Après un rappel des différentes conceptions de l’indépendance syndicale et de l’histoire des relations entre la CGT et le PCF, Laurent Frajerman questionne la politisation du syndicalisme comme réponse à son affaiblissement et moyen de le redynamiser. Face aux tendances lourdes que sont la domination des syndicats modérés majoritaires dans le secteur privé, et l’expression des salariés qui dans les enquêtes plaident pour que les syndicats se concentrent sur les revendications professionnelles, l’intervention des syndicats dans le champ politique comporte selon lui des risques de division, de radicalisation et de fragilisation. L’auteur préconise au contraire l’autolimitation du syndicalisme pour préserver les cadres communs contre l’atomisation ambiante.
Le syndicalisme ne peut concevoir son action sans lui donner un sens politique plus global, humaniste et progressiste. Privé de cette dimension, il se montre incapable de fixer un horizon commun à tous les travailleurs. Sa nature même implique de réunir tous les travailleurs, comme l’indique le texte fondateur du courant Unité & Action, majoritaire dans la FSU : « c’est l’existence d’intérêts communs et non pas une communauté idéologique qui fonde le syndicat »[1]. Cette exigence d’unité interpelle : comment éviter que les débats politiques ne deviennent des ferments de division ?
Schématiquement, deux conceptions s’opposent[2]. Le syndicalisme le moins critique envers le capitalisme (CGC, CFTC, certains secteurs de FO) promeut une conception stricte de l’indépendance, au risque de verser dans le corporatisme. D’autres organisations syndicales (OS) prônent ce que je nomme l’indépendance d’action politique[3]. Soit dans une perspective d’amélioration partielle de la société capitaliste, avec la CFDT qui défend une conception active des rapports avec les partis, y compris de centre droit. Son indépendance se manifeste par la recherche d’un rôle moteur, comme l’illustre son Pacte du pouvoir de vivre, une alliance avec la société civile pour l’environnement. Soit pour œuvrer à une transformation profonde de la société, le syndicalisme combatif (CGT, FSU, Solidaires) estimant qu’il ne peut obtenir des résultats significatifs sans s’allier à d’autres forces, partidaires et ou associatives. Cela a pu prendre la forme d’appel à voter pour le Nouveau Front populaire, ou encore d’une alliance structurée avec des associations marquées à gauche, l’Alliance écologique et sociale (AES), initiée par la FSU, Solidaires et la CGT avec les Amis de la Terre, Attac, la Confédération paysanne, Greenpeace et Oxfam France.
Cette recherche d’alliance est une réponse à l’affaiblissement du syndicalisme : l’agrégation de forces très diverses constituerait un atout décisif dans un affrontement avec l’État, qui joue toujours en France un rôle central dans les relations professionnelles. Toutefois, elle pose un second problème, illustré par le départ de la CGT de l’AES motivé par les désaccords sur l’énergie nucléaire. Lorsque des luttes distinctes – n’ayant d’autre lien qu’un horizon progressiste commun – se connectent, elles peinent à créer les alliances solides escomptées. Dans les faits, les différences de convictions et les contradictions entre combats sont nombreuses, surtout quand ils concernent les aspects sociétaux et se situent loin du domaine professionnel. C’est bien pour cela que chaque combat dispose de ses propres structures et référentiels. Le syndicalisme combatif oscille donc entre le péril de l’isolement et celui de la confusion.
Dans l’histoire, les réponses à ces défis
Le syndicalisme combatif s’enracine dans une tradition qui a longtemps fourni des réponses opératoires à ces enjeux, justifiant son hégémonie. Les syndicalistes liés au Parti communiste français se fondaient sur la Charte de Toulouse, adoptée en 1936, selon laquelle la CGT se réservait « le droit de prendre l’initiative de ces collaborations momentanées, estimant que sa neutralité à l’égard des partis politiques ne saurait impliquer son indifférence à l’égard des dangers qui menaceraient les libertés publiques, comme des réformes en vigueur ou à conquérir. » La courroie de transmission entre le PCF et la CGT, souvent dénoncée, fonctionnait dans les deux sens, ce qu’illustre la création du statut de la Fonction publique. Elle résulte de la collaboration entre le ministre communiste Maurice Thorez et Jacques Pruja, secrétaire adjoint de l’Union générale des fédérations de fonctionnaires (UGFF) CGT, qui convainquirent les fonctionnaires CGT d’abandonner leurs réticences contre l’idée d’un statut[4]. Évidemment, une version aussi favorable aux fonctionnaires n’aurait pas vu le jour sans un rapport de force préalable.
