Les mobilisations de femmes dans les années 1970 ont posé les bases d’un combat contre les violences conjugales, en développant un réseau de lieux d’accueil et d’hébergement fondés sur des principes de fonctionnement féministes. Mais c’est à partir du mouvement #Me Too que s’effectue une prise de conscience de ces violences spécifiques, notamment des « féminicides ». Dans cet article, Annie Léchenet revient sur les mesures politiques contrastées mises en œuvre pour endiguer ce phénomène social dont la responsabilité incombe à la société, à ses rapports sociaux et ses pouvoirs publics. L’augmentation des places d’hébergement depuis 2017 ne doit pas escamoter la stagnation dans l’insuffisance des subventions allouées aux associations, en première ligne dans ce combat. La lutte contre les violences conjugales nécessite en outre de solides réflexions et actions de prévention, notamment éducatives, qui restent encore à développer.
C’est dans le sillage de la vague féministe des années 1970 que s’est effectuée la prise de conscience des violences faites aux femmes – il s’agissait principalement d’une part des viols, d’autre part des violences conjugales. Si le combat contre les viols a été assez vite porté à la connaissance du grand public, c’est sans doute parce qu’il a fait l’objet d’une lutte juridique[1] elle-même fortement relatée dans les médias. S’agissant de la lutte contre les violences conjugales, dont il sera question ici, la conscience qu’en a le grand public est plutôt récente, et si l’on ne peut que se réjouir de cette prise de conscience, il semble cependant important de préserver la spécificité de ce combat, notamment son sens politique.
Un combat et un accueil féministes
Dans les « groupes femmes », ou « groupes de parole », qui se réunissaient dans les années 1970[2], nous avons pris connaissance à travers certains textes[3] de l’ampleur objective des violences conjugales faites aux femmes et de l’insuffisance des réponses juridique et sociale de la part des pouvoirs publics à ce scandale. Nous avons aussi réfléchi dans l’implication subjective à une certaine communauté de destin entre les femmes dites alors « femmes battues » et les autres : nous nous sommes toutes senties menacées par le poids de ce que nous avons alors nommé « domination masculine », domination qui exerce une violence plus ou moins forte, plus ou moins explicite, plus ou moins consciemment ressentie, mais toujours possible, contre toutes les femmes, et particulièrement contre les « femmes » au sens d’épouses, toujours plus ou moins susceptibles d’être perçues comme propriétés par leur « homme ». Nous avons alors développé des lieux d’accueil, et un réseau de ces lieux[4], qui s’est certes très vite professionnalisé pour des raisons de compétence, mais dont les principes sont féministes et reposent, plus que sur l’empathie, sur la solidarité, au sens humain, mais également politique, avec les femmes accueillies et/ou mises à l’abri, hébergées. Il s’agit d’un accueil de la parole des femmes selon un certain nombre de principes : le principe qu’Irène Théry a plus tard nommé celui de la « présomption de véracité» [5], sans questionner la véridicité de cette parole, et des principes d’écoute subjectivante, pour « redonner à chaque femme sa place en tant qu’individue, la faire advenir comme sujet, pas responsable des agressions subies, lui donner la possibilité d’exprimer sa souffrance, ainsi que ses besoins, ses projets, l’accompagner dans ceux-ci et ainsi confirmer à ses propres yeux sa capacité à changer sa vie. » [6]
Il fallait aussi faire prendre conscience à l’ensemble de la société que l’existence de ces violences n’était pas un phénomène marginal, propre à des femmes faibles et à des hommes malades[7]. Accueillir les femmes victimes de violence conjugale était – et est encore – conçu comme un levier pour faire bouger les lignes : faire connaître ce qui est analysé comme un phénomène de société, causé par certains rapports sociaux et dont la responsabilité incombe à la société et à ses pouvoirs publics. Les associations et leur fédération ont ainsi mené, et mènent encore, un travail d’information auprès du grand public, un travail de sensibilisation et de formation des intervenants sociaux (police, travailleurs sociaux, médecins, coiffeurs…), et surtout combattent dans l’interlocution avec les pouvoirs publics, pour l’amélioration des réponses sociales et l’édiction de lois[8] à la hauteur des enjeux en termes de protection des femmes et des enfants, et de sanction des auteurs de violences conjugales. Notons en particulier l’obtention du droit à un titre de séjour propre à elles pour les femmes étrangères se séparant de leur conjoint violent[9].
On peut estimer que ce premier combat a eu des résultats non négligeables, que ce soit avec la création de lieux d’accueil et d’hébergement, l’amélioration successive de l’arsenal juridique, pourtant demeuré appliqué de manière très variable tant par l’institution judiciaire que par les services de police et de gendarmerie[10]. Mais la sensibilisation de l’ensemble de la société, de ce qu’on nomme aussi le « grand public »[11] à une perception dénuée des préjugés traditionnels et sexistes sur les « femmes battues », éternelles victimes masochistes qui l’auraient « bien mérité »[12] demeurait jusqu’en 2017 un objectif non atteint par les combats féministes. Les médias parlaient encore couramment de « disputes de couple », de « drame familial », de « crime passionnel ».
