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Quels effets de l’adhésion syndicale sur le vote? Focus sur les élections législatives de 2024

Quels effets de l’adhésion syndicale sur le vote? Focus sur les élections législatives de 2024Temps de lecture : 8 minutes

Alors que les relations entre syndicats et partis de gauche français se sont fortement distendues, l’adhésion syndicale est-elle pour autant devenue neutre politiquement ? Comme le montre en réalité à nouveau une enquête électorale réalisée eu moment des élections législatives de 2024, l’adhésion syndicale reste associée à une plus forte propension à participer aux élections et à voter à gauche. Les résultats de cette enquête, présentés par Tristan Haute dans cet article, témoignent cependant aussi de la pénétration du vote pour l’extrême droite et de son idéologie jusque dans les rangs syndicaux, soulignant l’urgence de repolitiser le sens de l’action syndicale.

Les liens entre adhésion syndicale et comportement électoral ont été peu documentés en France si on excepte les sondages publiés à l’issue de chaque élection sur le vote des « sympathisant·es » des différentes confédérations. Deux grands enseignements des récents travaux sur le syndicalisme permettent pourtant de passer de quelques chiffres descriptifs à des explications sociologiques. D’une part, si les liens, autrefois étroits, entre une grande partie des syndicats et les partis politiques se sont distendus[1], ils n’ont pas pour autant disparu. Ils se sont plutôt reconfigurés. Quoique beaucoup moins souvent affiliés à un parti que par le passé, les adhérents syndicaux déclarent ainsi encore plus souvent que le reste de la population être membre d’un parti[2]. Après une période marquée par la volonté affirmée par l’ensemble des directions syndicales, y compris celles de la CGT ou de la FSU, de prendre leurs distances avec l’espace des luttes partisanes, la radicalisation des gouvernements libéraux dans leur attaque des droits sociaux et syndicaux et la perspective de plus en plus forte de l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir semblent créer les conditions d’une remise en cause de ce mouvement de dissociation nette entre les espaces d’action des syndicats et des partis[3]. Certaines organisations syndicales (CGT, FSU, Solidaires) ont ainsi appelé à voter pour le Nouveau front populaire (NFP) en 2024, fait inédit depuis plusieurs décennies. Les autres organisations syndicales, à l’exception notable de FO, appellent aussi régulièrement à faire barrage à l’extrême droite dans les urnes. D’autre part, un certain nombre de recherches ont montré que les expériences de participation au travail pouvaient « déborder » hors du travail, favorisant à la fois la participation électorale[4] et le vote pour la gauche[5]. Mais ces relations se réduisent au fil des générations, varient d’un pays à l’autre et ne sont pas nécessairement causales puisque les syndicats attirent avant tout des personnes déjà favorables à la gauche[6]. En France, les relations entre syndicalisation et vote à gauche ou entre syndicalisation et participation électorale ne sont pas nécessairement vérifiées[7]. De plus, comme dans la plupart des pays européens, le vote des syndiqué·es dépend fortement de leur confédération d’appartenance[8]. Qu’en a-t-il été lors des élections législatives de 2024 ? Les syndiqué·es ont-ils et elles massivement participé et voté pour la gauche ?

Des comportements électoraux des syndiqué·es aux caractéristiques spécifiques

C’est ce que suggèrent l’analyse des données d’une enquête post-électorale[9] comprenant un échantillon de 2251 salarié·es inscrit·es sur les listes électorales[10]. En effet, lors du premier tour du scrutin législatif, 41 % des répondant·es syndiqué·es ont voté pour le NFP contre 18 % des non syndiqué·es. Ils ne sont également que 18 % des syndiqué·es à s’être abstenu·es, contre 26 % des non syndiqué·es. Les syndiqué·es ont enfin beaucoup moins voté Ensemble que les non syndiqué·es, mais ont voté à peine moins RN (voir tableau 1).

