Enseigner ce qu’il faut penser du monde social ou apprendre aux élèves comment le penser ? Faisant le pari de l’exigence intellectuelle pour tous, Jérôme Deauvieau défend la seconde option. Pour ce faire, il insiste sur la nécessité de faire entrer les élèves, dès le primaire, dans une réflexion instruite sur le monde social grâce à un enseignement pluridisciplinaire. Ainsi, si l’histoire et la géographie – aujourd’hui seules disciplines des sciences sociales enseignées, de manière obligatoire, tout au long de la scolarité – conserveraient une place importante, celle-ci ne serait plus prédominante par rapport à la sociologie, l’économie, la philosophie ou encore l’anthropologie. Cet enseignement élargi et ambitieux constitue un enjeu primordial pour une démocratisation scolaire véritable.
Quelle place dans l’école d’aujourd’hui, plus encore dans celle de demain, pour un enseignement prenant pour objet le monde social ? Quelles seraient les évolutions souhaitables pour permettre à tous les élèves d’acquérir une posture réflexive dans ce domaine ? Au-delà d’un accord a minima sur la légitimité d’un tel enseignement, les divergences apparaissent dès que sont abordées les modifications souhaitables dans sa conception, les disciplines nouvelles qui pourraient y contribuer, ou encore le moment le plus adéquat pour l’introduire dans le curriculum scolaire.
L’histoire et la géographie au cœur de la culture scolaire
L’histoire, la géographie, l’économie et la sociologie sont des disciplines qui contribuent à la production de connaissances sur le monde social et qui occupent une place importante dans le système éducatif français. Leur position respective au sein de l’école n’est cependant pas équivalente. Deux ensembles sont clairement distincts : d’un côté, l’histoire et la géographie, enseignées dès les petites classes du primaire et jusqu’au terme, ou à peu près, de l’enseignement secondaire ; de l’autre, l’économie et la sociologie qui sont essentiellement présentes au niveau lycée dans une filière spécifique de l’enseignement secondaire générale – la filière économique et sociale –, sous forme optionnelle en classe de seconde générale et sous des formes variées dans certaines filières techniques et professionnelles de l’enseignement secondaire. Le contraste est saisissant entre d’un côté un enseignement d’histoire-géographie très présent tout au long du cursus scolaire et de l’autre des enseignements de sociologie ou d’économie cantonnés à certaines filières du lycée.
Ce constat n’est pas propre à la conjoncture historique de l’école unique. Réfléchissant sur le statut de l’histoire dans la construction des États modernes, l’historien Shlomo Sand relève cette place particulière de l’histoire et de la géographie dans l’instruction élémentaire en train de se généraliser au XIXème siècle. Il y voit là un trait commun des États modernes en train de se constituer, dans lesquels « à côté d’une langue nationale et d’un imaginaire littéraire et culturel unifiant, les élèves disposaient d’un passé collectif commun et d’un territoire national distinct »[1]. Il ajoute également que si « la philosophie a pour vocation, au moins en principe, d’enseigner comment penser, l’histoire consiste avant tout à enseigner aux élèves quoi penser ». Ce distinguo décisif « n’a pas peu contribué à ce que, dans les écoles primaires et secondaires du monde entier, l’histoire soit enseignée comme matière obligatoire, là où sa petite sœur philosophie n’a le droit, dans le meilleur des cas, qu’au statut de matière optionnelle en fin de l’enseignement secondaire »[2].
On tient là, sans doute, un élément essentiel de l’explication de la quasi-hégémonie des disciplines historiques et géographiques dans la culture scolaire. Leur place importante dans le curriculum s’explique pour une large part par les finalités civiques ou politiques qui leur sont assignées. Chaque conjoncture historique pose la question des programmes d’histoire, en cherchant à promouvoir tel sujet, telle vision du développement historique, ou encore telle forme de « roman national », ré-actualisant ainsi, à chaque fois, les débats autour de la conception même de l’enseignement de l’histoire[3]. Toute critique de l’existant de l’enseignement des sciences du monde social doit en définitive porter sur ces deux dimensions : la conception de la finalité de cet enseignement – à travers la distinction entre un objectif pédagogique qui s’inscrit dans le « comment penser » ou un objectif qui s’inscrit dans le « quoi penser » du monde social – et conjointement la place dans le curriculum scolaire des différentes disciplines des sciences sociales qui pourraient contribuer à cet enseignement.
Quoi penser ou comment penser le monde social ?
Selon l’objectif visé, chaque type d’enseignement ayant à voir avec cet objet peut être classé sur un continuum entre le « comment penser » et le « quoi penser » le monde social. Les enseignements de type « éducation morale et civique », tout particulièrement à l’école primaire, se situent assez logiquement à l’une des extrémités de ce continuum, du côté du « quoi penser » ; l’enseignement des sciences économiques et sociales dans la filière ES se place en principe plutôt à l’opposé, du côté du « comment penser le monde social ».
