Par-delà les différences sémantiques et la diversité des conceptions ou des modes d’organisation, les services publics représentent des valeurs communes de tous les pays européens. Pierre Bauby propose une synthèse du cadre général, encore fragile, qui régit les services publics en Europe qu’il considère comme des acquis à consolider. Hiérarchisation des normes entre les règles de concurrence et les objectifs d’intérêt général, définition des droits et devoirs des autorités publiques à chaque niveau territorial, liberté du choix du mode de gestion, sécurité des financements à long terme des obligations de service public, évaluation par toutes les parties prenantes, édification de grands réseaux transeuropéens sont autant de dimensions qui conditionnent le devenir des services publics et les finalités du processus d’intégration européenne.
L’Union européenne est un échelon pertinent
Le moment est venu de clore le débat sur la pertinence de l’européanisation des services publics.
D’abord, parce que par-delà les différences sémantiques et la diversité des conceptions ou des modes d’organisation, les services publics représentent des valeurs communes de tous les pays européens. Ils sont des résultantes d’histoires longues, marquées en Europe par la reconnaissance de l’individu et de sa place dans la société, par des mobilisations d’acteurs et de mouvements sociaux, par l’édification d’États de droit et la montée en puissance de la démocratie et de relations de solidarité.
Le Protocole 26 annexé aux traités de l’UE souligne que les valeurs communes de l’Union concernant les services d’intérêt économique général – terme européen recouvrant les services publics – comprennent notamment le rôle essentiel et le large pouvoir discrétionnaire des autorités nationales, régionales et locales pour fournir, faire exécuter et organiser les services d’une manière qui réponde autant que possible aux besoins des utilisateurs ; la diversité et les disparités qui peuvent exister au niveau des besoins et des préférences des utilisateurs en raison de situations géographiques, sociales ou culturelles différentes ; un niveau élevé de qualité, de sécurité et quant au caractère abordable, l’égalité de traitement et la promotion de l’accès universel et des droits des utilisateurs.
Dans ce que l’on peut appeler le « modèle européen de société ou de civilisation » existe, du fait de son histoire, de sa culture, des mouvements sociaux qui l’ont marqué, en particulier au cours des deux derniers siècles, une série de relations spécifiques et de tensions, qui ne se manifestent pas de la même façon ailleurs.
On parle à ce propos d’« héritage des Lumières »[1], de « civilisation européenne », d’« économie sociale de marché », pour désigner un système de valeurs qui structure les activités et relations humaines et que l’on ne retrouve pas dans d’autres parties du monde. C’est ainsi que l’Europe manifeste globalement une moindre tolérance que les États-Unis d’Amérique aux inégalités et à la violence, une plus forte sensibilité aux risques environnementaux ou sanitaires, une recherche de complémentarités entre l’efficacité de l’économie de marché et sa nécessaire régulation publique.
L’européanisation est d’autant plus légitime que le monde change avec le développement des phénomènes de désoccidentalisation, de multipolarisations, d’illibéralisations, dont ce n’est pas le lieu d’examiner en détails, mais qui convergent pour faire que chacun des États européens devient de plus en plus un nain politique, incapable de défendre et de promouvoir seul ses valeurs, d’éviter sa marginalisation ou sa mise sous tutelle.
Mettre en œuvre la transition écologique, la décarbonation de l’énergie, des transports et de l’habitat, la sobriété de nos rapports à la nature, en particulier en matière d’usages de l’eau, autant d’objectifs qui doivent conduire à actualiser et compléter les missions de service public, à reconnaître la pertinence de l’Union européenne et de ses valeurs pour exercer ses responsabilités, appuyer, coordonner et compléter les initiatives locales, régionales, nationales et de la société civile, pour être un acteur majeur de la multipolarisation du monde.
Forger des alliances
La construction européenne n’est pas celle d’un « super État » qui viendrait chapeauter ou remplacer les États qui y participent. Chacun de ceux-ci délègue une partie de sa souveraineté à des institutions supranationales parce qu’il est apparu qu’ils pouvaient avoir un intérêt commun complémentaire des intérêts nationaux de chacun.
La construction européenne tient à la recherche de solutions qui fassent converger les intérêts nationaux pour forger l’intérêt commun par des démarches de dialogue et d’échanges, de recherche de compromis et de consensus – et non sur des mécanismes de décision à la majorité dans lesquels la minorité reconnaît le fait majoritaire comme légitime et accepte de s’y soumettre. Plus généralement, elle repose sur la mise en œuvre de coopérations et de coordinations davantage que sur le respect de règles et de contraintes, même si celles-ci sont nécessaires dans certains domaines.
