Le flou constitutionnel du partage des tâches entre le Président et le Premier ministre a nourri un flot conséquent de commentaires juridiques et continue à faire suer plus d’un étudiant en droit chaque année. Le problème de la dyarchie du pouvoir exécutif n’est pourtant pas qu’affaire de textes, il est surtout un enjeu pratique. Dans son dernier ouvrage, Premier ministre, Delphine Dulong se saisit du problème à l’aune de la sociologie politique des institutions. Dans une perspective relationnelle, elle analyse l’institutionnalisation du rôle de Premier ministre en le situant dans les différentes configurations politiques de la Cinquième République. Elle travaille notamment sur la construction de ce rôle dans les systèmes d’interdépendances successifs entre Premier ministre et Président. L’extrait reproduit ci-dessous, avec l’aimable autorisation de CNRS Editions, montre par exemple comment se forge, dans la continuité et sans plan programmé, un usage – la préséance présidentielle du discours de politique générale – qui participe au renforcement de l’autorité du Président comme chef de gouvernement, au détriment du Premier ministre.
La préséance du discours présidentiel sur la politique générale du gouvernement
« Pour dépolitiser la déclaration de politique générale, un second type de pratiques s’est mis en place plus tardivement. Si elles divergent d’un Président à l’autre et ne sont en rien concertées, elles ont en commun de dévaloriser le discours de politique générale. Mises bout à bout, elles peuvent s’analyser comme une construction collective qui conduit peu à peu à la substitution d’un nouveau rituel d’intronisation du pouvoir exécutif au profit du Président. Là encore, c’est Pompidou qui amorce le processus. Comme on l’a vu, après le renvoi de Chaban-Delmas et son remplacement par Messmer en 1972, il retarde au 3 octobre la déclaration de politique générale de son nouveau Premier ministre, nommé le 8 juillet. De plus, il lui vole la politesse en donnant une conférence de presse douze jours avant lui. Lorsqu’il lui succède à l’Elysée en mai 1974, Giscard d’Estaing reproduit ce geste inaugural à sa façon. Conformément à la tradition républicaine, il utilise son droit de message au Parlement prévu à l’article 18 de la Constitution pour marquer son entrée en fonction. Mais il se démarque de ses prédécesseurs en faisant lire son discours six jours avant la déclaration de politique générale de son Premier ministre alors que jusqu’à présent plusieurs semaines – voire plusieurs mois – séparaient ces deux discours.
En 1981, Mitterrand creuse le même sillon : cette fois, le message au Parlement du Président est lu le matin même du jour où le Premier ministre prononce sa déclaration, le 8 juillet 1981[1]. Mitterrand y affirme que ses « engagements constituent la Charte de l’action gouvernementale ». La déclaration du Premier ministre est ainsi reléguée à un discours de second rang, ou, comme le dit Mitterrand dans son message retransmis à la télévision, à une simple « demande de moyens » pour la réalisation du programme présidentiel. Jacques Chirac ne reprend pas d’emblée cette initiative à son compte. Lors de son premier mandat présidentiel, il lui préfère la pratique de la conférence de presse inaugurée par Giscard d’Estaing[2]. Mais après les cinq années de cohabitation qu’il subit de 1997 à 2002, il entame son second mandat en faisant lire un message adressé au Parlement la veille de la déclaration de politique générale de son Premier ministre le 2 juillet 2002.
La parole présidentielle au Congrès du Parlement
Les innovations introduites par Nicolas Sarkozy vont encore un peu plus loin. Dans un premier temps, il rompt la tradition en n’adressant aucun message au Parlement et, puisqu’il ne peut s’y rendre lui-même, il invite le 20 juin 2007 les parlementaires de la majorité au palais de l’Elysée pour prononcer devant eux un discours qui, sur le fond comme sur la forme, devance la déclaration de politique générale de Fillon prévue le 3 juillet. La veille de cette déclaration, il en dévoile certains éléments aux lecteurs de La Tribune par la voix du secrétaire général de l’Elysée. Dans un second temps, il profite du grand chantier de modernisation des institutions lancé dès le début de son quinquennat pour faire modifier l’article 18 de la Constitution qui codifie le droit de message du Président au Parlement. Il n’obtient pas le droit de pouvoir se rendre devant l’une ou l’autre chambre du Parlement comme il le souhaitait, mais il peut désormais prendre la parole devant les parlementaires réunis en Congrès sans que son discours ne soit suivi d’un vote[3].
Une telle disposition constitutionnelle n’est sans doute pas totalement inédite : elle emprunte au discours sur l’Etat de l’Union prononcé chaque début d’année civile par le Président des Etats-Unis. A la différence de son homologue français toutefois, celui-ci n’a alors ni Premier ministre ni gouvernement. De plus, le régime présidentiel américain repose sur un principe de séparation stricte des pouvoirs qui exclut tout mécanisme de sanctions réciproques entre le pouvoir exécutif et le Parlement. L’importation d’une telle disposition dans un régime parlementaire comme celui de la Ve République revient dès lors ni plus ni moins qu’à officialiser « une pratique démocratiquement déviante[4] ». Comme l’explique en effet Bastien François, non seulement la révision de l’article 18 marginalise un peu plus le Premier ministre, puisqu’avec cette mise en scène solennelle de sa parole le Président peut dorénavant se présenter comme le chef réel du pouvoir gouvernant, mais elle entérine « le découplage entre l’exercice du pouvoir d’État et la responsabilité politique des gouvernants[5] ».
Il faut attendre encore dix ans pour que la sédimentation progressive de toutes ces pratiques aboutisse à un tel découplage. Par la force des choses, Nicolas Sarkozy inaugure son nouveau droit de message au Parlement qu’avec la crise des subprimes le 22 juin 2009. Suivant cet exemple, son successeur à l’Élysée ne s’autorise à prendre la parole devant les parlementaires qu’après un autre évènement grave – les attentats de novembre 2015 en Île-de-France. Emmanuel Macron, quant à lui, ne s’embarrasse pas de telles précautions. Premier Président de la Ve République à inaugurer son mandat en prononçant, la veille de la déclaration du Premier ministre, un discours de politique générale devant le Congrès réunit à Versailles, il achève en quelque sorte le processus qui, petit à petit, de pratiques inédites en petits écarts, a déclassé la déclaration de politique générale du Premier ministre, la réduisant à un rituel secondaire par rapport à l’intronisation du Président, tout en nous accoutumant à n’y voir aucune déviance majeure de la Ve République. »
Delphine Dulong, Premier ministre, CNRS Editions, 2021, pp.77-79 (NB : le titre et les deux intertitres de l’article ont été ajoutés par la rédaction de Silo)