Tableau 1. Vote au premier tour des élections législatives de 2024 selon l’adhésion syndicale (en % des inscrit·es)

Adhésion syndicale Abstention RN NFP Ensemble
Non 26 27 18 14
Oui 18 23 41 6
Ensemble 25 27 22 13

Source : enquête post-électorale 2024 du projet CERTES
Champ : répondant·es salarié·es au moment de l’enquête (n=2251)

Si les effectifs pour chaque confédération sont faibles, on constate que l’ampleur du survote à gauche varie : le vote NFP atteint 50 % parmi les répondant·es adhérent·es à la CGT, mais « seulement » 33 % parmi les répondant·es adhérent·es à la CFDT (voir tableau 2). Ces résultats, si fragiles soient-ils, relativisent la pénétration du vote RN spécifiquement au sein de la CGT, sans la nier dans le champ syndical, ainsi que l’inclinaison « macroniste » qui a parfois été attribuée aux syndiqué·es CFDT.

Tableau 2. Vote au premier tour des élections législatives de 2024 selon l’organisation syndicale (en % des inscrit·es)

Organisation syndicale Abstention RN NFP Ensemble
CFDT 20 26 33 10
CGT 20 17 50 1

Source : enquête post-électorale 2024 du projet CERTES
Champ : répondant·es salarié·es au moment de l’enquête syndiqué·es à la CGT (n=109) et à la CFDT (n=95)

Cette surmobilisation électorale en faveur de la gauche concerne-t-elle l’ensemble des syndiqué·es, quel que soit leur profil social ? L’analyse de l’enquête suggère plutôt que oui. En effet, les liens entre syndicalisation et vote varient peu selon le genre : les différences entre femmes syndiqué·es et femmes non syndiqué·es sont assez proches de celles entre hommes syndiqué·es et hommes non syndiqué·es. De même, les jeunes syndiqué·es (moins de 35 ans) votent plus à gauche que leurs aîné·es, mais c’est aussi le cas des jeunes non syndiqué·es. Les syndiqué·es ayant un diplôme inférieur au baccalauréat se sont également plus abstenu·es, ont davantage voté RN et ont moins voté NFP que l’ensemble des syndiqué·es. Mais, s’ils et elles se rapprochent des non syndiqué·es ayant un diplôme inférieur au baccalauréat en matière d’abstention, ils et elles votent beaucoup moins pour le RN (30 % contre 40 %) et bien plus pour le NFP (35 % contre 11 %). Ce constat se retrouve parmi les syndiqué·es ouvrier·es ou employé·es : ils et elles votent presque comme l’ensemble des syndiqué·es et, dès lors, se différencient fortement des ouvrier·es et employé·es non syndiqué·es, d’abord par leur moindre propension à voter pour le RN, ensuite et surtout par un vote NFP bien plus important (voir tableau 3). Ainsi, et contrairement à ce qu’on observe dans d’autres pays européens[11], la relation entre adhésion syndicale et comportement électoral n’est pas plus faible parmi les travailleurs et travailleuses des classes populaires. Elle est même plus importante en ce qui concerne le vote RN : au sein des classes populaires, l’adhésion syndicale fonctionne donc encore souvent un rempart face au vote RN[12], même si ces données électorales attestent aussi d’une pénétration incontestable de ce vote dans leurs rangs militants.

Tableau 3. Vote des employé·es et ouvrier·es au premier tour des élections législatives de 2024 selon l’adhésion syndicale (en % des inscrit·es)

Adhésion syndicale Abstention RN NFP Ensemble
Non 22 36 17 10
Oui 19 27 40 6
Ensemble 21 34 21 9

Source : enquête post-électorale 2024 du projet CERTES
Champ : répondant·es employé·es ou ouvrier·es en activité au moment de l’enquête (n=711)

