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Où est la révolution?

Où est la révolution?Temps de lecture : 7 minutes

Liées par l’idéologie, puis déliées par les peuples, la Russie et Cuba se retrouvent en ce mois de commémoration. Cent-ans se sont écoulés depuis la révolution bolchévique, et 50 depuis la mort de Che Guevara. Ces évènements semblent loin de nous, non pas dans le temps, mais dans leur conception du possible. L’ère des révolutions est passée, mais elle n’appartient pas à la mythologie pour autant.

Octobre 2017, un mois de symboles. Ici s’amalgament la vie et la mort, toutes deux nous invitent au souvenir. Souvenir d’une naissance, celle d’une jeune nation communiste qui incarnait la jeunesse du monde, mais périt à l’état de fossile. Souvenir d’une mort, celle d’un homme jeune, qui à travers la fumée de son cigare insuffla la dernière once de vie à un mouvement qui n’allait plus connaître que l’étiolement progressif.

Toute l’histoire du communisme politique semble se bousculer au portillon de ce petit mois d’octobre 2017, sans relief ni aspérité, où l’idée de révolution plaît tant qu’on n’y songe pas sérieusement. Un mois où le capitalisme laboure les acquis du travail, où le libre-échange franchit l’Atlantique, et où toute opposition politique est réduite à sa dimension politicienne. Bref, un mois de plus sous l’ère libérale.

Cent années plus tôt, octobre nous promettait la fièvre, le renversement des rois, des financiers, et de l’ordre établi par lequel leur pouvoir se reproduit, siècle après siècle.

Octobre 1917 était une saison de révolutions. Une poignée de révolutionnaires menés par Lénine renversait un gouvernement provisoire affaibli, qui lui-même avait abattu une monarchie absolue décrépie.

La trainée de poudre rouge aurait dû se propager à travers l’Europe en guerre, faire prendre conscience aux peuples en armes que l’ennemi n’était pas dans la tranchée d’en face, mais retranché à l’arrière du front. Cette contagion était sa chance, c’était son Salut. Et la révolution vint, surgissant des ruines du monde aristocratique qui s’effondrait avec la défaite de 1918. Mais partout elle échoua. En Allemagne, en Hongrie, en Pologne, la révolution fut écrasée par un nationalisme sorti invaincu de la Grande-Guerre.

Restée seule avec cet héritage sur les bras, la Russie avait à charge de bâtir le premier État basé sur les principes définis par Karl Marx. L’auteur qui présentait le socialisme comme l’ultime mutation d’une société capitaliste hyper industrialisée allait être incarné par un régime qui s’instaurait sur les décombres d’une monarchie féodale et très largement agraire. Avec une telle malformation de naissance, pas étonnant que l’URSS soit devenue le point de rencontre des pires certitudes : celle du sens de l’histoire, et celle du despotisme.

Mais il demeure un point pour lequel la révolution soviétique force toujours autant le respect : elle a eu le mérite de venir au monde.

Le révolutionnaire et nous

Si Lénine vivait parmi nous, sans doute accablerait-il ceux qui, tout en aspirant à une politique faite en faveur du peuple, prêtent leur concours à la « démocratie bourgeoise ». Il aurait raison, car il n’est guère raisonnable de penser gagner la partie alors même que c’est l’ennemi qui distribue les cartes.

On voudrait dire à Lénine que c’était plus simple avant. Que l’ère industrielle rendait le clivage de classes plus frappant autrefois, que le capitalisme de consommation dans lequel nous vivons aujourd’hui brouille tous les repères. On voudrait aussi lui rappeler qu’à son époque il y avait la guerre, véritable rampe de lancement révolutionnaire avec son cortège de destructions, de famines, d’embrigadements. Oui, mais qu’est donc notre ère néolibérale, si ce n’est la mise en concurrence des individus et des modes de vie, le chômage, l’exploitation des pays pauvres, et le lavage de cerveau quotidien prodigué par une multitude d’écrans ? Cela aussi nous consume, à petit feu, et dans un relatif confort.

