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Musiques actuelles, musiques masculines

Musiques actuelles, musiques masculinesTemps de lecture : 9 minutes

Comme le sport, la musique a un genre. La prégnance d’un entre-soi masculin et l’exclusion corollaire des femmes dans l’économie des musiques actuelles en constituent un exemple saillant. Yves Raibaud montre ici comment des aides et des subventions publiques distribuées par des hommes profitent majoritairement à des groupes de musiciens hommes qui y trouvent une prime à la professionnalisation. Toute l’économie de ce secteur fonctionne par cooptation genrée et porte aujourd’hui une nouvelle génération de cultures masculines. L’auteur plaide ainsi pour une distribution plus égalitaire des ressources publiques dans un domaine d’activité professionnelle où les femmes sont pourtant plus nombreuses à investir les écoles de formation, mais bien moins nombreuses lorsqu’il s’agit d’accéder aux scènes de concert.

Peut-être faudrait-il rappeler, lorsqu’on note les divergences des luttes féministes le titre résumé du livre de Christine Delphy : « L’ennemi principal ». L’ennemi principal pour Delphy, c’est le patriarcat. On sait aujourd’hui décrire ses modes d’action, ses variations culturelles, la forme qu’il prend pour s’installer dans la famille, dans l’entreprise, dans la création culturelle et sur tous les lieux où se jouent les rapports de domination et l’appropriation des ressources aux dépens de la classe des femmes. Une des caractéristiques du patriarcat dans sa capacité à s’inscrire dans la vie quotidienne des hommes – de nous les hommes –  tient à la dimension du secret. Trahir le secret des hommes est aussi grave sinon plus que ne pas être viril, c’est, au fond, la même chose. Accepter la domination à l’intérieur de la classe des hommes est une épreuve certes, mais dont on peut tirer tellement d’avantages ! Refuser d’être un homme, comme le propose John Stoltenberg, est une autre paire de manches. Apport important aux nouvelles études féministes les masculinities étudient, entre autres, les cultures d’entre-soi masculin. Une partie importante de ces travaux s’intéressent à la façon dont les garçons se les approprient en parfaite connaissance des avantages qu’ils en retireront ensuite pour l’accès aux positions dominantes. D’abord en mettant à l’écart et en dévalorisant le monde des femmes, puis en le divisant. Ensuite au sein de la catégorie homme où se jouent les enjeux d’un leadership lié aux modèles de la virilité. Cette socialisation par les cultures masculines hégémoniques a son côté obscur, garanti par la non-mixité des groupes d’hommes qui sont habitués à jouer, parler ou travailler ensemble. Je pose l’hypothèse que c’est le cas dans les musiques actuelles et je vous le propose comme exemple.

L’apparition de nouvelles cultures masculines

Dans les années 1970, filles et garçons fréquentent des écoles mixtes. Dans les écoles de musique, elles arrivent à l’égalité et passent les examens et concours qui leur permettent d’entrer dans les conservatoires et les orchestres, non sans résistance ! Il faut inventer de nouvelles épreuves (audition derrière des rideaux) pour éviter le barrage dont elles sont l’objet. Cette décennie constitue une avancée, vite arrêtée par les plafonds de verre des postes prestigieux : chefs d’orchestre, solistes, premiers violons. On note d’autres avancées similaires au cours de l’histoire. Florence Launay recense au XIXe siècle une centaine de musiciennes, d’autrices d’opéras, cheffes d’orchestre qui ont été célèbres, avaient les honneurs de la presse musicale. Au XXe siècle, tout à coup, elles disparaissent, leur nom est effacé (Louise Farrenc, Pauline Viardot, Marie Jaëll), leurs œuvres ne sont plus jouées. Souvent, les femmes disparaissent d’un paysage artistique ou culturel lorsqu’une nouvelle mode arrive. On pourrait retourner le constat : les révolutions artistiques n’arrivent-elles pas au moment où les femmes artistes commencent à accéder aux positions dominantes ?

