L’éducation civique, les expériences de citoyenneté mises en place au sein de l’institution scolaire ou encore les savoirs sociaux véhiculés par l’expérience scolaire constituent autant de domaines qui font de l’école une instance majeure de socialisation politique. Alice Simon nous explique ici comment ces différents domaines permettent de familiariser les élèves avec les normes sociales dominantes tout en précisant en quoi l’école ne parvient pas toujours à susciter l’adhésion aux messages politiques qu’elle transmet. En apprenant aux élèves à se situer vis-à-vis des représentations et des attentes de l’école, cette familiarisation préfigure et conditionne le rapport qu’ils auront, en tant que citoyens, à l’État.
Face aux attentats de 2015, l’école s’est retrouvée « en première ligne » : l’institution scolaire a été ébranlée non seulement par le passage à l’acte de terroristes passés par ses bancs, mais aussi par les incidents ayant émaillé la minute de silence dans les écoles, qui ont été perçus comme une contestation de l’ordre républicain[1]. Une des premières mesures du gouvernement suite à l’attentat de Charlie Hebdo a ainsi été la « grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République », qui s’est notamment concrétisée par diverses actions en faveur de la promotion de la laïcité et qui a été poursuivie par une réforme de l’éducation civique. L’école est en effet considérée comme la principale instance à travers laquelle l’État peut influencer la socialisation politique des citoyens. Mais dans quelle mesure l’école parvient-elle vraiment à agir politiquement sur les élèves ? Cet article examine les différents domaines à travers lesquels l’école peut jouer un rôle politique, et suggère que son influence n’est pas toujours à la hauteur de ses ambitions. L’école constitue malgré tout une instance majeure de socialisation politique, parce qu’elle familiarise les élèves avec les normes sociales dominantes.
L’éducation civique
Le premier moyen à disposition de l’école pour agir sur la socialisation politique des élèves réside dans le contenu des enseignements, en particulier à travers les cours d’éducation civique. Cette matière voit le jour suite aux lois Ferry de 1881 – 1882 qui rendent l’école gratuite, obligatoire et laïque. Dans le contexte de la mise en place de la IIIème République, l’école s’est vue attribuer la mission de consolider l’esprit républicain dans la population. Les cours d’instruction morale et religieuse sont alors remplacés par l’instruction morale et civique : à l’enseignement du catéchisme succède, très symboliquement, celui du rôle de citoyen. C’est autour de cet enseignement que s’engage le début de la « querelle scolaire » qui oppose de façon régulière et pendant plus d’un siècle les républicains à l’institution catholique et aux milieux conservateurs[2]. L’éducation civique est donc une matière qui a toujours été sujette à débat, parce qu’elle incarne les ambitions étatiques quant à la formation politique des citoyens. Elle a d’ailleurs fait l’objet de nombreuses réformes, comme l’indiquent ses successifs changements de nom (instruction morale et civique au départ ; initiation à la vie politique et à la vie économique ensuite ; puis instruction civique ; puis éducation civique, juridique et sociale et maintenant éducation morale et civique). Malgré l’intensité de l’action politique et des débats médiatiques autour de cette matière, les modalités de sa mise en œuvre concrète dans les établissements scolaires invitent à relativiser sa capacité à influencer les élèves. L’enseignement civique a en effet un statut à part : cette matière n’a pas d’enseignant attitré, mais est accolée en général à l’histoire-géographie ; par ailleurs, bien qu’elle ait fait son entrée en 2015 dans les épreuves du brevet, elle demeure la seule matière qui ne fasse pas l’objet d’un examen au baccalauréat. En conséquence (sauf désormais au collège), les programmes d’éducation civique sont rarement couverts en entier par les enseignants, y compris à l’école primaire où cette matière peine à apparaître comme une priorité. Les élèves eux-mêmes ont d’ailleurs tendance à être assez sceptiques vis-à-vis de l’éducation civique, dont ils peinent à comprendre les objectifs[3].
