En resituant le concept d’intersectionnalité dans le contexte qui l’a vu naître tout en rappelant la pluralité du féminisme en France qui dès les années 1970 pense la multiplicité des discriminations faites aux femmes, Chahla Chafiq éclaire dans cet article les controverses actuelles créées par le concept, principalement liées à la problématique de l’identité. Elle en explique les possibles effets pervers d’exacerbation des repères identitaires et d’assignation à l’identité d’un groupe au risque de l’effacement de l’individualité et au profit des logiques de domination. Le concept peut ainsi faire obstacle à l’approfondissement des débats autour du voile islamique.
Ces dernières années, les débats agités autour de sujets comme le port du voile islamique et la « non-mixité racisée » ont convoqué, en leur sein, le concept d’intersectionnalité. En gain de visibilité dans le contexte français depuis les années 2000, celui-ci revendique de prendre en compte les différentes formes de domination que subissent les femmes selon leurs multiples appartenances (classe sociale, origine, orientation sexuelle, etc.). Les théories ne descendant pas du ciel et n’étant pas sacrées, toute réflexion sur les concepts impliqués dans les débats sociaux gagne à sonder les raisons de leur apparition à un moment donné. Une telle contextualisation nous permet de percevoir plus clairement les enjeux afférents. Car, ce qui importe le plus, dans le champ des concepts, n’est-ce pas leurs impacts et leurs issues socioculturelles et politiques ?
L’intersectionnalité, une démarche inédite ?
Je commencerai donc par un bref rappel des tenants de l’approche intersectionnelle, puis je continuerai par la mise en réflexion de ses aboutissements actuels. En premier lieu, il est intéressant de s’assurer du caractère inédit de la démarche intersectionnelle pour ce qui est de la prise en compte des différentes formes d’oppression auxquelles sont exposées les femmes. En se remémorant l’histoire des luttes féministes en France, nous pouvons constater une pluralité de tendances et de sensibilités politiques qui, en fonction de leurs expériences et idéaux propres, mettent l’accent sur la diversité de la condition des femmes et l’impact de ces conditions dans la lutte pour l’accès aux droits. Ainsi, dans les années 1970, moment où les actions féministes deviennent plus visibles, il existe, parmi le mouvement féministe, des questionnements et des revendications spécifiques aux femmes qui vivent la condition ouvrière, la domination coloniale, ou encore aux lesbiennes. Rappelons qu’au début des années 1970, Colette Guillaumin, chercheuse et sociologue féministe, propose une analyse du fond idéologique commun au racisme et au sexisme. Elle avance alors, pour la première fois, le terme « racisé » (sur lequel je reviendrai plus tard). Puis, dans les années 1990, la question de l’articulation du sexisme à d’autres types de discrimination se pose dans le cadre des actions de la lutte contre les discriminations. Elle donne lieu à des concepts tels que « double discrimination » ou « discrimination multicritère », qui tendent à saisir l’interaction des divers types de discrimination.
L’intersectionnalité, quant à elle, nous vient de l’Amérique du Nord et s’enracine dans le contexte historico-politique américain, où esclavage et ségrégation raciste à l’encontre des Afro-américains occupent une place centrale dans la constitution de la nation. Dans le sillage des débats sur le Black feminism (1960-1970), l’universitaire afroféministe américaine Kimberlé Williams Crenshaw présente, à la fin des années 1980, le concept d’intersectionnalité pour analyser l’entrecroisement du sexisme et du racisme subis par les femmes afro-américaines. Par la suite, le concept connaîtra un usage élargi et embrassera les discriminations de tout genre, se focalisant ainsi sur la construction des identités multiples, comme conséquence des formes plurielles de domination (classe, âge, race, sexe, sexualité, etc.). Dans la même lignée, apparaissent d’autres termes comme « interconnectivité » ou « identités multiplicatives ».
Interroger les rapports entre individu et communauté pour éviter les pièges de l’assignation identitaire
En nous penchant, en deuxième lieu, sur les controverses créées par l’intersectionnalité dans ses acceptions actuelles, nous voyons que celles-ci renvoient, en dernière analyse, à des sujets liés à la problématique de l’identité. Une première question en découle : cette articulation identitaire ne risque-t-elle pas de noyer ou d’invisibiliser la question du sexisme ? Si nous centrons l’analyse sur la domination des « racisés » par les « blancs », comment identifier le sexisme comme discrimination ciblant toutes les femmes ? Et comment aborder pertinemment les discriminations et violences sexistes et sexuelles au sein des groupes dominés, notamment parmi les groupes racisés ? En oublierons-nous que les femmes, loin d’être une minorité, constituent la moitié de la société et qu’elles vivent, à cet égard, diverses conditions humaines ? En effet, ainsi que le souligne Françoise Gaspard, « le sexisme a cette particularité d’être présent dans tous les groupes et catégories et jusque et y compris dans les relations domestiques » (F. Gaspard, discours auprès de la Cedaw[1], 2001).
Au-delà des aspects liés au sexisme, ce premier point amène à interroger le rapport entre l’individu et la communauté. L’identité communautaire peut-elle englober les dimensions sociales et politiques ? En ce cas, ne dilue-t-elle pas les rapports de pouvoir qui traversent toute société et toute communauté ? Ces interrogations nourrissent les critiques qui mettent l’accent sur les effets pervers de l’usage de l’intersectionnalité, en tant que concept, lorsque la réhabilitation de l’identité opprimée favorise la remise en cause des droits humains universels. N’est-il pas vrai que la réalisation de ces droits requiert de reconnaître l’autonomie et la liberté des individus – et non des communautés ?