La coordination des efforts syndicaux et partidaires avait pour objectif d’obtenir des résultats concrets au service des travailleurs, en adoptant des revendications rassembleuses. Le PCF apportait la puissance de sa constellation, son influence sur des dizaines de structures associatives (Confédération nationale du logement, Union des femmes françaises, Secours populaire, etc.). Leurs directions menaient un vrai travail d’éducation militante pour « élever le niveau de conscience » sur les sujets sensibles. Cette méthode a démontré sa validité. Par exemple, la CGT associée au PCF avait mené un combat efficace contre le colonialisme, avec le mot d’ordre unificateur « Paix en Algérie ». Une autre constellation, républicaine-laïque, autour de la social-démocratie et du syndicalisme enseignant menait une action résolue d’éducation populaire qui permettait elle aussi d’unifier des segments très hétérogènes de la population autour d’objectifs émancipateurs[5].
Les recompositions du paysage syndical et politique, ainsi que l’évolution des attentes des salariés, ont remis en question ces équilibres. Toutefois, la problématique demeure dans ce contexte nouveau : comment maintenir une capacité transformatrice du syndicalisme tout en préservant son unité ?
Les recompositions contemporaines et leurs effets
Quand ils existaient, les liens quasi-organiques entre partis et syndicats ont été coupés par les recompositions syndicale (naissances de la Fédération syndicale unitaire – FSU, de l’Union nationale des syndicats autonomes – UNSA et de L’Union syndicale solidaire, « solidaires, unitaires, démocratiques » – SUD) et politique (affaissement du PCF et en partie du Parti socialiste et de la Ligue communiste révolutionnaire – LCR, apparition de nouveaux partis de gauche, montée de l’extrême droite chez les salariés). Les affiliations partidaires ont perdu de leur importance au sein des OS, même si le rapport à la politique au sens général du terme reste intense chez les militants, car il fonde souvent leur propension à s’investir activement. Les militants non membres d’un parti ont d’ailleurs tendance à reporter sur le syndicat l’ensemble de leurs préoccupations, le poussant vers un rôle plus politique.
Cette évolution s’inscrit dans un contexte plus large de fragilité du syndicalisme hors de ses bastions traditionnels, soulevant l’enjeu d’une implantation réajustée à un monde du travail fragmenté. Paradoxalement, le fruit le plus important du mouvement ouvrier est aujourd’hui bien plus représenté chez les cadres que parmi les personnels d’exécution. Cherchant à pallier leur baisse d’efficacité, les syndicats de lutte ont tendance à placer leurs espoirs dans la politisation de leur action, après des décennies d’éloignement du champ politique, tout en s’opposant aux tentatives de réactivation des schémas léninistes par La France insoumise.
Mais le rapport de force a évolué au détriment du syndicalisme le plus combatif : sur le plan électoral, la domination des syndicats modérés est sans appel : CFDT, CGC, CFTC et UNSA recueillent 55 % des suffrages dans les entreprises privées, FO, dont le positionnement varie selon les secteurs et le contexte, 15 %. Dans la fonction publique, les forces contestataires sont mieux implantées, la CGT reste première avec 21 % des voix, et peut compter sur l’apport de la FSU et Solidaires (soit 36 % au total). En revanche, en termes de capacité de mobilisation, de nombre de militants, les syndicats contestataires surclassent les modérés.
Cette tension interne au syndicalisme se double d’un décalage croissant avec les attentes des salariés. Impactés par le scepticisme ambiant, ils affichent leur désintérêt pour l’action politique et réclament en conséquence une neutralité syndicale illusoire sous bien des aspects. Ceux qui ne se syndiquent pas allèguent la politisation des OS et le souci de garder leur indépendance. L’écart a donc grandi avec les militants.
Figure : avis des enseignants sur les thématiques légitimes pour les OS, questionnaire Militens, 2017
Même chez les enseignants, réputés pour leur ancrage à gauche et leurs valeurs humanistes, l’idée prévaut que le syndicalisme doit se garder d’intervenir sur ces sujets. Il est assigné par sa base à une fonction revendicative, et en partie éducative. Heureusement pour les OS qui persistent à intervenir en dehors de leur champ naturel, rares sont les syndiqués qui s’intéressent à leurs multiples prises de position. Les statistiques des sites internet de la FSU et de ses syndicats comme celles portant sur les requêtes Google démontrent le grand succès des pages concernant les renseignements sur les droits et carrières, le métier, au détriment des aspects politiques et sociétaux.