Qu’en est-il de son impact concret sur leur socialisation politique ? L’enquête menée dans le cadre de ma thèse[4] donne quelques indications à ce sujet : en premier lieu, il apparaît que l’école parvient à convaincre les enfants de la légitimité du système représentatif. Si les élèves peuvent adopter des discours critiques vis-à-vis du personnel politique, il existe dans l’ensemble un fort consensus autour des institutions de la République. Précisons que ce travail de conviction ne doit pas être uniquement attribué à l’éducation civique, mais aussi aux cours d’histoire : l’histoire de France est présentée comme un « roman national », celui d’un chemin progressif vers la démocratie républicaine, qui incarne le progrès. En conséquence, dès l’école primaire, les enfants apprennent à être particulièrement critiques vis-à-vis du modèle monarchique, qu’ils décrivent comme archaïque et autoritariste. De plus, l’école transmet bien des connaissances politiques aux élèves, mais uniquement à propos des institutions et de l’histoire politique, et non pas sur les personnalités politiques actuelles, les clivages ou encore l’actualité politique[5]. Les enseignants sont en effet réticents à évoquer l’actualité politique, notamment de peur de contrevenir à leur devoir de neutralité. La politique comporte ainsi une dimension taboue à l’école, qui est considérée comme un « sanctuaire » dans lequel la politique et ses luttes intestines n’a pas se place[6]. Un des objectifs de la réforme de 2015 était justement de répondre aux critiques sur la dimension trop institutionnelle et abstraite de l’enseignement civique, en introduisant des thématiques plus concrètes pour les élèves et en favorisant l’organisation de débats. En raison de l’absence de formation des enseignants, la mise en place de cette réforme a cependant été timide et inégale – et son caractère novateur a été fortement atténué par les nouveaux programmes mis en place depuis la rentrée 2018.
L’apprentissage du rôle de citoyen
Un deuxième domaine dans lequel l’école exerce une action politique est celui des expériences de citoyenneté mises en place au sein de l’institution scolaire. Suivant la tendance générale à favoriser la participation des citoyens à la prise de décision, l’école a multiplié les initiatives pour impliquer les élèves dans la vie de l’établissement. La forme la plus ancienne et la plus systématique de participation politique des élèves est l’élection des délégués, qui ont pour rôle de représenter leurs camarades auprès des enseignants et du conseil de classe. La mise en place de ce système, en 1969, fait suite au mouvement de Mai 68 dont l’une des revendications était l’horizontalité dans les rapports entre élèves et enseignants. Depuis 1985, des représentants des élèves sont aussi présents dans les autres instances décisionnelles (conseil d’administration, conseils de discipline, etc.). Ces mesures visent, dans l’esprit des législateurs, à faire de l’école une « démocratie à petite échelle » en donnant aux élèves l’habitude d’élire des représentants. Cependant, les élèves se montrent peu intéressés par ces dispositifs, notamment parce qu’ils sont perçus comme des mécanismes de dissimulation et de légitimation du système, sur lequel ils n’ont finalement aucune prise[7]. De fait, l’organisation scolaire est très hiérarchique, et les élèves y ont dans l’ensemble peu de pouvoir. Les élections elles-mêmes ne sont pas prises au sérieux par les élèves, qui – contrairement à ce que préconisent les textes – n’y voient pas une première expérience de participation démocratique comparable à des élections nationales.
D’autres instances, notamment les « conseils à la vie collégienne » ou « à la vie lycéenne », ont été créées plus spécifiquement pour initier les élèves à la vie citoyenne. Si les élèves qui y siègent y sont cette fois majoritaires par rapport aux adultes, ceux-ci exercent une influence forte, non pas tant sur les décisions qui sont prises que sur la délimitation des sujets qui peuvent être abordés. Il prévaut ainsi dans ces conseils ce que l’on pourrait appeler une « citoyenneté encadrée » : en pratique, ils n’amènent pas tant les élèves à délibérer et à débattre qu’à développer des projets, le plus souvent humanitaires, écologiques ou culturels. Tous les sujets conflictuels, qui ne correspondent pas aux attentes de ce type d’institution, sont soigneusement évités, délégitimés, voire réprimés par les adultes. En d’autres termes, cette citoyenneté « encadrée » est une citoyenneté largement dépolitisée. Si la participation à ces instances peut donc constituer une expérience enrichissante pour les élèves, elles leur apportent également un certain scepticisme quant à leur réelle capacité à prendre part aux décisions qui les concernent.
