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Sur la présidentialisation des régimes politiques

Sur la présidentialisation des régimes politiquesTemps de lecture : 9 minutes

Comment expliquer la présidentialisation du régime politique français, communément attestée et alternativement réprouvée ou justifiée ? Délaissant l’interprétation juridique qui l’enracine dans la constitution, Daniel Gaxie montre dans cet article que ce processus relève de facteurs principalement politiques. La personnalisation de la compétition électorale abondamment mise en scène dans les médias à distance des enjeux spécifiquement programmatiques, la nationalisation progressive des élections locales, ou encore, la formation d’une majorité présidentielle disciplinée à l’Assemblée avec l’augmentation du poids des partis dans la sélection des candidats aux postes électifs, sont autant de logiques politiques qui participent à conférer au Président une place prééminente au sein des institutions de la Cinquième République.

En France, dans les débats politiques courants, on parle de présidentialisation du régime politique pour désigner la prééminence du président de la République au sein de l’exécutif et, plus généralement, au sein de l’ensemble des institutions politiques. Le mot désigne aussi une tendance au renforcement de cette suprématie depuis les débuts de la Ve République. Sauf période de cohabitation, c’est le président qui décide des principales orientations du gouvernement. Les ministres peuvent difficilement s’opposer à lui et les rares qui osent doivent se soumettre ou se démettre. Les parlementaires votent le plus souvent dans le sens voulu par le gouvernement qui met en œuvre les orientations présidentielles. On peut observer des velléités d’indépendance, notamment sous la 14ème législature (2012-2017), mais elles vont rarement jusqu’à la mise en jeu de la responsabilité politique du gouvernement ou du président à travers le gouvernement et procédaient, pour ce qui concerne la 14ème législature, d’un schisme rampant au sein du Parti socialiste.

Critiques de la présidentialisation

 

Cette situation soulève diverses critiques. Certains soulignent que cette prédominance d’un homme (ou d’une femme) comporte des aspects monarchiques peu compatibles avec le principe d’égalité des citoyens qui devrait s’imposer dans une république démocratique. La toute-puissance présidentielle s’accompagne de surcroît d’une irresponsabilité politique. Le chef de l’État peut dissoudre l’Assemblée nationale, mais cette dernière est dépourvue de moyens d’action en cas de désaccord politique avec lui. Elle ne peut que mettre en jeu la responsabilité politique du gouvernement et chercher ainsi à atteindre le président à travers son gouvernement.

La présidentialisation tend à gagner l’ensemble de l’activité politique. L’élection présidentielle est considérée comme l’élection principale. Elle éclipse de plus en plus les élections parlementaires qui interviennent en second et sont considérées comme des élections de confirmation. Les débats politiques tendent à se focaliser sur l’élection présidentielle à venir. Une campagne permanente s’installe dans les médias aussitôt après l’installation d’un nouveau président. Elle est pour une large part centrée sur la personne et le « style » des prétendants, plus que sur la discussion des principaux enjeux économiques, sociaux, environnementaux, européens ou internationaux. D’innombrables débats supputent longtemps à l’avance les possibles candidatures. Sur fond d’analyse des sondages et des cotes de popularité, c’est le registre de la « course de chevaux » qui s’impose dans beaucoup de commentaires des médias. On rapporte et on commente les travers des principaux protagonistes, leurs trahisons, leurs situations familiales, parfois leurs orientations sexuelles, des détails de leur vie quotidienne, leurs patrimoines et des anecdotes sur des traits de leurs caractères. La campagne présidentielle permanente est une sorte de soap opera national ou de série télévisée in vivo à l’échelle du pays. Dans la logique de la compétition, les protagonistes se persuadent et cherchent à persuader les électeurs que leur élection permettra de résoudre les problèmes du pays. On attend l’homme (ou la femme) providentiel et la déception est à la mesure des attentes sitôt l’effervescence retombée. D’aucuns préfèreraient un régime parlementaire, au sein duquel les membres du gouvernement sont sur un pied de relative égalité. Les ministres sont alors les représentants de leur parti ou d’une ligne particulière au sein de leur parti. L’orientation de l’action du gouvernement est définie dans le cadre de négociations entre partenaires du parti ou de la coalition majoritaire. Les débats sur les problèmes à résoudre et les programmes à mettre en œuvre dominent les discussions, avec les préoccupations relatives au partage des postes de pouvoir.

