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Politiser l’entreprise : l’éternel enjeu de classe

Politiser l’entreprise : l’éternel enjeu de classeTemps de lecture : 7 minutes

Comment (re)politiser l’entreprise ? Dans cet article, Aymeric Seassau rappelle que le lieu de travail est un lieu décisif de pouvoir, de politisation et de lutte des classes. Selon lui, il faut mettre fin à l’abandon de l’entreprise par la gauche et prendre résolument le parti du travail, afin d’engager la révolution des rapports de production.

Deuxième siècle avant notre ère. Les premières révoltes serviles agitent la République romaine. Suffisamment pour établir en Sicile pour une petite dizaine d’année un royaume dit « syrien » qui frappera monnaie. On sait peu de choses de son leader, Eunus. Les sources le présentent tantôt comme occupant le rôle de « bouffon » pour ses maitres tantôt comme « mage » initié à quelques mystères orientaux. Peu importe. Il n’y a pas là matière à exemple personnel. L’esclavage n’est pas aboli, il le pratiquera d’ailleurs lui-même (en forçant les hommes libres à construire notamment les armes qui lui permettront de tenir à distance les légions durant quelques années ce qui, convenons-en ne manque pas de panache). Cela provoque pour autant débats et émeutes dans la lointaine Rome où le premier des Gracques s’acharne à faire passer réforme agraire et politique de redistribution.

Dans le temps long, Eunus est éclipsé par la rock star Spartacus magnifié par Kubrick, décrit par Marx comme « le type le plus épatant de l’antiquité » et dont aujourd’hui encore des clubs de sports portent le nom.

Loin de nous l’idée de lancer une compétition antique entre deux révoltés (plus que révolutionnaires) qui nous éloignerait par trop du sujet. Tachons juste d’imaginer un groupe réuni dans la ruralité sicilienne ou une école de gladiateur. Des voix s’élèvent et débattent. On parle injustices et conditions de travail. On passe à l’action. En faisant de la politique sur le lieu de travail, on change sa vie, celle de ses camarades… jusqu’à chatouiller les infrastructures d’une République oligarchique en capacité de mettre en échec la puissante Carthage, mais défaite militairement à de nombreuses reprises par des travailleurs dépourvus du statut d’homme libre.

Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf… On connaît la suite. L’affaire est vieille comme le monde et nous la nommons Lutte des classes. Mais alors comment en est-on arrivés à se poser la question de « repolitiser l’entreprise » forts de siècles d’expérimentation du mouvement ouvrier ?

Et s’il y avait là quelque explication au décrochage d’une gauche enserrée dans un plafond de verre apparemment bien installé ? Et d’une République apparaissant aujourd’hui si fragile à incarner politiquement la nation ?

L’entreprise comme lieu décisif de la lutte des classes

Déjà Jaurès posait les termes : « la grande révolution a rendu les Français rois dans la cité et les a laissés serfs dans l’entreprise ». Il pose en cela, de manière fort républicaine, la question politique de l’exercice du pouvoir et de son barycentre.

Continuons d’enjamber les siècles pour arriver au nôtre, ici et maintenant, dans notre bonne République laissée dans un triste état par les pouvoirs libéraux qui se sont succédés à la tête de l’Etat, pleurnichant sur la dette et la compétitivité. Qu’ont-ils obtenu ? En juin 2025, Le Figaro s’enorgueillit que la France se positionne sur le podium derrière les Etats-Unis et la Chine en nombre de millionnaires. Et les voix se lèvent à gauche pour les taxer davantage. Il faut le faire. La justice fiscale conduit au consentement à l’impôt et c’est important en République. Aurons-nous ne serait-ce que bousculé les puissances d’argent ou engagé le processus révolutionnaire pour lequel s’engagent les communistes ? Pas vraiment.

Du capitalisme monopoliste d’État à l’hyperfinanciarisation actuelle, le pouvoir du capital s’est renforcé au détriment de celui du travail. L’ogre Mittal se joue des États comme un enfant avec son Mécano, laissant rouiller les pièces qui ne l’intéressent plus sans aucun ménagement pour l’appareil productif français déjà affaissé sous de bien timides et inefficaces remontrances.

Oui, il est temps de considérer l’entreprise pour ce qu’elle est plus que jamais : le lieu décisif de la lutte des classes, mais aussi le lieu de pouvoir du capital sur l’économie, l’État, les collectivités territoriales. Un lieu politique donc.

Gattaz nous alertait pourtant quand il présidait le Medef : « l’entreprise n’est pas une question politique ». Avec cette déclaration dans l’air du temps, il jetait un voile pudique sur sa précieuse cassette, mais surtout il revendiquait le point à bas bruit dans la bataille idéologique.

Mettre fin à l’abandon de la gauche 

Et pour cause… Combien de renoncements à gauche ?

Même le Parti communiste qui a pourtant puisé dans ses forces organisées à l’entreprise de grandes réussites, a laissé en jachère le sujet pendant plusieurs décennies avant d’y consacrer à nouveau un conseil national en 2019. Et encore, c’est le seul parti à y conserver une structuration, une implantation, des connexions.