Au début des années 1960, la musique de variété est le fait de chanteurs et de chanteuses, yéyés et idoles des jeunes, lorsqu’arrivent les groupes de rock anglais. Cette innovation est l’objet d’un engouement formidable. Partout en France des groupes de garçons répètent dans des locaux improvisés avec un matériel standard, dont l’amplification fait partie intégrante. Ces groupes obtiennent des lieux de répétition (de la cave à la MJC, puis aux équipements spécialisés) avec l’aide des élus locaux et des institutions, sur le double argument de la nuisance sonore (à l’époque les musiques actuelles s’appellent justement les musiques amplifiées) et de la légitimité. Le rock est, dit-on, l’expression culturelle des jeunes et de la banlieue face aux musiques classiques, bourgeoises, légitimes. Peu importe s’ils ne sont pas, pour la plupart, issus de milieux et de quartiers populaires. En revanche le fait que ces musiciens soient dans une écrasante majorité des garçons n’est pas remarqué, c’est un fait invisible. Cette homogénéité de sexe leur ouvre pourtant (en secret) la porte des élus et responsables de politiques publiques, souvent d’anciens rockers ou amateurs de rock, frères ou pères de musiciens, tous des hommes. Comment expliquer autrement que 120 000 musiciens amateurs aient obtenu en vingt ans des salles de répétition, de concert (SMAC), des classes de conservatoire (Jazz, Musiques actuelles), des scènes de festivals subventionnées, à plus de 90% masculines ? Alors que dans le même temps 1,2 million de choristes (dont 400 000 hommes) et 1 million d’instrumentistes amateurs dans des formations le plus souvent mixtes (harmonies, fanfares, bandas, bagads, batucadas et groupes trads) peinent à se professionnaliser et galèrent pour obtenir des locaux et des équipements adaptés ?

Les musiques populaires deviennent musiques actuelles

Après l’appellation rock, puis musiques amplifiées, les nouvelles musiques se nomment dans les années 2000 musiques actuelles, englobant la chanson, le jazz et les musiques du monde. On a compris que les musiques amplifiées s’opposent clairement aux musiques acoustiques (ce qui nécessite des équipements adaptés au « gros son »), mais à quelles autres musiques s’opposent les musiques dites actuelles dans la conquête de positions dominantes ? À des musiques anciennes ? Traditionnelles ? Périmées, obsolètes ? Ne serait-ce pas tout simplement une nouvelle génération de cultures masculines ? Le phénomène est mesurable dès qu’on fait le point sur les emplois, les salaires et sur l’économie générale du secteur. Les musiques actuelles sont le secteur culturel le plus inégalitaire mesuré par le rapport 2020 du ministère de la Culture. Les SMAC (scènes de musiques actuelles) sont dirigées à 86% par des hommes. Les classes jazz et musiques actuelles des conservatoires sont composées de 90 % d’hommes, une exception dans des conservatoires qui comptent plus de filles que garçons. Sur les scènes jazz et musiques actuelles 85% d’hommes (15 % de chanteuses, autres instruments, quelques groupes non mixtes féminins). Dans les studios de répétition et d’enregistrement mis à disposition des groupes amateurs, les derniers comptages montrent un recul des jeunes filles depuis 2005, pointées à présent à moins de 10 %. Autant dire que la future génération des musiciens formés et coachés dans ces locaux municipaux et subventionnés sera exclusivement masculine. Ces choix organisationnels, masqués par une écriture « au masculin neutre » (les musiciens, les jeunes, les intermittents, les techniciens du son), induisent des choix artistiques qui ne sont pas neutres. La créativité, la rage, la confiance en soi sur scène, la détestation des formes artistiques jugées trop molles (gnangnan, sirupeuses) sont valorisées au profit d’une vraie musique (pêchue, couillue) que peuvent d’ailleurs, si elles le veulent, pratiquer les femmes ! Autre caractéristique des musiques actuelles fabriquées dans ces circuits, elles privilégient souvent la langue anglaise dans la création artistique, dans le but revendiqué d’ouvrir les jeunes talents locaux au marché mondial de l’industrie musicale. Autre choix artistique proposé : l’ouverture aux musiques du monde, ce qu’on pourrait appeler dans une autre langue l’appropriation culturelle, avec les profits qui en découlent au détriment des artistes locaux, étrangers ou autochtones (musique noire, musique nomade).

Et pourtant… L’apparition du rock comme pratique amateur est contemporaine d’autres styles musicaux, à quelques années près : les bagads bretons apparaissent après 1945, les bandas du Sud-Ouest dans les années 1960, les batucadas dans les années 1980. Or ces formations sont toutes mixtes à présent, ou même plutôt féminines comme les batucadas, et les instruments ont changé de main (musiciennes à la trompette, au tuba, aux percus, aux sax, à la cornemuse). Alors pourquoi subventionne-t-on davantage le rock que les bandas ou les chorales ? Pourquoi des équipements spécifiques ?

De nouveaux réseaux masculins accaparent les ressources des scènes musicales

Les réseaux masculins ont toujours su développer une grande ingéniosité pour légitimer et valider leurs choix et leurs styles musicaux. Faire croire par exemple que le rock est la musique des jeunes et des quartiers fragiles, et qu’il faut canaliser la violence des jeunes dans des activités positives permet d’émarger à la politique de la jeunesse et à la politique de la ville ; que les musiques populaires d’influence jazz/rock renouvellent les esthétiques contemporaines leur permettent d’entrer dans les institutions culturelles légitimes ; que les musiques du monde sont des musiques universelles (et pas des musiques postcoloniales, brassées, produites, mixées et vendues par le Nord) dans les politiques de la francophonie et de l’aide au développement, etc. Tant que la variable genre n’est pas mise au centre, et si on ne l’historicise pas, impossible de voir qu’il s’agit d’une reproduction ou d’un déploiement de cultures masculines. Ce fait est ignoré, même si les chiffres parlent d’eux-mêmes (probablement 90 % des revenus des musiques actuelles profitent aux hommes). Impossible de voir à quel point la cooptation entre hommes est la règle, et comment elle est de façon permanente occultée, censurée.

