Ce centenaire de la révolution russe est l’occasion pour Roger Martelli de contribuer au nécessaire inventaire collectif d’octobre 1917 et de ses suites. Il nous invite à tirer les leçons de cette expérience humaine et à mobiliser les avancées de la science historique pour ne plus appréhender cet objet sous un angle seulement idéologique.
Octobre 17 a toujours été un « objet chaud » ». Sitôt advenu, l’événement a suscité la polémique. On aurait pu penser que la fin de la guerre froide et la disparition de l’URSS mettraient un terme aux jugements à l’emporte-pièce. Il n’en a rien été, pour l’essentiel : la science historique a avancé, mais la pensée dominante est restée figée sur les vieilles images. Les lignes qui suivent ne sont qu’une ouverture lapidaire, sur un nécessaire inventaire collectif[1].
1. Y a-t-il continuité ou rupture entre février et octobre 1917 ? Le débat n’a plus grand sens pour l’historien. D’un côté, la révolution d’Octobre a été le point d’orgue d’une séquence révolutionnaire entamée en mars, que les organisations révolutionnaires n’ont pas déclenchée, qu’elles ont pris en marche et qui a vu fleurir par centaines des organisations populaires tout aussi actives que spontanées. D’un autre côté, Octobre fut une insurrection soigneusement préparée par un petit groupe d’hommes, un coup de force annoncé à l’avance, qui ne trouve pourtant pas d’opposition sérieuse et qui l’emporte sans effusion de sang. Si problème il y a, il n’est pas du côté d’Octobre mais de ce qui l’a suivi et qu’Octobre n’annonçait pas.
2. Après octobre, les bolcheviks font ce qu’ils ont prévu ? Oui et non. Ils sont obsédés par les échecs sanglants des soulèvements ouvriers du XIXe siècle. Ils savent qu’ils vont se heurter à des difficultés extrêmes et qu’ils devront être prêts à user de la plus grande rigueur, y compris dictatoriale. Mais ils pensent avoir des ressources fortes et beaucoup d’alliés en s’emparant du pouvoir. Or, l’État dont ils s’emparent est en pratique inexistant et leurs alliés paysans les lâchent. Dans une guerre civile sauvage qui se déclenche presqu’aussitôt, ils se plongent dans une terreur impitoyable. Quand la guerre est pratiquement gagnée, en 1921, Lénine se rend compte que les bolcheviks au pouvoir sont allés trop loin. Il impose donc à ses camarades, la Nouvelle Politique économique, la NEP : c’est un compromis, envisageant une phase de coexistence et de compétition entre le secteur socialisé et un secteur privé maintenu. Lénine lui-même pense que ce compromis durera longtemps. Mais il meurt et Staline qui lui succède n’aime pas les compromis. Il revient à ce qu’on appelait le « communisme de guerre » et pousse le volontarisme d’État au-delà de ce qui était humainement tolérable. Un des drames de l’URSS est de ne pas s’être ancrée dans la prudence que suggérait son fondateur.
La peur du «rouge» a contraint le capitalisme à devenir «État-providence»
3. Le XXe siècle est né deux fois, en août 1914 avec le déclenchement de la Grande Guerre et en octobre 1917 avec la révolution d’Octobre. Pendant quelques décennies, on a pensé qu’étaient désormais face-à-face deux systèmes de force équivalente, dont l’un était appuyé sur un État, l’URSS, qui est lui-même devenu une superpuissance après 1945. Du coup, la peur du « rouge » a contraint le capitalisme à mettre de l’eau dans son vin, à devenir « État-providence » et à intégrer des mécanismes de protection du travail et de redistribution partielle des richesses. Au fond, ce ne sont pas les ouvriers russes qui ont le plus bénéficié des effets de l’Octobre russe, mais les ouvriers des pays occidentaux. Le mythe, parfois, est bien utile pour que les hommes prennent en charge leur destin. Mais il est rare que sa force propulsive dure très longtemps, surtout quand la réalité se révèle plus amère. C’est cette mésaventure qui est arrivée au mythe soviétique.
4. L’événement Octobre ne correspondait pas au schéma prévu par Marx et les socialistes du XIXe siècle. Il est pourtant devenu, pour les uns un modèle, pour les autres un anti-modèle. Pour ceux qui choisissent l’exemple de Moscou, il est le modèle de ce qu’il faut faire pour surmonter l’échec du socialisme d’avant 1914, épuisé par son acceptation de la guerre. Pour les autres, il est une rupture inacceptable avec la tradition parlementaire du socialisme de la Seconde Internationale. La révolution d’Octobre est donc la ligne de fracture qui sépare et même oppose ceux qui vont se désigner comme les « communistes » et ceux qui continuent de se dire « socialistes ». Attention toutefois : au départ, ce n’est pas l’idée de révolution qui les sépare, mais la façon de la penser. Ce n’est qu’avec le temps que le clivage va séparer plutôt ceux qui se désignent comme des « révolutionnaires » et ceux qui se réclament de la « réforme ».
5. La chute du Mur et l’implosion de l’URSS ont nourri l’idée que l’Histoire était finie et qu’il n’y avait pas d’alternative au capitalisme ultralibéral. Le problème est que le capitalisme financier est fragilisé depuis 2008, que le monde est plus instable et plus dangereux que jamais, que la démocratie elle-même est malade et que la politique ne sait plus trop où elle va. Dès lors, la conviction qu’il faut rompre avec des logiques dominantes ne paraît plus si absurde. Mais si on peut vouloir une alternative globale, et donc quelque chose comme une révolution, autant se dire elle ne se fera surement pas comme dans la Russie de 1917.