Pendant ce temps la social-démocratie désertait jusqu’à LFI, théorisant l’urbain comme espace de politisation après que Jean-Luc Mélenchon a déclaré « le lieu de sociabilisation politique n’est plus l’entreprise ». Un abandon de plus. De la même manière, on imagine mal la taxe robot et le revenu universel d’Hamon mettre en échec Elon Musk expérimentant (sans succès par ailleurs) l’usine sans ouvrier.

Personne ne nie les difficultés actuelles. Reste qu’elles invitent à l’audace plus qu’à l’abandon. Au fond, quelles que soient les mutations opérées, c’est au travail que nous passons l’essentiel de notre vie, au sein des entreprises que se forgent des imaginaires, des expériences et des mentalités sur lesquelles peuvent s’imposer les idées dominantes comme se construire une conscience de classe. Les entreprises et leurs réseaux sont devenus un véritable système nerveux de nos sociétés modernes et le travail lui-même est en pleine évolution.

Reste que pour qui veut révolutionner les rapports de production et résoudre la crise climatique il y a un impératif à conquérir les entreprises et les lieux de travail. Et travailler à partir du réel : La casse des grandes unités de production où se forgeait plus collectivement la conscience de classe, l’ubérisation, les cinq réformes sur le droit au travail Hollande/Macron sont venues affaiblir tout ce qui organise la vie au travail de près de 30 millions de salariés et fonctionnaires.

Sur ce point, les travaux syndicaux de Fabien Gâche (voir son article sur l’exemple de Renault dans ce numéro) et Philippe Davezies sont particulièrement précieux sur les méthodes nouvelles d’oppression et d’isolement pour affaiblir la capacité d’action à l’entreprise.

Partir du réel c’est aussi considérer le monde des entreprises tel qu’il est : à la fois disparate et concentré. Quelques ordres de grandeurs :

  • Les vingt plus grands groupes emploient près 2 millions de salariés en France.
  • 3000 entreprises environ (soit moins de 0,1 % des entreprises) se distinguent par l’importance de leur contribution économique : elles portent à elles seules la majorité de la valeur ajoutée des millions d’entreprises du pays, soit près d’un quart du PIB. Elles concentrent également 83 % des exportations, 70 % de l’investissement et 58 % de l’excédent brut d’exploitation. Elles organisent 20 % de l’emploi total en France.
  • Les autres entreprises et notamment celles de taille plus réduite ne sont pas pour autant indépendantes des grands groupes et de ces 3000 entreprises. L’INSEE a par exemple montré qu’en 2012, 89% les entreprises de taille intermédiaire (ETI), c’est-à-dire les entreprises entre 250 et 4999 salariés, étaient sous le contrôle de groupes.

Prendre le parti du travail et des travailleurs

Naviguer dans cette galaxie, à partir des conditions matérielles d’exercice de l’action à l’entreprise, amène plusieurs remarques. D’abord, prendre le parti du travail. Ce n’est pas un hasard si Fabien Roussel en a fait le titre de son dernier livre. Depuis 2018 le parti communiste a voulu concentrer ses efforts sur la question du travail. C’est au fond une question presque anthropologique au cœur d’une humanité en perte de sens menacée par d’innombrables défis. C’est dire que le travail fait sens, qu’il est un moteur d’émancipation et que nous n’acceptons pas une société où les uns vivent de leur activité créatrice quand d’autres relèveraient de la solidarité nationale pendant que la bourgeoisie s’arroge l’oisiveté en faisant fructifier la rente du capital. C’est une question relevant de la dignité humaine, mais aussi de la capacité des travailleurs à décider du modèle productif donc du processus révolutionnaire que nous entendons engager.

Oui, la conquête de nouveaux pouvoirs pour les travailleurs eux-mêmes pour pouvoir peser et décider des grands choix concernant leurs outils de travail est pour les communistes une fin comme un moyen. Et oui, nous mettons en débat la question de la réappropriation nationale des moyens de production. Or, pour engager cette révolution de nos modes de production, il faut être unis. Et prendre le parti du travail c’est aussi féconder la conscience de classe nécessaire à unir le monde du travail comme force transformatrice.

Le parti communiste y attache une importance particulière au sein même de l’organisation, en tâchant d’intensifier l’action en direction des lieux de travail. Le journal Agir a été lancé à cette fin et la refonte des statuts adoptée au 39ème congrès définit l’objectif d’implantation et de structuration comme suffisamment central pour figurer dès le premier chapitre des nouveaux statuts.

Nous y déployons une boîte à outil encourageant la création de réseaux de communistes d’un même secteur d’activité ou d’une même entreprise à l’échelle nationale et permettant l’expérimentation de l’organisation de nature à répondre à la diversité de situation : entreprises comme bassins d’emploi. La tâche est immense et nous la considérons, comme Gramsci, avec le pessimisme de l’intelligence et avec l’optimisme de la volonté.

Parce que renoncer à la mobilisation du monde du travail, à sa capacité d’action transformatrice en tant qu’il est seul à même d’agir au cœur du pouvoir du capital, c’est renoncer à la politique et au pouvoir eux-mêmes.

Voilà pourquoi face aux défis la passion est intacte.

Heureux qui communiste (ou comme Eunus) à l’entreprise s’engage.

Pour citer cet article

Aymeric Seassau, «Politiser l’entreprise : l’éternel enjeu de classe», Silomag, n°19, juillet 2025. URL:

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