De nombreuses musiciennes tirent leur épingle du jeu, heureusement, dans ce contexte de domination. Comme elles l’évoquent elles-mêmes, des stratégies sont nécessaires face à l’absence de réseau : en adoptant le registre de la séduction, en appelant à la protection d’un mentor, en se conformant aux standards masculins. Rarement la masse critique de femmes dans les musiques actuelles est suffisante pour créer des lobbies féminins, de la sororité. C’est pour cela qu’il est toujours réjouissant de noter les avancées de nouveaux festivals uniquement féminins, ceux qui adoptent la règle 50/50, ceux où les femmes sont aux commandes. Peut-être cela permettra-t-il de renouveler les esthétiques, de former autrement le goût du public ? Ces cultures masculines qui se disent ouvertes au monde se révèlent, au fond, très identitaires par leur homogénéité de sexe.

La culture, un champ de lutte féministe

Le constat de l’inégalité des femmes et des hommes sur les scènes de concert des musiques actuelles est aujourd’hui accablant, comme le montre le rapport réalisé par H/F Bretagne (1/3 de de concerts sans aucune femme sur scène, 15 % de femmes au total sur près de 1800 événements à entrée payante). Les femmes musiciennes sont majoritaires comme clientes dans les écoles, les stages, aux entrées des concerts, mais les profits de l’économie du spectacle leur échappent. Cela entraîne un retard irréversible dans leur professionnalisation, les musiciennes étant de plus pénalisées par la difficulté d’assumer des modes de vie masculins assumés (concerts et répétitions tardives, éloignement du domicile, temps familial réduit, etc.). On ne se sortira pas de ce modèle qui se reproduit à l’infini sans intervention politique. La loi de 2014 sur l’égalité réelle entre les femmes et les hommes doit être appliquée, y compris dans le domaine des musiques actuelles. Il n’est pas normal que des subventions publiques soient versées à des organismes ou des événements qui ne s’engagent pas à une égale présence des femmes et des hommes sur scène, à un niveau de rémunération équivalent. Il n’est pas normal qu’un équipement culturel ou de loisirs publics soit, de facto, réservé au seul public masculin. Il n’est pas normal que des jurys d’hommes sélectionnent les artistes programmés dans les manifestations estivales, pas plus que dans celles promues par la politique de la ville. Les aides publiques doivent prévoir le renouvellement des directions des scènes des musiques actuelles subventionnées dans le sens de la parité, tout comme ce devrait être le cas des présidences et fédérations nationales et autres réseaux des musiques actuelles. Un cercle vertueux d’alternance qui pourrait être prévu dans les statuts. C’est la meilleure façon de rétablir la justice pacifiquement, sans allumer une « guerre des sexes » qui n’existe que dans l’imaginaire d’hommes antiféministes accrochés à leurs privilèges. C’est aussi une façon, comme dans d’autres grands secteurs de la vie culturelle en France, de renouveler les esthétiques, les thèmes abordés, les relations entre les artistes et les publics écartés de la culture, les liens intergénérationnels, avancées indispensables pour promouvoir une société plus égalitaire.

 

Pour aller plus loin :

  • Marie Buscatto, Femmes du Jazz : musicalités, féminités, marginalisations, Cnrs Editions, 2007, Paris.
  • Raewyn Connell, Masculinities, Berkeley, Université de Californie, éd. Amsterdam, 2014[1995], Paris.
  • Christine Delphy, L’ennemi principal. Economie politique du patriarcat, Syllepse, 2013, Paris.
  • Eurofonik, La place des femmes dans les musiques trad aujourd’hui, Actes du séminaire professionnel du 1er mars 2021, éd. FAMDT/Le nouveau Pavillon, 2021, Nantes.
  • Maurice Godelier, « Trahir le secret des hommes », Le Genre Humain n° 17, 1988, Paris.
  • Françoise Héritier, La Différence des sexes, Bayard, 2010, Paris.
  • Florence Launay, Les compositrices en France au XIXème siècle, Fayard, 2006, Paris.
  • John Stoltenberg, Refuser d’être un homme : pour en finir avec la virilité, Syllepse, 2013, Paris.

Pour citer cet article

Yves Raibaud, “Musiques actuelles, musiques masculines”, Silomag, n°13, septembre 2021. URL: https://silogora.org/musiques-actuelles-musiques-masculines

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