De #Me Too à « Nous Toutes », un grand mouvement féministe contre les violences sexistes
C’est l’explosion de #Me Too en octobre 2017[13], « phénomène viral devenu un mouvement social à part entière[14] » qui a provoqué une prise de conscience décisive, et de l’ampleur des violences faites aux femmes, et de leur caractère systémique[15]. La forte diffusion dans les médias a d’abord créé un sentiment de stupéfaction, notamment lorsqu’ont été révélées les violences pratiquées par certains hommes connus, puissants. Avec #Me Too ce sont principalement les violences sexuelles et les violences sexistes, dans leur continuum, de la sexualisation des femmes sur leur lieu de travail[16] et du harcèlement jusqu’au viol, et le viol par un homme de la famille, qui ont été dénoncées, et rapportées à la logique patriarcale de domination et d’intimidation des femmes[17]. Leurs effets dramatiques ont été mis en lumière.
« En fait, #Me Too a eu un impact sur la dénonciation de toutes les formes de violences envers les femmes [sexuelles, conjugales, physiques, morales] et a renforcé la solidarité », dit Françoise Brié. S’agissant des violences conjugales, on a assisté quasiment en même temps à l’irruption d’une prise de conscience des assassinats de femmes par leurs conjoints, assassinats qui ont été très vite nommés « féminicides », faisant clairement ressortir que les femmes qui sont tuées le sont parce qu’elles sont des femmes, ce qui est en réalité une approche liée à l’analyse de la domination par le concept de genre[18]. Bien que plus large, ce terme renvoie en fait surtout aux assassinats de femmes par leurs conjoints, qui sont maintenant régulièrement mentionnés dans la presse, et les marches « blanches » qui leur répondent le sont aussi[19].
C’est sur la prise de conscience et la dénonciation de violences que se sont constitués de nombreux et puissants mouvements explicitement féministes[20], acteurs de nombreuses mobilisations, comme les collages avec les noms de femmes tuées, en France, regroupés dans le collectif « Nous Toutes ».
Du côté des pouvoirs publics, une action partielle
Les pouvoirs publics sont maintenant clairement mobilisés pour lutter contre les violences conjugales, principalement semble-t-il pour éviter au maximum les assassinats de femmes, « chiffre noir désormais scruté par l’opinion publique, et que le pouvoir politique s’est engagé à résorber.[21] »
Le « Grenelle des violences conjugales » organisé en octobre 2019 par la Secrétaire d’État à l’égalité hommes femmes a vu au cours des échanges se construire et se diffuser des analyses féministes dorénavant partagées, par exemple sur les mécanismes de l’emprise qui paralyse les femmes victimes. Un certain nombre de mesures ont été mises en place, mesures juridiques de protection contre le risque d’assassinat (par exemple bracelet anti-rapprochement pour l’auteur de violences, téléphone de grave danger pour la victime), de renforcement des dispositifs de formation des acteurs de la police, et du renforcement de la plateforme 3919 d’écoute des victimes de violences sexistes et sexuelles, désormais accessible 24h/24. Les mesures annoncées par le ministre de l’Intérieur en août 2021 vont dans le même sens, elles enjoignent aux forces de l’ordre de faire de la lutte contre les violences conjugales une « priorité », notamment dans le traitement des plaintes des victimes. De même le Premier ministre annonce début septembre que la Justice doit utiliser la totalité des bracelets et des téléphones mis à sa disposition[22].
Mais on peut s’interroger sur l’insuffisance des autres mesures nécessaires, car les violences conjugales ne se résument pas aux féminicides. Certes le nombre des places d’hébergement a été augmenté de 60% depuis 2017, atteignant le chiffre de 7800[23], mais les moyens alloués aux associations de terrain demeurent insuffisants[24]. À l’issue du Grenelle a été annoncé un chiffre de 360 millions d’euros alloué à la lutte contre les violences, qui en fait étaient déjà budgétés auparavant, et qui demeurent loin du milliard attribué à cette lutte chaque année par l’Espagne. Et les moyens financiers dédiés aux associations de terrain[25] continuent d’être très insuffisants.
D’autre part les pouvoirs publics parlent parfois de « violences intrafamiliales[26] », terme assez fluctuant qui soit renvoie seulement aux violences conjugales, soit inclut les enfants comme victimes des violences conjugales, soit aussi regroupe dans le même cadre des violences sur enfants, sur personnes âgées, sur personnes handicapées, ou même commises par des enfants sur leurs parents, le plus souvent leur mère[27] – ces différents types de conduites, regroupées par le seul fait qu’elles impliquent des personnes vivant sous le même toit, appellent cependant des analyses, et partant, des réponses, très différentes. Il existe de ce fait un risque que l’accompagnement spécifique dont ont besoin les femmes victimes de violences conjugales et leurs enfants témoins de ces violences soit noyé[28], le plus souvent pour des raisons d’économie, dans un accompagnement ou un hébergement généralistes ou dans des actions d’« insertion ».
Pour avancer dans ce combat, il est sans doute nécessaire de dépasser la stupéfaction et l’exclamation scandaleuse, mais aussi de ne pas s’en tenir à des actions d’aide aux victimes. Il faut encore réfléchir en profondeur, pour que ces violences disparaissent, aux rapports sociaux entre les personnes masculines et féminines, tels que ces rapports nous sont présentés dans les médias, notamment la publicité, mais aussi tels qu’ils ont cours dans l’éducation. Ainsi une étude récente a montré comment les élèves des collèges et des lycées contrôlent mutuellement leur identité de genre par de réelles violences sexistes présentées comme des jeux, mini agressions sexuelles et catégorisations verbales[29] et comment ces violences de genre sont un « terreau des violences conjugales[30] ». C’est ce qu’on doit appeler « prévention » des violences conjugales, et sur ce point les pouvoirs publics ne s’impliquent quasiment pas.