La différence entre les bolcheviks et nous, c’est qu’à leur époque la domination du capitalisme était directe, et de ce fait brutale. À notre époque, elle est indirecte et prodiguée à doses homéopathiques. Elle est donc plus subtile.

Mais doit-on vraiment regarder derrière nous pour chercher la révolution ? Non, la dialectique et le matérialisme nous assurent que l’avenir est devant nous, et la grille de lecture offerte par le matérialisme dialectique[1] est assurément la bonne.

Aucune analyse économique sérieuse ne peut voir la concentration des richesses entre les mains de quelques milliardaires comme le résultat d’un grand mérite personnel. Aucune étude approfondie de l’Histoire ne peut aboutir à considérer les rapports de production, les institutions, et les rapports sociaux qui en découlent comme répondant à un équilibre naturel.

Une mise en abyme de l’échec

Il n’y a qu’une certitude sur laquelle on puisse s’appuyer pour appréhender l’avenir : le changement est permanent. La révolution, si elle est cyclique, n’en est pas moins le produit final du changement. Elle est donc certaine.

Aspirer à la révolution est une chose. Bien concevoir ce que seront ses fondements anthropologiques, économiques, et institutionnels en est une autre.

Dès l’époque de la première Internationale, les partisans de Bakounine assénaient au parti de Marx que leurs conceptions allaient aboutir à l’instauration d’un État autoritaire et de masses enrégimentées[2]. Quant aux partisans de la méthode marxiste, ils considéraient que le processus révolutionnaire des libertaires demeurait sans assise politique concrète, et qu’il était de ce fait voué à l’écrasement[3]. L’Histoire a montré que chaque point de vue était exact.

Historiquement, la révolution socialiste bute sur un écueil qui demeure insoluble dans les faits.

Son organisation par les masses requiert un large alignement de facteurs concordants[4]. Et lorsque ceux-ci aboutissent, ils donnent naissance à un pouvoir trop exposé aux feux de la contre-révolution.

Mais lorsqu’elle est menée par une avant-garde politique, la révolution est accaparée par un parti unique qui privatise le pouvoir, verrouille la contestation, et entame la transition d’un modèle répressif vers un modèle totalitaire. La dictature du prolétariat de Marx, cette conquête de l’État bourgeois par le peuple, demeure à l’état de concept.

Conserver le pouvoir comme ont su le faire les bolcheviks en 1917 ne suffit pas. Encore eût-il fallu que celui-ci repose sur un ensemble idéologique cohérent. Or, représenter un état autoritaire en phare de la liberté des peuples était une contradiction trop forte pour perdurer.

On pose souvent comme constat que le ver était dans le fruit, que dans l’héritage de Lénine se trouvaient les bases sur lesquelles Staline allait appuyer sa dictature. Cette vision n’est pas foncièrement erronée, mais elle est partielle.

Penser la révolution avec des outils contemporains

Il est assez convenu de reprocher à Lénine l’instauration d’une dictature dès sa prise de pouvoir ; la terreur, le communisme de guerre, la famine que cette politique a aggravée, la police politique. Vint ensuite la nouvelle politique économique (NEP) qui posa les jalons non pas du socialisme, mais du capitalisme d’État. Sans oublier la bureaucratie créée pour pérenniser le nouveau pouvoir soviétique. Tout cela fut bien réel.

Ce qui était réel également, c’était la friabilité du nouveau pouvoir bolchevik, prenant en main un pays exsangue auquel il fallait encore faire traverser les affres de la guerre civile, avec pour perspective, en cas de défaite, l’écrasement de tout ce que le peuple avait obtenu depuis la première révolution de février 1917.

Pouvait-on éviter la NEP, la bureaucratie, et l’autoritarisme une fois pris dans cette tempête de guerres successives, sur fond d’écroulement de l’État et de famine endémique ? Probablement pas.

