Inventée par un agent immobilier américain comme solution à la Grande Dépression, pour lutter contre le chômage de masse en renforçant l’activité des entreprises, la notion d’obsolescence programmée pose la question de la soutenabilité d’une politique économique de consommation et de production intensives qui engendre une démultiplication des déchets. Du raccommodage au gaspillage, le rapport aux objets – notamment à leur durée d’usage – s’est modifié à mesure que se généralisait l’accès aux biens de consommation, produits en quantité exponentielle. Julie Madon traite ici du problème de l’obsolescence des objets en l’insérant dans une histoire plus large de la consommation.
L’obsolescence programmée est contemporaine de notre société de consommation de masse. La généralisation progressive de l’accès à la consommation dans les sociétés occidentales a entraîné une réduction de la durée de vie des objets, et l’avènement de l’obsolescence comme pratique industrielle. À partir des travaux de nombreux historiens, je fais le récit de cette évolution.
Aux racines de la consommation : le fleurissement de la vie matérielle dès le XVème siècle
La consommation en Europe a souvent été décrite comme un phénomène de l’après-guerre[1], mais elle est devenue florissante dès le XVème siècle. Elle se manifeste alors différemment de notre époque actuelle. Dans l’Italie de la Renaissance, par exemple, les biens servent de réserves de valeur, et les individus prennent soin de les faire durer. À cette époque, on valorise plutôt le raffinement et la qualité des objets que la nouveauté[2]. Entre le XVème et le XVIIème siècle apparaissent des effets de mode. Dans la France de l’Ancien Régime, les vêtements sont peu à peu perçus par leurs propriétaires comme éphémères, susceptibles d’être renouvelés pour correspondre à l’air du temps[3]. Le terme « consommation » prend une nouvelle signification. Issu du latin consumere, il renvoyait depuis le XIIème siècle à l’épuisement physique de la matière, mais se met alors à revêtir une connotation positive et créative. Les économistes et penseurs de l’époque, à l’instar d’Adam Smith, encouragent la consommation comme un moyen de satisfaire les désirs individuels et d’enrichir la nation[4]. Les individus ne se définissent plus uniquement par leur travail, mais également par ce qu’ils consomment. Le goût, l’apparence et le style de vie caractérisent la personne qu’ils souhaitent être et la manière dont les autres les perçoivent.
À partir du XVIIIème siècle et tout au long du XIXème siècle, la consommation s’accélère. En France, l’augmentation du revenu moyen des entraîne une augmentation du nombre de produits qu’ils peuvent acquérir. Leur attitude vis-à-vis des objets change. Ils achètent davantage de produits à plus faible coût, qui durent moins longtemps. De nouvelles méthodes de production et de commercialisation voient le jour[5]. Pour autant, les pratiques de conservation des objets ne disparaissent pas. Elles ne sont pas non plus réservées aux membres des classes les moins fortunées. Les membres de la bourgeoisie du XIXème siècle, nostalgiques des temps passés, développent un goût pour les antiquités et les objets portant sur eux la patine du temps. Pour eux, certains vendeurs fabriquent même de faux meubles anciens, en les vieillissant (ajout de poussière, vermiculage…)[6].
De la Belle Époque aux Trente Glorieuses, vers la consommation de masse
À partir de la fin du XIXème siècle, l’accès à la consommation s’élargit encore davantage. Les années 1880 voient apparaître de nouveaux produits emblématiques comme la bicyclette et l’automobile[7]. L’accès aux biens s’élargit jusqu’aux classes modestes, même si celles-ci continuent de partager l’idée qu’il faut qu’un objet leur « fasse de l’usage » avant de s’en séparer[8]. Les deux guerres mondiales mettent un frein à cette progression[9], ralentissant la course au renouvellement des objets. Dans les années 1930-1950, les femmes des milieux populaires, avec l’aide de certains mouvements familiaux, développent des pratiques de réparation et de partage des objets, afin de faire face au contexte économique difficile. Elles mettent en place des « centres de raccommodage », dans lesquels elles mutualisent leurs compétences en couture, et achètent ensemble des lave-linges collectifs[10].
Après la Seconde Guerre mondiale, entre les années 1945 et 1973, les Trente Glorieuses marquent le triomphe de la consommation de masse. C’est l’essor du prêt-à-porter. Les femmes confectionnent de moins en moins les vêtements de la famille. Les ménages achètent aussi de l’électroménager. Le taux d’équipement des réfrigérateurs passe de 7,5% en 1949 à 88,5% en 1974[11]. L’avènement de la société de consommation marque aussi celui de la « société du jetable »[12]. Les individus réparent moins, produisent plus de déchets. La récupération (restes de nourriture, réutilisation de vieux chiffons) reste associée à la société préindustrielle[13]. Alors qu’auparavant la lutte contre le gaspillage était « une préoccupation constante »[14], jeter devient une pratique habituelle.
Alternatives et critiques de la « société du jetable » depuis les années 1970
En France, cet accroissement de la consommation ne se fait pas sans critiques. Celles-ci se font nombreuses à partir des années 1960-1970, notamment avec la crise du choc pétrolier de 1973. La France plonge alors dans un contexte de faible croissance et de diminution du salariat. Des critiques s’expriment de manière visible chez les hippies et les néo-ruraux, qui dénoncent le système productiviste et ses impacts environnementaux[15]. Une série de publications critiques paraissent aussi dans ces années-là, souvent produites par des philosophes et essayistes. Henri Lefebvre[16], Ivan Illich[17], Jean Baudrillard[18], André Gorz[19] ou, plus tard, Hartmut Rosa[20] fustigent la course à la consommation qui « aliènerait » les individus et leur rapport aux choses et au temps. Ils mettent l’accent sur les ressources naturelles et le travail de production (et souvent, de destruction) nécessaires à la conception des produits.