Les dérives de la politisation syndicale
A contrario de ces tendances lourdes, Karel Yon propose une politisation du syndicalisme comme condition à son renouveau[6]. Ceci soulève à mon sens deux interrogations. La première est que s’il devient un véritable « acteur politique », il devra assumer les difficultés inhérentes à un autre champ, notamment la nécessité de se positionner dans des débats complexes (les élus ont du pouvoir, même localement, alors que le syndicalisme est essentiellement un contrepouvoir) et des enjeux tels que la montée de l’antisémitisme à l’extrême gauche et à LFI. Ce qui ne serait pas sans conséquences…
La seconde est que, comme on a découvert l’existence d’un bon et d’un mauvais cholestérol, on peut considérer qu’il y a une bonne et une mauvaise manière d’être politisé pour le syndicalisme de combat. En effet, une forme de politisation dessert son activité et consomme beaucoup d’énergie pour des actions qui ne sont pas dans son cœur de cible. L’histoire syndicale offre un précédent éclairant sur ses dangers : à son apogée, l’UNEF syndique un étudiant sur deux, possède de nombreux restaurants universitaires et cafétérias et représente un porte-parole incontesté du milieu. Dans l’euphorie de mai 68, elle se proclame « mouvement politique de masse », et se délite rapidement au gré de ses prises de position radicales. Le syndicalisme étudiant ne s’en relèvera jamais.
Aujourd’hui, la faiblesse de la mobilisation pour l’arrêt de la guerre à Gaza, malgré des conditions objectivement favorables, montre le caractère contreproductif des positions extrêmes, validées à plusieurs reprises par les syndicats de lutte, comme le refus de demander la libération des otages israéliens. Le syndicalisme combatif adopte de plus en plus les discours radicaux secrétés par chaque cause : valorisation d’autrices misandres, attribution des violences dans les manifestations de Sainte-Soline et d’ailleurs aux seuls policiers, en omettant sciemment les casseurs… Les prises de position problématiques sont croissantes, comme le communiqué de la FSU dénonçant Israël pour avoir mené « des assassinats extrajudiciaires, dont celui du dirigeant du Hezbollah », lequel s’était pourtant fait connaître par de nombreux actes terroristes, ciblant aussi des Français. Ou encore la signature par la CGT, Solidaires et la FSU d’un appel à une « marche unitaire contre les violences policières, le racisme systémique » en septembre 2024. Comme il est impossible de nier les acquis de décennies de législation antiraciste et anti discriminations, un racisme systémique, d’Etat ne peut s’expliquer que par l’attitude des agents. Des syndicats fortement implantés chez les fonctionnaires ont ainsi endossé l’idée que ceux-ci ont des pratiques structurellement racistes ! Peu importe que certains nuancent en évoquant des pratiques inconscientes, des militants indigénistes s’engouffrent déjà dans la brèche en prétendant que les enseignants sont racistes et maltraitent les enfants non blancs. Sans réaction de la FSU[7].
Ce glissement vient de loin. Les idées progressistes traditionnelles sont en effet devenues sources de divisions profondes au sein de la gauche. La laïcité est désormais un terrain de controverses, notamment autour de la notion d’islamophobie. L’antiracisme, autrefois consensuel dans le monde syndical, génère désormais des tensions importantes, du fait des théories selon lesquelles seules les personnes blanches pourraient être racistes. La prégnance de l’approche identitaire, notamment pour les aspects sociétaux conduit à « l’isolement choisi des défenseurs irréductibles de leurs propres différences irréductibles »[8]. Les théories intersectionnelles, populaires auprès de nombreux militants, ne résolvent cette difficulté qu’en surface, particulièrement quand des groupes sociologiquement hétérogènes sont censés coopérer. L’échec de la convergence entre Gilets jaunes et syndicats illustre cette problématique, révélant une divergence entre deux cultures de structuration et deux mondes sociaux.