La socialisation à des normes
S’il y a donc des raisons de penser que l’action politique de l’école n’est pas toujours à la hauteur de ses ambitions, l’école n’en demeure pas moins une instance fondamentale de socialisation politique, mais à un niveau plus indirect. Un dernier domaine à travers lequel l’école peut jouer un rôle politique réside en effet dans ce qui relève du « curriculum caché », c’est-à-dire à « l’ensemble des savoirs sociaux véhiculés par l’expérience scolaire, mais qui ne sont pas officiellement visés ni préconisés par l’école »[8]. De nombreuses normes et conceptions implicites sont en effet présentes dans l’interaction pédagogique. Sans qu’ils y adhèrent nécessairement, les enfants y sont familiarisés et apprennent à la reconnaître comme dominantes. Par exemple, les élèves apprennent qu’il est normal d’être notés, évalués, classés et comparés avec les autres. Ils intériorisent certaines qualités morales (être sage, être soigné, etc.) ainsi que la hiérarchie symbolique entre le travail intellectuel et le travail manuel. Certaines de ces normes sont intériorisées par la grande majorité des élèves, comme celle de l’égalité de traitement (tout écart à cette norme est systématiquement considéré comme une injustice par les élèves). D’autres font l’objet d’une adhésion moins systématique, à l’instar de la norme méritocratique, selon laquelle la valeur des élèves est mesurable à travers le système de notation. Si tous les enfants savent qu’il s’agit de la norme dominante, tous n’y adhèrent pas – comme le montrent par exemple les pratiques de disqualification des bons élèves (souvent qualifiés d’« intellos » ou de « chouchous »). Plus ils avancent dans leur scolarité, plus les élèves ont tendance à se distancier de la hiérarchie symbolique établie par l’institution scolaire entre les « bons » et les « mauvais » élèves, tout en restant très conscients de la légitimité sociale de ces catégorisations.
La familiarisation avec ces normes apprend ainsi aux élèves à se situer vis-à-vis des représentations et des attentes de l’école et plus largement de l’État. De plus, certaines de ces normes sont plus explicitement politiques, à l’instar de la norme démocratique mentionnée ci-dessus, ou encore de la norme antiraciste. Cette dernière est particulièrement consensuelle à l’école primaire : la dépréciation du racisme est systématique, les enfants associant « racisme » et « méchanceté »[9]. Les élèves sont également familiarisés avec la norme universaliste, qui fait quant à elle l’objet de davantage de contestations. On entend par « universalisme » une conception de la citoyenneté qui prône « l’indifférence à la différence » : les individus ne sont considérés qu’en leur qualité de citoyens et leurs autres appartenances n’ont leur place que dans le cadre privé et sont donc taboues, en particulier à l’école. Les enfants apprennent qu’il s’agit de la norme dominante, dans le sens où ils savent qu’il est illégitime de se revendiquer d’une appartenance ethnique, culturelle ou religieuse dans l’enceinte de l’école – et ils développent des formes d’autocensure à ce sujet. Cela ne signifie pas que les enfants adhèrent systématiquement à la norme universaliste – au contraire, certains développent des formes de résistance vis-à-vis de cette injonction de l’école à renier leurs appartenances culturelles ou religieuses[10].
Ce que les enfants apprennent à l’école va donc bien au-delà de ce qui est écrit dans les programmes. Si l’école ne parvient pas toujours à susciter l’adhésion aux messages politiques qu’elle transmet, elle réussit a minima à les faire connaître, et donc à constituer une culture politique commune, au sujet de laquelle les futurs citoyens seront amenés à se positionner. En cela, le rapport des élèves à l’école – et notamment à ses normes sociales et politiques – préfigure et conditionne le rapport qu’ils auront, en tant que citoyens, à l’État.