En parallèle, des essais se focalisent sur l’obsolescence des biens de consommation, pointant du doigt la responsabilité des industriels. En France, l’économiste Serge Latouche note que l’obsolescence programmée est liée à la montée en efficacité des moyens de production au XIXème siècle. La conception en série avait alors « besoin de la consommation de masse pour s’écouler »[21]. Ainsi, en 1932, un agent immobilier américain a fait pour la première fois la promotion de l’obsolescence programmée (planned obsolescence en anglais) pour maintenir la demande[22]. Deux ouvrages ont fait date pour théoriser cette notion : The Waste Makers[23] et Made to Break[24], publiés par des essayistes américains. Ceux-ci divisent l’obsolescence en trois types. L’« obsolescence technique » renvoie au fait que l’objet tombe en panne, fonctionne moins bien, s’use. Elle comprend ce que certains ont appelé plus tard l’obsolescence logicielle, c’est-à-dire le fait qu’un ordinateur ou toute autre interface numérique se mette à ralentir ou à dysfonctionner. L’« obsolescence fonctionnelle », elle, désigne un moment où un objet est dépassé par d’autres modèles plus innovants. Enfin, l’« obsolescence psychologique » renvoie au fait que l’individu remplace l’objet par effet de mode. Les acteurs marchands peuvent programmer ou encourager ces obsolescences, en rendant l’objet moins performant au bout de quelque temps (obsolescence technique), en accélérant la création de modèles plus efficaces (obsolescence fonctionnelle) ou en rendant désirable le renouvellement des produits par la publicité et la mode (obsolescence psychologique). Par la suite, de nombreux acteurs ont proposé d’autres typologies, ce qui a abouti à un flou sémantique : celle de ces deux auteurs est la plus parlante[25].
De la médiatisation à la législation de l’obsolescence programmée
L’obsolescence programmée est la forme la plus médiatisée d’obsolescence. Plusieurs émissions, diffusées sur les chaînes de télévision publique, mettent au jour des affaires sur la question. Le documentaire Prêt à jeter, diffusé sur Arte, est l’un des premiers à dénoncer cette pratique, en retraçant plusieurs cas historiques. Il cite notamment le cartel de Phœbus, un cartel américain de fabricants d’ampoules qui se forme dans les années 1930 pour limiter la durée de vie des ampoules à 1000 heures[26]. Trois ans plus tard sort une émission de Cash Investigation, sur France 2, qui dénonce « La mort programmée de nos appareils »[27]. En 2018, Envoyé Spécial consacre une émission aux pannes d’imprimante, que la rédaction juge suspectes[28]. Une autre, parue en 2019, démontre les pratiques abusives de certains services après-vente qui découragent, en la surfacturant, la réparation[29].
En parallèle de cette forte couverture médiatique, des lois encadrent les pratiques des fabricants et distributeurs depuis une quinzaine d’années. Votée en 2006, la directive 2006/66/CE du Parlement européen et du Conseil interdit aux fabricants de matériel électronique de proposer des appareils dont on ne peut retirer la batterie. Neuf ans plus tard, en 2015, la loi a fait de l’obsolescence programmée un délit : « l’obsolescence programmée se définit par l’ensemble des techniques par lesquelles un metteur sur le marché vise à réduire délibérément la durée de vie d’un produit pour en augmenter le taux de remplacement. L’obsolescence programmée est punie d’une peine de deux ans d’emprisonnement et de 300 000 € d’amende »[30]. Pour avoir recours à cette loi, il faut prouver que l’obsolescence est programmée et que le fabricant ou le distributeur a une intention délibérée d’accélérer le renouvellement du produit qu’il vend. C’est ce dont s’occupe l’association Halte à l’Obsolescence Programmée (HOP). En 2017, elle porte plainte contre des fabricants d’imprimantes pour tromperie contre X, et contre Apple pour obsolescence de certains modèles d’iPhone. En 2019, elle s’attaque à Amazon pour non-respect de l’information des consommateurs en matière de garantie.
L’année 2019 est aussi celle de l’avènement de la loi relative à la lutte contre le gaspillage, qui entraîne notamment la création de l’indice de réparabilité. L’indice est une note sur 10, fondée sur plusieurs critères, dont la facilité de démontage et la disponibilité des pièces détachées. Le vendeur est obligé de diffuser cette information pour les produits appartenant à neuf catégories, parmi lesquelles les smartphones et les lave-linges. Les avancées règlementaires en la matière sont donc multiples, poussées par les médias et les associations. D’autres chantiers sont à venir, à commencer par l’indice de durabilité, donnant des informations sur la durée de vie estimée des produits, à paraître en . Aujourd’hui, au-delà de l’obsolescence programmée, la durée de vie des biens de consommation est thématisée par de nombreuses organisations comme un problème environnemental. Les enjeux climatiques et le discours récent sur la sobriété contribuent à généraliser cette prise de conscience : produire des objets durables, c’est économiser des ressources et réduire les déchets. Pour enclencher ces changements, il est important que les acteurs marchands, associatifs et gouvernementaux se mobilisent. La sociologie a en effet montré que la transition écologique ne peut pas uniquement reposer sur le changement des consommateurs[31]. Difficile de faire évoluer des pratiques quand elles sont aussi encastrées dans des normes, des routines, et un agencement d’offres marchandes qui encouragent une consommation abondante[32]. Il est donc temps que le système évolue vers plus de durabilité et de soutenabilité.