Le slogan de la « convergence des luttes » constitue la réponse plébiscitée par les syndicats de lutte et des chercheurs comme Karel Yon. L’approche vise, comme l’analysent Guy Groux et Richard Robert, à « reconnaître la pluralité des causes et des organisations » tout en « projetant un imaginaire d’unité »⁵. Or la convergence se construit, elle ne se décrète pas. Concrètement, on assiste à une véritable substitution : au lieu de mobiliser sur les mots d’ordre qui intéressent directement le groupe concerné, ceux-ci se voient imposer des revendications plus générales, très politisées et clivantes. Des solidarités réelles n’ayant pas été créées sur le terrain, les soutiens se soustraient au lieu de s’additionner. Seul le noyau dur, partageant une idéologie commune à tous ces combats, s’y retrouve. Car la version dominante de la convergence des luttes consiste à adopter un programme d’extrême gauche « clé en main ». D’ailleurs, l’une de ses apôtres, Aurélie Trouvé, est passée d’ATTAC à député LFI.
Cette problématique constitue l’une des principales raisons de l’affaiblissement actuel de nombreux mouvements sociaux. Seules certaines luttes et organisations s’associent. Quelques permanents signent des pétitions communes par dizaines et élaborent des mots d’ordre d’en haut, sans se demander s’ils sont approuvés par la base et correspondent aux objectifs de leur organisation. Élise Roullaud montre comment les experts de la Confédération paysanne utilisent les coalitions transectorielles, en profitant de leur « plus grande légitimité à s’exprimer » sur les questions agricoles « par rapport aux autres organisations novices ».[9] On retrouve ce phénomène dans le rejet par les syndicats combatifs de salariés des méga bassines, en utilisant un narratif exogène à leur champ de compétence. Si la neutralité est un aveu d’impuissance, répéter un discours venu de l’extérieur n’a pas grande utilité, faute de convaincre les premiers intéressés.
Pistes pour un renouvellement des modalités politiques d’intervention syndicale
Considérant la place de l’État dans le modèle social français et le danger que font peser sur le salariat les forces réactionnaires, fascistes, je ne plaide pas pour une neutralité politique, qui serait dangereuse. Je propose plutôt de tirer le meilleur du modèle du syndicalisme communiste qui a prouvé sa pertinence de 1936 aux années 1970, tout en actant l’indépendance d’action politique des syndicats. Actuellement, l’exigence d’indépendance est circonscrite aux seuls partis, attitude étonnante si l’on considère le rôle politique joué par des structures non partidaires. Pour moi, cette exigence doit englober l’ensemble des partenaires du syndicalisme. En effet, si la collaboration avec des associations est indispensable, cela ne doit pas conduire à des positionnements qui échapperaient au contrôle des organisations syndicales. Surtout, elle ne doit pas entraver la démocratie syndicale, je pense aux cas fréquents où les mandats des OS ne reflètent pas l’opinion de leurs membres.
Dans ce cadre, il faut partir de l’ancrage du syndicalisme dans les réalités professionnelles, en développant des modalités d’intervention et des objectifs spécifiques pour limiter les clivages. Conformément à sa vocation à représenter tous les salariés, le syndicalisme doit prendre en compte la diversité des opinions, sans se positionner comme une avant-garde éclairée qui donnerait la leçon. La pertinence de l’intervention syndicale réside en effet dans sa capacité à témoigner des réalités concrètes des métiers, à développer un point de vue propre sur l’ensemble des questions. Celle du nucléaire illustre ce principe : si les syndicalistes du secteur de l’énergie sont légitimement concernés et doivent se positionner ; pour d’autres professions, adopter un mandat sur ce sujet revient à se conformer à l’opinion dominante, fluctuante au gré des événements. Le syndicalisme apporte donc une valeur ajoutée lorsqu’il se concentre sur son domaine d’expertise. Sur la question féministe, par exemple, sa contribution la plus précieuse concerne l’égalité salariale et la lutte contre les discriminations professionnelles.
Cette autolimitation du syndicalisme, loin d’être un renoncement, constitue un moyen d’agir plus efficacement pour la transformation sociale, sans se perdre dans des controverses qui fragilisent sa cohésion interne et son influence. L’avenir réside moins dans l’agrégation artificielle des mécontentements que dans la recherche de coordinations ponctuelles et situées, la diffusion de mots d’ordre rassembleurs. L’atomisation du monde du travail et de la société constitue une tendance lourde, il faut donc retisser des liens et proposer des cadres d’interprétation communs, sans nier les contradictions. Ce qui sera long. Une telle approche permettrait au syndicalisme de maintenir sa spécificité tout en contribuant efficacement aux combats pour une société plus juste et plus égalitaire.