Dans son analyse sur le fond commun entre les idéologies sexistes et racistes, Colette Guillaumin insiste sur deux points qui aident à voir plus clair dans les controverses actuelles. Premier point : le sexisme et le racisme, par une construction symbolique d’une différence de « nature », formatent les « autres » sexisés et racisés pour asseoir des rapports de domination. Le deuxième point porte sur les logiques de formation des groupes racisés et sexisés, lesquels se développent par le processus formel et informel de la désindividualisation : les individus sont assignés à l’identité du groupe. Nous touchons ici aux effets pervers de l’assignation identitaire, qui, soumettant les individus aux groupes, les renvoient à leurs particularismes. Il en résulte, pour les personnes appartenant à ces groupes, un enfermement dans une forme d’unité collective, ainsi que l’effacement de leur individualité autonome.
De ce fait, quelle que soit l’intention des groupes et des personnes militantes, le recours à l’intersectionnalité favorise l’exacerbation des repères identitaires au profit de logiques de domination. Nous en avons un exemple avec les approches qui stigmatisent le féminisme « blanc » comme représentant de la suprématie occidentale. Par une réduction identitaire de l’Occident au colonialisme et à l’impérialisme, ces approches avilissent les valeurs de l’égalité des sexes et de la liberté des femmes en les faisant passer pour les fruits de la culture des dominants. Or, l’Occident, loin d’être un univers homogène, est traversé, comme tout espace, par des luttes sociales et politiques, il est également le lieu de pensées et d’actions contre les diverses formes de domination, notamment contre les politiques coloniales et impérialistes – les luttes féministes en sont une illustration –, enfin il est pluriel.
L’approfondissement nécessaire du débat autour du voile islamique
La logique identitaire soutenue par le recours à l’intersectionnalité fait obstacle, par ailleurs, à l’approfondissement des débats sur le voile islamique, lors desquels la moindre critique passe pour de l’islamophobie, alors même que le voilement des femmes existe dans d’autres religions, notamment le christianisme et le judaïsme, et que son caractère sacré et obligatoire ne fait pas l’objet d’un consensus parmi les musulmans, à l’exception des défenseurs de la charia (Loi religieuse). Dans le Coran, le terme « voile » est présent à diverses reprises pour signifier le « rideau » ou la « barrière ». Ainsi, selon la charia, l’obligation du port du voile pour les femmes incarne la barrière délimitant la place et le statut de celles-ci au sein de l’ordre communautaire. Comme le répètent les gardiens de la charia, cette loi octroie des droits aux femmes, mais seulement en fonction des rôles et des places immuables attribués à chaque sexe au sein de la famille et de la communauté. La supériorité absolue des hommes promue par le code de la famille inspiré de la charia garantirait la solidité et la chasteté de l’oumma (communauté musulmane). C’est dans cette perspective que l’imposition du voile prend tout son sens en dessinant les contours d’une non-mixité sexuée destinée à empêcher les fréquentations illicites entre femmes et hommes, et ce dans l’intention de prévenir le mélange des spermes et de garantir la filiation paternelle. Des mesures telles que l’obligation de la virginité avant le mariage et les châtiments, d’une rare cruauté, infligés en cas d’adultère poursuivent ces mêmes objectifs. En revanche, pour les hommes, l’autorisation de la polygamie et de la répudiation (droit du divorce unilatéral) leur ouvre les portes de la liberté sexuelle. Retenons que, même si ces codes s’affichent comme étant sacrés, ils sont loin d’être admis comme tels par l’ensemble des musulmans et que l’état de leur application dans les pays dits islamiques reste très variable, allant de leur abolition totale – comme dans l’exemple turc – jusqu’à divers degrés d’articulation entre codes religieux et lois séculières – comme dans les pays du Maghreb. Même là où la charia s’impose pleinement, voire partiellement, le code de la famille fait l’objet, dans bien des cas, de constantes protestations, y compris de la part de féministes luttant pour l’égalité des sexes et la liberté des femmes au sein des sociétés dites musulmanes.
Bien qu’attestée par une simple observation, cette complexité est omise aussi bien par l’extrême droite que par les islamistes qui travaillent à présenter, pour leurs propres intérêts idéologiques, une image unifiée des musulmans et prônent le voile comme bannière identitaire. Pendant que l’extrême droite cherche à prouver l’incompatibilité de l’identité française et de l’identité islamique, les islamistes transforment l’islam en une identité totale et totalisante afin de légitimer leur stratégie de prise de pouvoir au nom de Dieu.
Au terme de ces constats et analyses, comment ne pas inviter les adeptes de la démarche intersectionnelle à interroger les rapports entre appartenance identitaire et universalité des droits humains ?
Pour aller plus loin :
- Chahla Chafiq, Le rendez-vous iranien de Simone de Beauvoir, Éditions iXe, 2019.
- Chahla Chafiq, Islam politique, sexe et genre. A la lumière de l’expérience iranienne, PUF, 2011.
- Kimberle Crenshaw, “Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics“, University of Chicago Legal Forum: Vol. 1989: Iss. 1, Article 8.
- Colette Guillaumin, Sexe, Race et Pratique du pouvoir. L’idée de Nature, Côté-femmes, Paris, 1992 (titre désormais commercialisé par les éditions iXe, https://www.editions-ixe.fr/catalogue/sexe-race-et-pratique-du-pouvoir/).
- Colette Guillaumin, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Gallimard, 2002.
- Sandra Laugier, « Kimberlé Crenshaw, la juriste qui a inventé “l’intersectionnalité” », Bibliobs.nouvelosb.com, le 9 janvier 2019.
- Delphine Naudier, Éric Soriano, « Colette Guillaumin. La race, le sexe et les vertus de l’analogie», Cahiers du Genre 2010/1 (n° 48), pages 193 à 214.