord, grâce aux smartphones des passants, l’acte a été vu avec horreur par des centaines de millions de gens dans le monde entier. Deuxièmement, les violences policières à l’égard des minorités et, plus généralement, les inégalités raciales ont été renforcées par les crises, sanitaire et économique, comme je l’ai précisé plus haut. Si les médias insistent, à juste titre, sur les inégalités générationnelles à l’égard de la maladie, ils parlent peu en revanche du fait que la gravité de la maladie et son traitement varient beaucoup en fonction des facteurs de race et de classe. Ce qui est vrai pour la crise sanitaire vaut pour la crise économique : son impact varie beaucoup en fonction de la classe sociale[17].

Troisième facteur : les inégalités raciales liées aux crises sont le fruit d’un héritage honteux à l’égard des noirs, des populations natives, et d’autres minorités ethniques. Malgré les succès des luttes pour l’égalité des droits, le racisme reste fortement présent. Un noir gagne en moyenne 73 % de ce que gagne un blanc[18]. 72 % des familles blanches contre 42 % des familles noires sont propriétaires de leur habitation[19]. Les inégalités de race très profondes avant le meurtre de Floyd ont alimenté le mouvement contre l’injustice raciale qu’il a provoqué.

Quatrièmement, Donald Trump, avec ses propos et actes racistes avant et depuis son élection, après le meurtre de Floyd, et son action face aux contestations qui l’ont suivi, n’a cessé de jeter de l’huile sur le feu.

Le mouvement profond contre le racisme et les inégalités: un tournant?

Pour comprendre dans quelle mesure cette troisième crise pourrait être un tournant dans les rapports sociaux aux États-Unis, comparons le mouvement actuel de Black Lives Matter et ceux qui ont suivi d’autres meurtres de noirs par des policiers. Les participants aux protestations précédentes étaient essentiellement noirs. Après le meurtre de Floyd, il est important de relever que les blancs y ont été très nombreux[20]. Cet assassinat et les contestations qu’il a provoquées ont fortement impacté l’opinion publique. Malgré les critiques féroces de Trump à l’égard des manifestations, 74% des Américains les soutiennent, parmi lesquels 87% des Démocrates et même 53% des Républicains; 61% des Américains sont critiques sur la manière dont Trump et son gouvernement ont réagi face aux contestations; et 69% sont d’accord avec l’idée que les meurtres des noirs par la police indiquent des problèmes plus profonds à l’égard des noirs dans la société américaine. Il y a six ans, ils n’étaient que 43% à être d’accord avec cette idée[21]!

Beaucoup de choses changent. De nombreuses villes sont en train de limiter ou interdire les “choke holds” (prises d’étranglement) par la police, enlèvent des drapeaux confédérés et des monuments aux généraux sudistes. De grandes entreprises suivent le mouvement. Quand le New York Times affiche sur une page entière « Corporate America Has Failed Black America » (« L’Amérique des entreprises a échoué face à l’Amérique noire »), les entreprises en tiennent compte. Sur le plan symbolique, plusieurs d’entre elles ont retiré des stéréotypes, photographies et slogans racistes de leur pub. Quaker Oats va renommer le sirop sucré Aunt Jamima, la souriante et rassurante femme noire, qui existe sous ce nom depuis plus d’un siècle. Idem pour le riz Uncle Ben’s. Dans une page entière du New York Times le 12 juin, The Association of National Advertisers[22] précise : « Nous nous engageons à faire tout ce qui est en notre pouvoir, individuellement et collectivement, pour mettre fin au racisme systémique et parvenir à l’égalité et à la justice »[23]. Depuis quelques semaines, plusieurs grandes entreprises (Nike, Addidas, etc.) prévoient des actions en faveur des noirs[24]. Il faut se réjouir de cette prise de conscience du racisme dans la société américaine et ne pas sous-estimer ce moment, bien qu’il soit tardif et que rien ne garantit que les promesses seront tenues.

Enfin, même si cette campagne réussit pleinement, elle reste très limitée et même ambigüe : son but est de conforter une société et une économie libérales où les inégalités sont légitimes puisque tout le monde a le droit de courir pour arriver au sommet.