Aucune stratégie de conquête du pouvoir ne peut sous-estimer l’aspiration démocratique
6. En quelques décennies, les communistes dans le monde ont appris ce qu’il ne faut pas faire pour infléchir la dynamique des sociétés : prendre à la lettre la notion de « dictature » utilisée par Marx, confondre l’idéologie et la théorie politique, la sphère publique et l’État, la cohérence et le monolithisme. À l’inverse, ils n’ont pas su définir des modalités de régulation franchement nouvelles. Ils ont utilisé l’État – beaucoup – et le marché – un peu. Mais ils n’ont pas exploré les pistes d’une cohérence des « communs » et se sont ainsi voués, au gré des difficultés, au balancement perpétuel entre la liberté du marché et la régulation plus ou moins contraignante de l’État administré. Tout au plus, par la référence à la planification et à la gratuité des dépenses sociales, ont-ils nourri l’idée que le marché n’était pas l’horizon nécessaire des hommes.
7. La méthode révolutionnaire de 1917 n’est pas davantage reproductible aujourd’hui. Elle n’était pas sans risques en Russie même, comme le soulignaient à l’époque les mencheviks et Rosa Luxemburg. Elle ne convient pas aux sociétés de vieille souche démocratique et elle a de moins en moins de chances de s’adapter à toutes les autres sociétés. Il demeurera peut-être des cas où l’exercice d’une contrainte d’État sera un moyen d’éviter l’extension de la violence privée. Mais, quel que soit le pays, plus personne ne pourra ignorer les conséquences durables de la violence, quand bien même elle serait assurée par l’État.
Aucune stratégie de conquête du pouvoir ne peut sous-estimer que, dans un monde qui fonctionne de plus en plus comme une société-monde, l’aspiration démocratique est partout un puissant vecteur de socialisation et de modernisation. Partout, par conséquent, tendent à devenir obsolètes les conceptions qui, au nom de l’illettrisme, de la misère ou de l’absence de traditions démocratiques, justifient l’extension d’une contrainte étatique autoritaire. Les bolcheviks russes ont payé cher les ravages d’une telle pensée.
Nulle détermination structurelle n’implique la soumission à la fatalité
8. Retiendra-t-on au moins le modèle du parti à vocation révolutionnaire ? Celui que propose Lénine n’est rien d’autre que la forme par excellence du parti politique en général, tel qu’il s’impose à la charnière des XIXe et XXe siècles. La concentration léninienne du parti révolutionnaire ne fait que transposer dans l’ordre partisan la stricte centralisation de l’État, même si elle la tempère par le qualificatif de « démocratique ». Or, cette forme ne semble plus si adaptée, de nos jours, aux exigences nouvelles de la mise en commun politique. Les partis sont désormais dans une situation étrange et inconfortable, qui fait que nulle structure ne s’est substituée à eux, mais qu’ils n’en sont pas moins discrédités. En cela, plus que jamais, la tentation du retour à la pureté originelle risque d’être bien peu opérationnelle, dans une période où c’est la forme historique même des partis qui est en question.
9. Que reste-t-il donc de 1917 ? Ce qu’il y a à la fois de plus fragile et de plus fort dans la vision de Lénine : la conviction qu’il n’y a pas de fatalité dans l’histoire, que le capitalisme n’est pas l’alpha et l’oméga de la régulation sociale et que l’esprit de décision et le sens de l’initiative sont une dimension de l’esprit de responsabilité. C’est, dans l’héritage de Lénine, ce qu’il y a de plus fragile, car la volonté sans conscience claire des lendemains possibles tourne bien vite au volontarisme et à ses impasses. Mais c’est ce qu’il y a de plus fort aussi, car l’appel à la volonté est la seule manière de rappeler que nulle détermination structurelle n’implique la soumission à la fatalité et que le propre de l’homme est sa liberté.
Héritier des grands réformateurs de l’histoire, Lénine ajoute cette autre conviction : l’esprit de révolution est la plus haute manière d’exprimer cette liberté. Il avait raison sur ce point. Mais il ne suffit pas d’avoir raison, si la volonté ne sait pas se concrétiser en projet, en culture et en formes d’organisation centrées sur la liberté. Lénine et ses compagnons ne purent aller jusque-là. Ils n’en eurent ni le temps, ni la volonté, ni les moyens. Dans une Russie désorganisée et isolée, celui qui sembla unir la volonté et le réalisme fut Staline. Tout ce qui s’opposait à lui fut impitoyablement balayé. L’équilibre précaire qui en résulta fut meurtrier, pour la Russie d’abord, et pour le communisme tout entier.
10. Pas de grand soir, pas de dictature, même « provisoire », pas de transformation sociale par en haut, pas de rupture sans majorité pour la vouloir et la conduire. Égalité, citoyenneté, solidarité : ce qui s’écarte du triptyque fondateur est gros d’un échec politique et d’un recul de civilisation. Le mythe et le modèle sont morts, le temps de l’extase et de la diabolisation est fini, tandis qu’advient celui de l’introspection lucide, de la réflexion sur soi, de la remise en question. Héritiers d’Octobre comme adversaires résolus ont, chacun à leur manière, à balayer devant leur porte.
Que reste-t-il, au bout du compte ? Une expérience humaine, avec ce qu’elle eut de grand et de tragique, et la double exigence de la raison et de la volonté. Le tout, bien sûr, sans nostalgie ni reniement.