 

Explications courantes

 

Cette présidentialisation du régime de la Ve république est généralement expliquée par des facteurs constitutionnels et institutionnels. Trois arguments sont mis en avant. La prééminence présidentielle résulterait de l’élection au suffrage universel direct qui donne une légitimité démocratique : le président est l’élu du peuple et le seul élu de l’ensemble du corps électoral. Il est du même coup en mesure d’exercer non seulement les pouvoirs que la constitution lui accorde (nomination du premier ministre et d’un tiers des membres du Conseil constitutionnel, dont son président, dissolution, recours au référendum, commandement des armées, pouvoirs de crise), mais également ceux que la constitution accorde au gouvernement et au premier ministre. Enfin, du fait du suffrage majoritaire et de la prééminence de l’élection présidentielle, le président est assuré de disposer d’une majorité au sein du parlement, ou, à tout le moins, de l’Assemblée nationale.

Ces arguments sont contestables. Dans plusieurs pays européens, par exemple en Autriche ou au Portugal, le chef de l’État élu au suffrage universel exerce un rôle de représentation avec des pouvoirs limités. L’idée que le rôle du Président repose sur des pouvoirs constitutionnels peut être également discutée. Le président français dispose de pouvoirs importants quand il peut s’appuyer sur une majorité disciplinée à l’Assemblée nationale. Mais son rôle est plus réduit lors des épisodes de cohabitation. C’est alors le gouvernement qui gouverne sous l’autorité du Premier ministre. Le président conserve quelques pouvoirs et ressources juridiques, notamment dans le domaine militaire et international, mais il doit, dans ce domaine également, composer avec le chef du gouvernement, même si ce dernier lui concède une prééminence protocolaire. Enfin, les députés de la Troisième République étaient le plus souvent élus au suffrage majoritaire, sans que ce mode de scrutin garantisse l’existence d’une majorité et encore moins d’une majorité disciplinée.

Certains auteurs ont soutenu que ce n’est pas chacun des trois facteurs, mais les trois facteurs simultanément à l’œuvre dans une combinatoire institutionnelle qui expliqueraient la suprématie présidentielle. Mais, là encore, il faut répéter que le mode de fonctionnement présidentialiste ne se développe que lorsque le président est soutenu par une majorité disciplinée à l’Assemblée nationale. Même si les facteurs constitutionnels et institutionnels ne doivent pas être négligés, ils ne produisent leurs effets que lorsqu’un parti ou une coalition dispose d’une majorité et que les parlementaires qui se rattachent à cette majorité obéissent le plus souvent à une discipline politique collective. La présidentialisation du régime repose donc aussi, et même surtout, sur des facteurs politiques.

 

Les soubassements politiques de la présidentialisation

 

Cette conclusion s’impose avec encore plus de force si on élargit le regard au-delà du cas particulier du régime politique de la France. En effet, dans la plupart des pays européens, on observe la constitution d’une position de pouvoir à la tête de l’exécutif. C’est souvent le chef du gouvernement, également chef du principal parti au pouvoir, qui se trouve désormais placé au-dessus des autres membres du gouvernement. Cette transformation est observée dans des régimes parlementaires classiques. Les spécialistes parlent d’une « présidentialisation » des régimes parlementaires. Elle ne dépend pas d’une élection au suffrage universel direct, ni de l’attribution de pouvoirs constitutionnels propres, sans contreseing, au titulaire de la position d’autorité. Elle est également constatée dans des régimes où les parlementaires sont élus à la représentation proportionnelle.

Il faut là encore rechercher l’explication du côté des transformations politiques. La politique est devenue un peu partout une activité collective. Sauf exceptions devenues rares, il faut être soutenu par un parti établi pour espérer être élu au parlement, mais aussi à la direction d’une grande ville ou d’une région. Les candidats sont des représentants d’un parti ou d’une coalition. Certains peuvent bénéficier d’un capital de confiance attaché à leur personne, d’autant plus, par exemple, qu’ils sont élus de longue date, mais, le plus souvent, leurs résultats dépendent avant tout du degré de confiance qui est accordé au parti qu’ils représentent et/ou à son principal dirigeant. La plupart des élus sont engagés à temps complet dans les activités politiques. De manière variable selon les pays, mais dans l’ensemble, ils ont abandonné leurs activités professionnelles antérieures à leur élection et tirent leurs moyens de subsistance de la politique, le plus souvent de leur indemnité d’élu. Certains ont même toujours exercé une activité professionnelle en relation avec la politique. Cette situation est un facteur de précarité. La non-réélection place beaucoup d’élus – mais pas tous – en situation difficile, non seulement en raison des conséquences financières, mais aussi d’un point de vue psychologique. Or, la réélection dépend bien sûr des votes des électeurs, mais aussi de la direction des partis qui accordent ou refusent les investitures à ceux qui souhaitent être candidats. La menace d’un refus d’investiture est une ressource dissuasive qui peut être mobilisée à l’encontre des parlementaires qui seraient tentés de ne pas respecter les disciplines de groupe. C’est l’un des facteurs qui contribuent à ce que les députés des groupes de la majorité votent sans trop discuter les projets de loi du gouvernement (qu’ils sont par ailleurs souvent disposés à approuver) et s’abstiennent de voter les éventuelles motions de censure déposées par les groupes d’opposition.