Quel peut être le résultat de ces trois crises ? C’est impossible à prévoir en raison de multiples facteurs imprévisibles à commencer par l’avenir de la pandémie. Les Américains et leurs gouvernements feront-ils les bons choix pour la surmonter ? Ce n’est certainement pas le cas actuellement. Y aura-t-il une deuxième vague alors que la première est loin d’être terminée? Quant à Black Lives Matter, les protestations vont-elles durer ? Les revendications seront-elles surtout axées sur les bavures policières, ou feront-elles la liaison entre les violences policières, le système et les institutions racistes, et l’ensemble du système libéral injuste ?

L’avenir se joue aussi autour des élections. La mobilisation des dernières semaines va-t-elle durer et alimenter une dynamique sociale et électorale à gauche ? Ou y aura-t-il, comme en 1968, après d’autres contestations antiracistes et de gauche, la revanche de la droite ? Stay tuned (Restons vigilants).

[1] Le SMIC fédéral est a $7.25 de l’heure —autour de 7 euros— le même depuis 2009 (!), même si plusieurs des États fédéraux de gauche ont augmenté ce taux minable.

[2] Républicains dans le sens américain !

[3] CDC : Center of Disease Control.

[4] D’après lui, cela fait une mauvaise photo et n’est pas digne d’un vrai homme !

[5] Comme du port du masque par exemple.

[6] En anglais, $3 trillions.

[7] La Banque centrale américaine, Federal Reserve Bank, a notamment acheté des bons du Trésor.

[8] Ou rien, dans bien des cas, pour les sans-papiers par exemple.

[9] Par exemple, quand l’action d’Amazon a grimpé de $1.850 avant la crise à $2.600 en quelques mois, Jeff Bezos, PDG d’Amazon, qui avait une fortune de 140 milliards de dollars avant la crise, a « gagné » $25 milliards en trois mois !

[10] The Nation, 15/22 Juin 2020.

[11] Coronavirus Aid, Relief, and Economic Security (CARES) Act loi signée par le président Trump le 27 mars 2020.

[12] 15 millions de personnes (10 millions des sans-papiers et 5 millions d’enfants et épouses) sont privés de ces aides.

[13] Agence d’experts liée au Congrès.

[14] « Notre tissu économique ne pourra pas être réparé facilement» : « Our Economic Fabric Can’t Easily Be Mended.», New York Times, 7 juin 2020. On comprend pourquoi un article récent répond par l’affirmative à la question posée dans le titre, « The Pandemic’s Legacy : Even More Inequality ? » : « L’héritage de la pandémie: encore davantage d’Inégalité ? ».

[15] Hélas, le meurtre de Flyod n’était pas le dernier : il a été suivi par celui de Rayshard Brooks une semaine après et encore d’autres…

[16] Créé en 1934, le CIO, Comittee of Industrial Organizations, regroupe mineurs, fondeurs, ouvriers de la confection, des filatures, du gaz et du pétrole. Les ouvriers des verreries, du caoutchouc, de l’automobile et de la sidérurgie les rejoignent en 1938 pour donner naissance au Congress of Industrial Organizations.

[17] Par exemple, avoir du travail ou pas, avoir un emploi stable ou précaire, disposer d’une épargne suffisante ou non pour payer son loyer et pour pouvoir subsister pendant une période sans travail changent l’impact économique de la crise sur les individus et leur famille.

[18] Un noir avec un diplôme universitaire gagne 82% du salaire d’un diplômé blanc.

[19] 60% des familles blanches ont un compte épargne pour leur retraite, contre seulement 34% des familles noires, New York Times, 10 juin 2020.

[20] «Un des éléments qui donne le plus d’espoir dans les contestations récentes, ce sont les images de gens de multiples races aux États-Unis et partout dans le monde, qui soutiennent la lutte contre le racisme… », écrit Charles Blow, journaliste, dans le New York Times, 8 juin 2020.

[21] Sondage effectué par le Washington Post, 9 juin 2020.

[22] Dont les adhérents comprennent Ford, Hilton, et McDonald’s.

[23] «We commit to do everything in our individual and collective power to end systemic racism and achieve equality and justice».

[24] Bourses universitaires, efforts renforcés pour recruter des noirs et les nommer à des postes de direction.

Pour citer cet article

Mark Kesselman, «Les trois crises d’aujourd’hui aux États-Unis», Silomag, n°11, juillet 2020. URL: https://silogora.org/les-trois-crises-daujourdhui-aux-etats-unis/

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