Séverine, de son vrai nom Caroline Rémy (1855-1929), est la première femme journaliste à vivre de sa plume. Elle rencontre Jules Vallès (communard en exil) en 1879, devient sa secrétaire et s’initie auprès de lui au travail de journaliste. Ils redonnent vie ensemble au journal créé par Vallès pendant la Commune de Paris, Le cri du peuple dont elle deviendra la première femme directrice d’un journal à la mort de ce dernier en 1885. En 1897, elle fonde avec Marguerite Durand, La Fronde, le premier journal féministe qui paraitra, quotidiennement, jusqu’en 1903 et défendra le droit à l’avortement, la mixité de l’éducation, l’égal accès à toutes les professions et plus généralement le progrès social. Elle signe l’édito de ce numéro de l’Humanité consacré aux luttes féministes.
Hé ! quoi, aurais-je l’orgueil d’en avoir un à moi toute seule ; de m’instaurer en schismatique à l’égard d’un dogme reconnu?
Oh ! pas du tout ! Mais c’est question de tempérament, et de circonstances.
Vallès, révolutionnaire jusqu’aux moelles, nul ne le contestera, entendit demeurer en marge de toutes les écoles socialistes. Moi qui fait, au contraire, partie de la plupart des associations féministes, je n’appartiens qu’à la tendance commune, sans vouloir m’inféoder à aucun mode de tactique. Tantôt avec celui-ci, tantôt avec celui-là, sans ambition dans tous, et sans aucun souci de popularité, je suis l’audace qui m’agrée, l’initiative qui me paraît juste, l’intervention qui me semble heureuse – d’où qu’elle vienne.
Un seul but m’apparaît : l’émancipation féminine, l’égalité des droits comme des salaires, la communion sincère des deux sexes pour l’effacement d’une longue et cruelle injustice.
Mais j’avoue ne pas me satisfaire complètement des théories en présence.
Beaucoup de politiciennes, et parmi les plus subtiles, s’imaginent avoir partie gagnée lorsque des parlementaires semblent acquis à la cause. Pure duperie ! Même les plus loyaux de nos hommes d’État hésitent devant l’inconnu du problème, s’efforcent de gagner du temps, reculent devant la disproportion formidable qu’a créée la guerre, et qui remettrait entre les mains de la majorité féminine le sort du pays tout entier.
Elles s’abusent, celles qui prennent les mots pour des réalités, des promesses pour des actes. On les lanterne, on les berne, on les « emploie ».
Elles ont servi, pendant la guerre, à de toutes autres fins que le féminisme. Celui-ci n’a presque plus existé qu’à titre accessoire, raison sociale, tradition. Je n’aurai pas l’injustice d’alléguer qu’on n’a rien fait pour son service. Mais je persiste à croire, et à dire, qu’il n’existe plus qu’à l’état secondaire dans les préoccupations et les sollicitudes.
Une des fiertés de ma carrière sera de m’être fait conspuer à la mairie Drouot, en décembre 1916, pour avoir dit que si nous comptions comme électeurs nous aurions pu, peut-être, imposer l’examen des propositions autrichiennes et abréger la durée du massacre.
Cela, tout le monde va le proclamer demain. Trois cents dames, alors, me huèrent ; trente femmes, dont la plupart en deuil, m’acclamèrent, avec d’inoubliables apostrophes d’encouragement et de confiance. Jamais je n’ai ressenti telle satisfaction de conscience, ni – je le répète exprès – semblable fierté.
Ailleurs, le féminisme me déroute quelque peu par son accent agressif. Toutes, nous avons plus ou moins souffert de l’homme. En tant que « citoyennes », unanimement. Dans le privé, la nature des peines est infiniment variable suivant qu’il s’agit du père, du frère, du fiancé, de l’époux, de l’ami ou du fils. Mais la somme des déceptions, des chagrins ne varie guère…
Et il ne faudrait pas que l’amertume qui en résulte fît dégénérer le féminisme en bataille des sexes. Ceci n’a rien à voir avec cela. Nos épreuves personnelles ne doivent servir qu’à nous rendre plus compréhensives du mystère des êtres, plus indulgentes envers les défaillances, plus tendres, plus pitoyables.
