Pour les thuriféraires de la démocratie réalisée par l’économie de marché, la consommation relève du plein exercice citoyen de la participation politique. Depuis les années 1970, elle fait également l’objet d’un investissement militant visant à protester contre les pratiques jugées néfastes de certaines entreprises. Diverses formes d’engagement pour et par une consommation responsable et éthique contribuent ainsi à politiser cet enjeu. Dans cet article, Philip Balsiger en présente les différentes aspects, historiques et stratégiques, tout en questionnant les limites de ce militantisme moral qui permet à la petite-bourgeoisie et à la bourgeoisie culturelles portant ces revendications de se démarquer des autres classes sociales.
Les cantines scolaires doivent-elles imposer des repas végétariens aux enfants ? Est-ce que le PSG doit voyager en TGV plutôt qu’en jet privé ? Faut-il griller plus de légumes et moins de viande lors des barbecues estivaux ? À l’heure du changement climatique, la consommation est plus que jamais un enjeu dans les débats politiques. Les modes de consommation caractéristiques du système capitaliste mondialisé sont remis en question, des groupes militants et des figures politiques appellent à la sobriété.
En réalité, des mouvements militants pointent du doigt les liens entre consommation et enjeux politiques depuis longtemps, non seulement pour la question environnementale mais aussi pour d’autres enjeux, allant de l’exploitation des travailleurs et travailleuses dans les pays en développement au bien-être animal. Des campagnes historiques comme le boycott de l’Afrique du Sud en témoignent, mais aussi la longue histoire du commerce équitable – qui s’est développé et institutionnalisé à partir des années 1970 dans la plupart des pays de l’Europe de l’Ouest.
La politisation de la consommation par les nouveaux mouvements sociaux
C’est en effet surtout avec les nouveaux mouvements sociaux qui émergent dans le sillage des évènements de Mai 68 que la politisation de la consommation de l’époque moderne voit le jour. C’est l’époque où le domaine du politique s’étend à la sphère privée et aux styles de vie, vus comme marqués par des rapports de pouvoir dont il s’agit de s’émanciper. Dans ce contexte, la société de consommation est fortement critiquée, autant pour ses effets d’aliénation que pour ses conséquences matérielles sur les travailleurs et travailleuses exploité-e-s et sur l’environnement, le tout dans le contexte d’une économie de plus en plus mondialisée et marquée par des échanges inégaux entre les pays du Nord et du Sud.
Certaines franges du mouvement environnemental et du mouvement tiers-mondiste sont particulièrement actives dans la politisation de la consommation, et cherchent notamment à mettre en place des modalités de consommation plus justes et plus durables, dont beaucoup continuent à marquer l’économie alternative de nos jours. Ces mouvements contribuent ainsi à mettre en place une nouvelle économie morale, qui juge les produits consommés à partir de nouveaux critères d’évaluation : des critères éthiques, comme leur durabilité, leurs conséquences sur le bien-être animal, si les entreprises paient des salaires décents, etc. Dans les pratiques de consommation peuvent ainsi se refléter les enjeux politiques les plus variés. Une nouvelle figure de la consommation apparaît à côté de celle d’une consommation rationnelle, futée, comparant qualité et prix : celle d’une consommation responsable et éthique, soucieuse des effets tangibles de ses pratiques de consommation.
Les mouvements militants jouent un rôle clé pour permettre à cette forme de consommation responsable d’exister. Pour y voir plus clair, il est utile de distinguer trois domaines caractérisant les liens entre militantisme et consommation, qui correspondent à trois arènes différentes dans lesquelles la consommation se trouve encastrée.
Militer pour une consommation responsable
Il y a d’abord le domaine de la régulation politique. En effet, autant la production des biens que l’on consomme que de nombreux aspects des pratiques de consommation elles-mêmes sont fortement encadrés et façonnés par des lois et des politiques publiques. Souvent, des mouvements militants cherchent ainsi à influencer le cadre légal afin de changer les modes de consommation. Par exemple, des défenseur-e-s du bien-être animal se sont mobilisé-e-s en Suisse dans les années soixante-dix pour faire interdire l’élevage de poules en batterie. Ce changement de loi, entré en vigueur en 1981, signifie qu’il n’est désormais plus possible d’acheter des œufs suisses issus de ce type d’élevage. Un autre exemple dans la même veine est l’interdiction des sacs jetables en plastique, qui renvoie à des revendications de militant-e-s pour la cause environnementale.
Dans ces exemples, la loi élimine des formes de consommation jugées nuisibles. Dans d’autres cas de figure, comme le développement des transports publics, elle renforce les possibilités de formes de consommation jugées désirables. Faire changer des lois et des politiques publiques est généralement la voie la plus efficace pour changer la consommation. Mais elle peut être lente, ne réussit pas toujours, et est souvent rendue presque impossible par la complexité des filières de production dans une économie globalisée.