Ce distinguo est tout aussi essentiel lorsqu’on s’intéresse aux pratiques d’enseignement effectives et à la réalité des acquisitions scolaires des élèves. Mon observation prolongée des situations d’enseignement en classe de sciences économiques et sociales (SES) au lycée m’a convaincu de l’importance de cette question. L’une des distinctions essentielles entre les bons élèves et ceux qui sont en difficultés scolaires porte en effet précisément sur la conception même des savoirs scolaires : les premiers étant en capacité d’entrer dans la discipline par les savoirs et les textes et, le cas échéant, faire dialoguer ces savoirs avec leurs propres expériences du monde social ; là où les seconds auront tendance à s’en tenir exclusivement à leur expérience sociale, sans donc véritablement se saisir de la normativité propre des savoirs scolaires[4].
Il convient donc d’être très au clair sur l’objectif que l’on entend assigner aujourd’hui à un enseignement prenant pour objet le monde social. S’agit-il de se placer du côté du « quoi penser » du monde social ou encore de l’inculcation de messages sur le « vivre ensemble », la république, la laïcité ? Ou bien de permettre à tous les élèves d’acquérir des capacités de réflexion sur le monde social ? Les tenants de la première option considèrent souvent, implicitement ou explicitement, les piètres résultats de l’école actuelle comme un horizon indépassable, et prônent alors un enseignement de type « quoi penser » du monde social, espérant ainsi repeindre d’un semblant de cohésion sociale le paysage d’une école générant une inégalité sociale béante face aux savoirs.
Le pari de l’exigence intellectuelle pour tous
L’illusion est patente. C’est bien à la difficulté scolaire elle-même qu’il faut s’attaquer aujourd’hui, en commençant par refuser de se résigner à une école laissant sur le bord du chemin de la connaissance une part bien trop élevée des élèves. L’école qui permettra de relever les défis du temps présent est une école de l’exigence intellectuelle pour tous, qui fera entrer les élèves, d’où qu’ils viennent, dans la maîtrise pleine et entière de la culture écrite, dans le maniement des idéalités mathématiques et, en ce qui nous concerne ici, dans une réflexion instruite sur le monde social. Poursuivre un tel objectif nécessitera le concours de plusieurs disciplines des sciences sociales. L’histoire et la géographie y auraient une place importante, mais rien ne justifie leur prédominance par rapport à d’autres disciplines canoniques des sciences sociales, comme la sociologie ou l’économie, ou encore l’anthropologie et la science politique.
Reste à examiner la question du moment opportun pour introduire un enseignement comme celui-ci. Personne ne semble remettre en cause le fait de faire débuter un enseignement d’histoire et de géographie dès les petites classes de l’école primaire. Peut-on alors considérer qu’il pourrait en être de même pour un enseignement élargi à d’autres sciences du monde social ? Rien n’est moins sûr. Dans son plaidoyer pour un enseignement des sciences sociales dès l’école primaire, Bernard Lahire prend soin de débuter son propos en montrant le caractère caduc des arguments le plus souvent avancés pour réserver un enseignement de ce type à l’enseignement secondaire, qu’il s’agisse de l’aspect soi-disant trop « politisé » ou conflictuel de cet objet qui ne conviendrait pas pour un enseignement primaire ou encore du supposé manque de maturité sociale et/ou intellectuelle des jeunes élèves[5].
Souscrivant pleinement à son propos, j’insisterai pour ma part sur le fait que les réticences pour un enseignement rigoureux portant sur le monde social cachent bien souvent un manque évident d’ambition intellectuelle. En forçant à peine le trait, cette position pourrait être rapprochée de la posture somme toute classique du paradigme déficitariste qui accompagne la mise en place de l’école unique[6]. Considérer que des élèves de 8 ou 10 ans ne seraient pas en capacité de construire un raisonnement sur des faits sociaux est très proche de l’idée selon laquelle certains élèves – entendre des milieux populaires – n’auraient pas les ressources intellectuelles pour entrer pleinement dans les idéalités mathématiques ou dans un rapport réflexif au langage. L’élément commun à ces propositions est bien l’idée mortifère selon laquelle pour des élèves soi-disant « concrets », il vaut mieux entrer par – voire s’en tenir à – des activités concrètes et ludiques de basse intensité cognitive.
Or, dans ce domaine d’enseignement comme dans tous les autres, une autre voie est possible, qui fait au contraire le pari de l’exigence intellectuelle pour tous. Ce pari est ainsi, à titre d’exemple, relevé de manière saisissante par Nicolas Kaczmarek à travers les dispositifs d’enseignement qu’il met en place en histoire-géographie dans un collège de ZEP de la banlieue parisienne, et qui font l’objet d’une analyse réflexive particulièrement suggestive publiée sur le site du GRDS[7]. Il démontre de manière éclatante qu’une approche ambitieuse de l’enseignement des sciences du monde social est possible auprès des élèves les plus en difficulté au niveau collège. La généralisation de cette approche de l’enseignement des sciences du monde social dès l’école primaire constituerait, à n’en pas douter, un grand pas vers une démocratisation scolaire véritable.
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