À ne regarder que le mauvais côté de l’humanité, on deviendrait sinon féroce, du moins parfaitement indifférent aux maux qu’il lui plaît de subir. Mais le secret, sinon du bonheur, du moins de la souriante acceptation de vivre, c’est de relever toujours les miettes de beauté, les parcelles de bonté qui consolent du reste. Métier de chercheur d’or, évidemment, mais où la récolte est autrement précieuse !
S’il est de mauvais pères, il en est aussi d’excellents ; s’il est de tristes compagnons, il en est dont la sollicitude inlassable perpétue en vous la douceur de l’enfance. Pourquoi – alors qu’il suffisait dans la Bible implacable, d’un seul juste pour sauver une ville – pourquoi les uns ne feraient-ils pas oublier les autres ?
Rien ne se fonde que sur l’amour : la haine est stérile. Nous ne sommes jamais qu’une moitié de l’humanité. Réclamons-en les droits. Mais sans manquer au pacte fondamental de tendresse qui nous lie depuis le commencement du monde. C’est le berceau qui nous rattache : la nature est une finaude qui a tendu le piège qui convient. Acceptons tendrement d’être prise à celui-là.
Mais refusons hautement, dignement, avec grâce s’il est possible, avec malice au besoin, de le laisser devenir prétexte à tout un réseau de chausse-trappes. Ça, c’est fini, il faut désormais jouer franc jeu.
On a mis le temps pour en arriver là. Voilà bien une trentaine d’années que je m’appliquai à prouver, par l’exemple, qu’une femme peut exercer un métier jusque-là presque exclusivement masculin. Car Delphine de Girardin, malgré son talent, à cause de sa situation privilégiée, n’avait pas été une professionnelle.
J’ai lutté, j’ai prouvé. Et, dès le début, j’ai soutenu en toute occasion la cause des femmes. Si j’ai affirmé ma volonté de n’être rien, jamais, j’ai soutenu tout effort féminin, la solidarité entre nous me paraissant chose due.
Et en 1900, au Congrès féministe que Marguerite Durand, alors directrice de la Fronde, organisa avec tant d’intelligence, d’audace et de tact, j’adhérai pleinement à son initiative et à ses travaux. Ouvrez-le, cadettes, ce gros volume des procès-verbaux de nos séances : vous verrez qu’y sont discutées la plupart des questions qui vous passionnent aujourd’hui.
Il y a dix-huit ans ! Alors, vous comprenez, j’ai un peu le sourire, quand des jeunes femmes m’interpellent sévèrement : «Êtes-vous féministe?»
Trente-six ans de journalisme où – sauf trois meurtrières mondaines acquittées d’ailleurs parmi d’élégantes ovations – j’ai toujours défendu socialement, sentimentalement la femme et ses droits ; dix-huit ans de service actif pour la cause, me confèrent le privilège un peu mélancolique de répondre : « Je l’étais bien avant vous!»
Mais sans révérences au pouvoir ni coups de griffe au compagnon. Et révolutionnairement.
Le féminisme ne me semble pas un tout, mais une fraction de l’immense effort à fournir pour affranchir le monde. Il y a là une criante iniquité à réparer. Le prolétariat masculin doit, se doit à lui-même de nous aider à l’abolir, comme nous lui devons toutes nos énergies pour secouer le joug qui l’écrase. On ne saurait disjoindre les aspirations, les intérêts : il faut marcher du même pas sur la route encore obscure – et s’appuyer un peu contre l’épaule voisine aux instants de lassitude.
Tout mon féminisme tient en deux mots : Justice, d’abord ; et puis tout de suite, bien vite, Tendresse.
En savoir plus sur Séverine:
- « Séverine. De son vrai nom Caroline Rémy, insurgée toute sa vie », L’Humanité, 9 juillet 2012.
- « Pionnières! Episode 2: Séverine », Gallica, 25 avril 2019.
- Notice SÉVERINE [Caroline RÉMY, dite] [Dictionnaire des anarchistes] par Jean Maitron, complété par Caroline Granier, avec l’aide d’Évelyne Le Garrec, version mise en ligne le 7 avril 2014, dernière modification le 26 janvier 2019.
Accéder à l’Humanité du 19 mai 1919 (en libre accès sur Gallica).