Par conséquent, les mouvements militants se tournent souvent directement vers l’économie pour changer les pratiques de consommation. Ils mettent ainsi en place la possibilité d’une économie vertueuse dans laquelle on peut consommer mieux. C’est le cas du commerce équitable, des filières de production plus justes mises en place par des organisations militantes. L’agriculture contractuelle, qui met en lien productions locales et consommation, en est un autre exemple. Les mouvements militants contribuent également à l’émergence de cette économie vertueuse en formulant des critiques vis-à-vis de l’économie conventionnelle, en développant des critères d’évaluation éthique de produits identifiant les dimensions politiques derrière la production (par exemple, l’empreinte carbone en gaz à effet de serre, les conditions de travail dans l’industrie de l’habillement…), et en donnant aux consommateurs et consommatrices les outils pour juger les différentes productions selon ces dimensions. Cela peut se faire par la publication de classements qui donnent des points aux entreprises selon leur « performance éthique » ou en publiant des listes ou des cartes pour savoir où trouver des commerces « éthiques ». Cela se fait aussi en collaborant avec les entreprises, comme des associations véganes qui développent des menus végans avec des commerçant-e-s, ou qui les certifient. Toutes ces actions ont conduit au développement de niches marchandes « moralisées ». Si l’émergence de cette économie vertueuse est enclenchée et nourrie par des mouvements militants, l’offre que l’on y trouve provient de plus en plus souvent d’entreprises conventionnelles qui veulent tirer profit d’une tendance lucrative.
Enfin, militer et consommer sont étroitement liés dans les pratiques de consommation et les styles de vie personnels. Dans certains milieux militants et au-delà, les revendications politiques et les idéaux auxquels on adhère doivent se prolonger par des pratiques de consommation et des styles de vie cohérents, par une sorte d’exemplarité. Changer ses pratiques de consommation pour les rendre plus éthiques, plus durables, est perçu comme partie prenante du processus de changement social. Si on connaît le poids des transports aériens dans les émissions de CO2, il faut arrêter de prendre l’avion et voyager en train ; si on connaît les avantages d’une alimentation végétale pour réduire le réchauffement climatique, alors on doit cesser de manger de la viande. Lier styles de vie et convictions politiques est, à nouveau, quelque chose qui a caractérisé certains mouvements écologistes et de contre-culture des années soixante-dix, des groupes de militants se retirant dans des communautés ou développant ce qu’on appelait alors un style de vie alternatif. Des guides comme le fameux Whole Earth Catalogue aux États-Unis, donnaient des conseils et adresses pour mener de telles vies.
Responsabilisation individuelle, militantisme moral et style de vie
Mais ces injonctions à la cohérence sont sans doute plus répandues aujourd’hui, notamment en lien avec la question climatique. C’est d’une part parce que ce sont aussi les politiques publiques qui responsabilisent désormais les individus, leur prêtant un rôle crucial dans la transition écologique, en les incitant par exemple à réduire et trier les déchets, à faire du co-voiturage, à éteindre les lumières… En même temps, la cohérence entre engagement militant et train de vie semble aussi correspondre à un style militant particulier et davantage présent aujourd’hui : un militantisme plus personnalisé, plus éthique, dont l’action personnelle est partie prenante. Ce style ne s’observe d’ailleurs pas uniquement chez les militant-e-s climat, et pas uniquement en lien avec les pratiques de consommation. On peut voir un phénomène similaire dans l’attention portée au langage par les milieux anti-racistes, le féminisme ou le mouvement queer, par exemple. Dans tous ces cas, les changements de pratiques individuelles ou de groupe sont à la fois des marqueurs identitaires et des modalités directes de changement social.
Beaucoup de voix ont critiqué la focalisation sur le rôle des pratiques de consommation individuelles pour le changement social. Planter des arbres ou faire du vélo ne changera pas le monde. Pire, cela pourrait entraîner un retrait vers la sphère privée, les militant-e-s délaissant le champ de l’action politique au profit d’une vie conforme à leurs valeurs au sein d’une bulle de gens semblables. Ces retraits s’observent dans les faits, que ce soit pour réaliser une utopie (les soixante-huitard-e-s qui s’installent en communauté, les militant-e-s écolos qui construisent des éco-villages…) ou par désillusion vis-à-vis de l’inaction des gouvernements face à l’enjeu climatique. Les conséquences de ces retraits font débat au sein des mouvements militants eux-mêmes, et cette tension constitue une constante dans le répertoire militant qui passe par le changement de consommation et des styles de vie. Mais les enquêtes montrent qu’en fait, la très grande partie des personnes militant par le changement des pratiques de consommation, militent aussi par d’autres biais. La plupart du temps, ce sont ainsi deux facettes de la même médaille.Peut-être qu’un danger plus grand pour ce style de militantisme par la consommation est le fait qu’il associe très étroitement des causes à défendre, et les « bonnes » manières de le faire, à un certain milieu social. Pour les classes moyennes, en particulier des gens avec un capital culturel élevé, souvent citadins et bénéficiant de revenus au-dessus de la moyenne, avoir des pratiques de consommation responsables procure du statut social. Ne pas prendre l’avion ou manger bio leur permet de se distinguer d’autres milieux – les classes populaires d’un côté, les riches avec leur consommation de luxe ostentatoire de l’autre. Ces frontières symboliques entre différentes strates de la société peuvent s’avérer être une barrière pour la diffusion des pratiques de consommation durable ou responsable. Pour y remédier, il faut revenir sur l’encadrement politique de la consommation et trouver des réponses collectives aux problèmes sociaux, plutôt que de les laisser se négocier dans des pratiques de consommation certes vertueuses, mais limitées dans leur potentiel de changement social.