Des clivages idéologiques structurant dans les choix électoraux des syndiqué·es

Nos données permettent aussi de rendre compte des ressorts idéologiques de différenciation et de polarisation des votes des syndiqué·es, en faisant apparaître la manière dont ils s’articulent à des clivages idéologiques structurant dans leurs choix électoraux. En effet, les liens entre syndicalisation et vote varient selon les attitudes politiques des syndiqué·es sur les questions économiques et sociales. Cela se vérifie bien évidemment en matière d’immigration : ainsi, les syndiqué·es qui sont d’accord avec le fait qu’il y a trop d’immigré·es en France, qui représentent 55 % des syndiqué·es soit à peine moins que dans l’ensemble du salariat (57 %), votent à 40 % pour le RN alors que les syndiqué·es qui ne partagent pas cette affirmation votent à 78 % pour le NFP. Mais on retrouve des différences y compris lorsqu’on s’intéresse aux attitudes économiques des syndiqué·es. Par exemple, les syndiqué·es d’accord avec le fait que les personnes au chômage pourraient trouver du travail si elles le voulaient vraiment, qui représentent 42 % des syndiqué·es soit à peine moins que dans l’ensemble du salariat (48 %), votent à 43 % pour le RN alors que les syndiqué·es pas d’accord avec cette affirmation votent à 61 % pour le NFP. Plus étonnant : les rares syndiqué·es pas d’accord avec une augmentation générale des salaires (13 % des syndiqué·es contre 23 % du salariat) votent à 44 % pour le RN. Enfin, les syndiqué·es considérant que les syndicats ne rendent pas de services aux salarié·es, un profil très minoritaire (7 % des syndiqué·es), votent à 59 % pour le RN. Ainsi c’est parmi les syndiqué·es adhérant le moins aux valeurs de tolérance et de progrès social, théoriquement défendues par les syndicats, que le vote RN est le plus répandu.

Ainsi, comme dans l’ensemble du salariat, le vote d’extrême droite est associé, parmi les syndiqué∙es, à des attitudes moins tolérantes à l’égard de l’immigration, mais aussi plus hostiles aux droits des personnes au chômage, aux augmentations de salaires et même aux syndicats. L’adhésion d’une partie des syndiqué·es à ces valeurs, a priori contradictoires avec celles revendiquées par leur organisation d’affiliation, est à mettre en perspective avec la dépolitisation des ressorts de l’engagement syndical et des liens très variables, parfois très distendus, qu’ils entretiennent avec les structures (inter)professionnelles de leur organisation[13]. Elle est aussi à mettre en perspective avec la variété des contextes professionnels et organisationnels de leur engagement, certaines (FO, CFTC) se refusant obstinément à engager le combat contre l’extrême droite pour ne pas porter atteinte au principe de leur indépendance politique et ne pas risquer de se mettre en porte-à-faux vis-à-vis d’une partie de leur adhérent·es. Mais au-delà de ces différences organisationnelles, nos données témoignent bel et bien du travail idéologique qu’il reste à accomplir dans l’ensemble des syndicats pour enrayer le vote RN dans leurs propres rangs, par la promotion des valeurs d’égalité et de solidarité contre les discours qui enferment la question des injustices au travail dans des représentations racistes et individualistes, et contre les politiques qu’elles soutiennent (conditionnalité des prestations sociales, individualisation des rémunérations et des contrats…).

 