Le principe de subsidiarité est au cœur de la construction européenne, ce dont témoigne la devise « unie dans la diversité ». Il consiste à faire ensemble ce qu’il est mieux de faire ensemble que chacun agissant séparément ; en même temps, on ne fait à cet échelon supranational que ce qui apporte une réelle valeur ajoutée et on recherche la proximité des citoyens.
Le principe de subsidiarité doit sans cesse être remis sur le métier, tant il ne repose pas sur des « recettes » intangibles, mais sur l’examen avantage/inconvénient, au cas par cas, de ce qui doit relever de l’UE et/ou de chacun des États membres. Il s’agit de conjuguer des règles communes et une large autonomie des États et des collectivités locales pour définir, organiser, financer, réguler les services publics.
Dès lors, la gouvernance des services publics doit s’inscrire dans un cercle vertueux : le prérequis est l’organisation de l’expression des attentes et besoins de tous les utilisateurs, débouchant sur la claire définition des objectifs et missions du service ; parallèlement doit être décidé le(s) territoire(s) pertinent(s) d’organisation du service, amenant à mettre en œuvre une (des) autorité(s) organisatrice(s), fonctionnant sur un mode de coopération non hiérarchisée avec tous les acteurs et niveaux ; la mise en œuvre opératoire doit se faire au plus près des réalités et du terrain, permettant des rapports de proximité avec tous les utilisateurs ; l’opération du service doit s’accompagner de modes continus de régulation multi-acteurs et réguliers, d’évaluation multicritères, au regard des missions définies ; les retours d’expériences doivent permettre d’adapter le service à l’évolution des besoins et des préférences.
Une doctrine européenne adaptée aux enjeux à venir implique de faire converger la diversité des histoires, traditions et cultures nationales, la participation de tous les acteurs sociaux et de la société civile, donc la mise en œuvre de stratégies d’alliances respectant les histoires et traditions de chacun, sur la base de relations d’égalité, de confiance et de solidarités.
Affermir le cadre actuel
La conjonction des mobilisations d’acteurs sociaux, des mutations économiques, sociales et environnementales et des effets des crises des années 2000 a conduit à l’existence aujourd’hui d’un cadre général encore bien fragile.
En référence aux objectifs politiques de l’UE, aux évolutions des traités, à la Charte des droits fondamentaux, au socle des droits sociaux, on peut synthétiser ce cadre en 10 points :
- Les États membres (les autorités nationales, régionales et locales) ont la compétence générale pour définir, « fournir, faire exécuter et organiser » les SIG, ainsi que pour financer les SIEG.
- Les institutions européennes ont la même compétence pour des services européens qui s’avèrent nécessaires à l’accomplissement des objectifs de l’UE.
- Pour les services non économiques, les règles du marché intérieur et de la concurrence ne s’appliquent pas ; ils ne relèvent que des seuls principes généraux de l’UE (transparence, non-discrimination, égalité de traitement, proportionnalité).
- Pour les services d’intérêt économique général, les autorités publiques doivent clairement définir leur « mission particulière » (principe de transparence).
- Sur cette base, elles peuvent définir les moyens adaptés au bon accomplissement de la « mission particulière » (principe de proportionnalité), y compris, s’ils s’avèrent nécessaires et proportionnés, des aides et subventions, des droits exclusifs ou spéciaux.
- Les États membres ont le libre choix des modes de gestion : interne, in house, délégué, etc.
- Ces définitions doivent clairement établir des normes de « qualité, de sécurité et quant au caractère abordable, l’égalité de traitement et la promotion de l’accès universel et des droits des utilisateurs ».
- Les règles de concurrence et de marché intérieur ne s’appliquent que si elles ne font pas obstacle, en droit ou en fait, à l’accomplissement de leur mission particulière. Le développement des échanges ne doit cependant pas être affecté dans une mesure contraire à l’intérêt de l’UE.
- Les États membres ont la liberté de choix du type de propriété des entreprises (principe de neutralité).
- Dans tous les cas, il peut exister des abus relevant d’une « erreur manifeste », que la Commission peut soulever, sous le contrôle de la Cour de justice de l’UE (CJUE).
Il reste que ces acquis sont à consolider, mettre en œuvre, dans chaque domaine et secteur, en développant et instillant leur contenu dans tout le droit européen établi au fil des décennies antérieures, tout comme dans les nouvelles propositions législatives.