Les torts de Lénine sont à chercher ailleurs. La prise de pouvoir par les seuls bolcheviks, la surdité face aux critiques de l’Opposition ouvrière sur le caractère exponentiel de la bureaucratie naissante, la liquidation de la première Douma démocratiquement élue, la non-association des Mencheviks et des sociaux-révolutionnaires au pouvoir. Et surtout, le musèlement des soviets, ces conseils d’ouvriers, d’ingénieurs, de soldats, et de paysans qui ont fait la révolution, et offraient la perspective d’un projet authentiquement démocratique. Voilà l’échec de Lénine.

La détermination et la certitude présentes en Vladimir Illich lui ont permis de conquérir le pouvoir. À un degré supérieur, elles ont muté vers l’obstination et le sectarisme. La force était nécessaire pour conquérir le pouvoir, pour le garder, mais pas pour l’exercer. Si la maladie l’empêcha de rectifier les dérives croissantes dont il fut le spectateur impuissant, rien ne nous empêche, à notre époque, d’en tirer des conclusions pour l’avenir.

Ces conclusions nous indiquent qu’un mouvement charismatique mené par une personnalité inspirante est nécessaire pour conquérir le pouvoir. En revanche, un projet authentiquement socialiste ne peut concevoir l’exercice du pouvoir à travers la vision d’une personne, d’un plan, ou d’un parti. La conquête du pouvoir doit servir à le libérer des mains de ceux qu’il passionne pour être rendu à ceux qui ne peuvent pas l’exploiter, c’est-à-dire à la collectivité.

Si le socialisme est une conception fondée, il doit aboutir à favoriser la libre-détermination, l’autogestion, ainsi que l’organisation locale et collective. La vocation du socialisme n’est pas de planifier, mais de transférer le cœur de l’organisation économique et sociale du capital vers le travail humain.

Bien sûr il y a long de la théorie à la réalisation. Nous vivons dans un monde où les nations sont interdépendantes. Croire qu’un changement de paradigme est supportable à l’échelon national, dans un environnement idéologiquement hostile, relève de l’utopie. Le bréviaire pour une révolution mondiale n’existe pas, mais rien n’empêche de l’écrire avec nos actes, à notre échelle.

Il y avait jadis la répression, il y a aujourd’hui le conformisme ; il y avait la monarchie, il y a les institutions internationales ; il y avait l’Okhrana[5], il y a désormais les médias de masse ; il y avait la morale religieuse, il y a maintenant le venin de la dérision permanente. À chaque époque ses difficultés. La révolution adviendra, mais pas ce mois-ci. Alors rendez-vous l’année prochaine.

[1] Le matérialisme dialectique est une méthode d’analyse mise au point par Karl Marx et Friedrich Engels. Elle a pour postulat le matérialisme philosophique, c’est-à-dire la reconnaissance du monde physique et de son mouvement permanent comme seule réalité. La dialectique représente les lois de ce mouvement et de son implication sur l’évolution de la société.

[2] Marx et Bakounine se sont opposés dans le cadre de l’Association internationale des travailleurs, aussi appelée Ière Internationale. Le premier défendait l’idée d’une conquête de l’État bourgeois par un mouvement politique organisé. Le second prônait la révolution par l’émergence de mouvements populaires spontanés et autogérés.

[3] La stratégie voulue par Marx se retrouve dans la théorie du mouvement d’avant-garde défini par Lénine et qui impulsa le parti bolchevik. Quant aux révoltes d’inspiration libertaire, elles connurent des issues tragiques, les plus fameuses étant la Commune de Paris et la Guerre d’Espagne.

[4] Une révolution par les masses requiert de ses multiples acteurs l’union par le dépassement volontaire des différents points de clivage : corporatisme, institutions, religion, nation, etc.

[5] Police politique et secrète du Tsar.

 

Pour citer cet article

Alan Retman, « Où est la révolution ? », Silomag, n° 5, nov. 2017. URL : https://silogora.org/ou-est-la-revolution/

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