L’adhésion syndicale est allée de pair, lors des élections législatives de 2024 et davantage que lors d’autres scrutins[14], avec une mobilisation électorale et un vote pour la gauche plus importants. On peut y voir la conséquence des stratégies d’implication électorale des organisations syndicales lors de cette séquence législative. Mais ces résultats étant aussi, en partie, valables pour le scrutin européen l’ayant précédé, on peut également faire l’hypothèse que le combat syndical unitaire contre la réforme des retraites à l’hiver et au printemps 2023, ainsi que les nombreuses luttes engagées au sein des entreprises et en dehors dans une période de baisse du pouvoir d’achat, ont participé à remobiliser électoralement, en faveur de la gauche, une partie du salariat. Pour autant, on ne peut nier qu’une partie significative des salarié·es syndiqué·es votent pour l’extrême droite. Pour les syndicats, l’enjeu est donc aussi de travailler à une meilleure socialisation de l’ensemble de leurs adhérent·es à leurs valeurs progressistes. Cela passe non seulement par la nécessité de mettre la lutte contre l’extrême droite au cœur des activités et des discussions militantes. Mais cela passe aussi par une meilleure intégration de l’ensemble des adhérent·es, et plus largement des salarié·es – et pas seulement des titulaires de mandats syndicaux ou des élu·es –  aux activités du syndicat.

[1] Hyman Richard, Gumbrell-McCormick Rebecca, « Syndicats, politique et partis : une nouvelle configuration est-elle possible ? », La Revue de l’Ires, vol. 65, n°2, 2010, pp. 17-40.

[2] Pignoni Maria Teresa, « De l’adhérent au responsable syndical. Quelles évolutions dans l’engagement des salariés syndiqués. ? », Dares Analyses, n°15, 2017.

[3] Yon Karel, Le syndicalisme est politique, La Dispute, 2024.

[4] Turner Thomas, Ryan Loraine, O’Sullivan Michelle, « Does union membership matter ? Political participation, attachment to democracy and generational change », European Journal of Industrial Relations, vol. 26,  2020, p. 279-295.

[5] Arndt Christophe, Rennwald Line, « Union members at the polls in diverse trade union landscapes », European Journal of Political Research, vol. 55, n°4, 2016, p. 702-722.

[6] Hadziabdic Sinisa, Baccaro Lucio, « A Switch or a Process ? Disentangling the Effects of Union Membership on Political Attitudes in Switzerland and the UK », Industrial Relations, vol. 59, 2020, p. 466-499.

[7] Haute Tristan, « Engagements au travail et participation électorale : une relation variable en fonction des formes d’engagement et des contextes professionnels », dans Collectif ALCoV, Le vote en contexte(s), Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2025, p. 217-236.

[8] Pernot Jean-Marie, « Proximités syndicales et vote politique », Syndicollectif, 17 avril 2022.

[9] Enquête du projet CERTES (Comportements électoraux et rapports au travail, à l’emploi et au syndicalisme, ANR-23-CE41-0004) réalisée en ligne par Cluster 17 auprès d’un échantillon de 5109 répondant·es représentatif de la population résidente en France et âgée de 18 ans et plus selon la méthode des quotas (âge, sexe, groupe socioprofessionnel déclaré, niveau de diplôme, catégorie d’agglomération et région de résidence)

[10] Les organisations syndicales organisant prioritairement les salarié·es en activité, la comparaison entre salarié·es syndiqué·es et non syndiqué·es paraît plus pertinente que la comparaison des syndiqué·es et des non syndiqué·es quelle que soit leur situation vis-à-vis de l’emploi.

[11] Ray Ari A., Pontusson Jonas G., « Trade unions and the partisan preferences of their members : Sweden 1986­2021 », Socio-Economic Review, 2024.

[12] Julian Mischi, « Essor du FN et décomposition de la gauche en milieu populaire », in Gérard Mauger, Willy Pelletier (dir.), Les classes populaires et le FN, Éditions du Croquant, 2017, p. 117-132.

[13] Baptiste Giraud, « Les contextes de travail font-ils le vote ? Éléments de réflexion à partir du cas des classes populaires », in Collectif Alcov, op. cit., p. 295-323.

[14] Haute Tristan, art. cit., 2025.

Pour citer cet article

Tristan Haute, «Quels effets de l’adhésion syndicale sur le vote? Focus sur les élections législatives de 2024», Silomag, n°19, juillet 2025. URL: https://silogora.org/quels-effets-de-ladhesion-syndicale-sur-le-vote/

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