Porter le fer dans les institutions européennes
Pour ce faire, il s’agit de porter le fer au sein des institutions européennes, en utilisant toutes les armes des traités ; les institutions, en particulier le Parlement européen, le Comité des régions, le Conseil économique et social européen[2], toutes les formes de participation démocratique (droit de pétition, médiateur) ou de recours juridiques.
Il s’agit d’établir la hiérarchie des normes communautaires entre les règles de concurrence et les objectifs d’intérêt général, afin de conjuguer leurs avantages respectifs en garantissant que l’accomplissement effectif d’une mission d’intérêt général prévaut, en cas de tension, sur l’application des règles de concurrence et du marché intérieur du traité.
Il faut définir les droits et devoirs des autorités publiques – « autorités organisatrices » – à chaque niveau territorial (local, régional, national et européen) pour définir, dans la transparence et la proportionnalité, les objectifs et missions d’intérêt général, les obligations de service public, l’octroi éventuel de droits exclusifs ou spéciaux, les modes de régulation, de contrôle et d’évaluation.
Un objectif est de définir et d’organiser au plan communautaire des services européens publics ou d’intérêt général dans les domaines où l’Union européenne est plus efficace que chacun des États agissant séparément pour les réseaux transeuropéens de communication, de transport et d’énergie, la sécurité alimentaire, aérienne, maritime, ferroviaire, de nouvelles infrastructures, etc.
Les règles européennes devraient garantir à chaque autorité organisatrice, dans la transparence des objectifs et des moyens, la liberté de choix du mode de gestion : gestion directe par l’autorité publique elle-même (service ou régie) ; mission donnée à une entreprise publique ou mixte dépendant de l’autorité publique elle-même ou d’économie sociale, coopérative ou associative ; délégation à une entreprise pour une durée déterminée (concession), mise en adjudication du service.
Il est nécessaire d’assurer et de garantir la sécurité de financement à long terme des obligations de service public ; les pouvoirs publics ont à prendre en charge les servitudes ou les manques à gagner qui en résultent pour les entités en charge du service, par rapport à une situation où celles-ci agiraient selon des ressorts purement concurrentiels ; les formes que peuvent prendre ces compensations doivent permettre de s’adapter aux objectifs définis : subventions publiques, péréquations internes permettant de financer les coûts engendrés par des bénéfices sur des activités rentables, accompagnées ou non de droits exclusifs, fonds de compensation entre opérateurs, exonérations de taxes ou autres, partenariats public-privé, etc…
Une régulation efficace suppose de développer une dynamique progressive d’évaluation des performances des services publics d’intérêt général afin de contribuer à leur efficacité et à leur adaptation aux évolutions des besoins des consommateurs, des citoyens et de la société, ce qui implique d’associer toutes les parties prenantes et d’assurer l’autonomie des instances d’évaluation ; il faut donc faire participer à l’évaluation tous les acteurs concernés : autorités publiques, opérateurs, consommateurs – usagers domestiques comme industriels, grands et petits –, citoyens, collectivités locales et élus (nationaux et locaux), personnels et leurs représentants, afin de prendre en compte la diversité de leurs attentes et intérêts.
Il reste que les défis qu’a à affronter l’Union européenne devraient l’inciter à édifier, dans le plein respect des principes de subsidiarité et de proportionnalité, des services européens d’intérêt général, par exemple dans les grands réseaux transeuropéens d’énergie et de transport, dans les domaines de la santé – le Covid en a montré l’urgence et les potentialités –, du changement climatique ou de la connaissance, de la sécurité ou de la défense.
En même temps que l’Union européenne définit ses services d’intérêt général, elle participe aux négociations commerciales internationales (Organisation mondiale du commerce, Accord général sur le commerce des services, traités commerciaux) ; ses positions dans les négociations internationales doivent traduire la clarification et l’affermissement internes des services d’intérêt général.
Le devenir des services publics est un révélateur de l’alternative fondamentale quant au devenir du processus d’intégration européenne et à ses finalités : soit l’Europe se limitera à être une intégration économique, un grand marché organisé autour du respect des règles de la concurrence, faisant de celle-ci une fin et non un moyen ; soit, elle représentera, comme le sont, à leur manière, compte tenu de leur histoire, chacune des sociétés européennes, un ensemble structuré à la fois économique, social, culturel et finalement politique, d’équilibre et de cohésion, de solidarité et de citoyenneté, c’est-à-dire un véritable projet européen de société, associant grand marché et cohésion économique, sociale et territoriale, et faisant de l’Union européenne un acteur structurant dans le processus de mondialisation, contribuant à son orientation et à sa régulation.