Dans le même temps qu’elles se sont collectivisées, les activités politiques se sont aussi « nationalisées » et personnalisées. Les élections parlementaires étaient « locales » dans un passé lointain. Elles sont devenues à dominante nationale, même si certaines considérations locales peuvent toujours interférer. Même les élections municipales – dans les principales villes – ou les élections régionales se sont (plus ou moins) nationalisées. Au moment de choisir un député ou un maire, beaucoup d’électeurs privilégient le jugement qu’ils portent sur un parti, une coalition, le gouvernement en place, mais aussi la personne du chef de l’exécutif ou du chef de l’opposition. On vote parfois encore pour le candidat local, mais aussi et surtout pour ou contre son parti, tel qu’il est perçu à travers ses prises de position, ses orientations et/ou les décisions et les politiques suivies par ceux qui le représentent au gouvernement. On vote aussi, sans doute plus que par le passé, pour ou contre la personne du chef de l’exécutif et des principaux dirigeants des partis. On vote par exemple pour ou contre la CDU et Angela Merkel, le parti conservateur et David Cameron, Teresa May ou Boris Johnson, le parti socialiste et François Hollande, la République en Marche et Emmanuel Macron. Les jugements portés sur ces personnages peuvent être politiques, idéologiques, et/ou éthiques, par exemple quand ils prennent en compte l’honnêteté, la façon de parler ou de se comporter avec les autres, la vie privée ou les conduites personnelles. On comprend dès lors que la position des chefs de parti ou de coalition, surtout quand ils sont à la tête de la branche exécutive, n’est jamais autant menacée que quand les élections partielles ou les sondages d’opinions suggèrent que leur impopularité obère les chances de réélection des parlementaires de ce parti ou de cette coalition. Les difficultés de Boris Johnson au sein de son parti et, surtout, au sein de son groupe parlementaire, au moment de l’effondrement de sa cote de popularité personnelle et de l’affaissement de la position électorale de son parti au profit de l’opposition travailliste, sont une illustration de ce phénomène, parmi beaucoup d’autres. Lors de cet épisode survenu au cours de l’hiver 2021-2022, à la suite de divers « scandales », des velléités de destitution du Premier ministre britannique se sont manifestées et des rivaux disposés à le remplacer à la tête du Parti conservateur et du gouvernement se sont déclarés. Ils ont fait a contrario ressortir que, quand la situation politique lui est favorable, la prééminence du chef de l’exécutif repose sur la confiance des membres de son parti et de son groupe parlementaire quant à sa capacité à gagner les prochaines élections.

C’est peut-être au moment où la distance idéologique et les différences programmatiques entre les principaux partis de gouvernement s’amenuisent que la comparaison des personnes de leurs dirigeants prend une telle importance. C’est sans doute aussi parce que, pour diverses raisons, la couverture médiatique de l’activité politique tend à se focaliser sur les personnes, les personnalités et les personnages.

La présidentialisation des régimes politiques, qu’ils soient parlementaires ou présidentiels, procède de toutes ces transformations.

 

Enseignements pour les réformes

 

Il en résulte quelques enseignements pour ceux qui souhaitent réformer le fonctionnement des institutions et endiguer la présidentialisation. La transformation des institutions dans un sens moins présidentiel ne peut pas seulement – ni même sans doute principalement – résulter de réformes juridiques, constitutionnelles et institutionnelles. L’une des clés de leur fonctionnement résulte de la dépendance des élus à l’égard des collectifs politiques auxquels ils appartiennent et à l’égard des dirigeants qui sont à la tête de ces collectifs. Faute de s’attaquer à cette dépendance, il est vain d’attendre de véritables transformations. Il faut réfléchir collectivement aux voies politiques d’un véritable changement de régime. Elles passent peut-être par une déprofessionnalisation de l’activité politique. Vaste programme !

Pour citer cet article

Daniel Gaxie, « Sur la présidentialisation des régimes politiques », Silomag 14, janvier 2022. URL : https://silogora.org/sur-la-presidentialisation-des-regimes-politiques-2/

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