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Créer une communauté de justification

Créer une communauté de justificationTemps de lecture : 7 minutes

Prenant au sérieux l’importance du débat public et de l’échange de justifications en démocratie, Pierre-Étienne Vandamme propose de complexifier la pratique du vote en introduisant le vote justifié. Mobilisable tant pour les référendums que pour les élections, celui-ci ouvre la possibilité de sélectionner, parmi une liste préétablie, les justifications pertinentes de son vote. Stimulation du débat, mise en exergue des enjeux, comportements plus réflexifs ou encore dépersonnalisation de la politique sont quelques-uns des avantages que l’on peut espérer d’une telle innovation démocratique.

La démocratie est un régime dans lequel l’échange de justifications joue ou devrait jouer un rôle central[1]. Toute prise de décision politique doit pouvoir être justifiée devant l’ensemble des citoyens. Les démocraties rejettent en effet l’arbitraire du pouvoir. Or, une décision justifiée est le contraire d’une décision arbitraire.

À bien des égards, toutefois, l’échange de justifications est insuffisant dans nos démocraties. Les bulletins de vote expriment bien peu de chose. On ne sait pas si untel a été élu parce que son programme était séduisant ou parce que les autres candidats étaient médiocres. On ne sait pas quels aspects de son programme ont séduit les électeurs. Et on ne sait pas non plus si nos concitoyens votent en fonction de leurs intérêts privés, de l’influence de leur groupe social ou au regard d’un projet de société qui leur paraît plus juste que les autres.

Les résultats électoraux – comme ceux des référendums – sont donc le plus souvent recouverts d’un voile d’opacité, au détriment du dialogue démocratique. Comment y remédier ?

Le vote justifié

L’idée du vote justifié consiste à enrichir les bulletins de vote de justifications. Plutôt que de simplement choisir un candidat ou une option (oui ou non), la personne qui vote aurait à sélectionner, parmi une liste préétablie, les justifications pertinentes de son vote. Ces justifications seraient ensuite dévoilées, à l’annonce des résultats, tout en préservant l’anonymat des personnes.

Une telle pratique, dont nous verrons dans un instant les usages possibles, pourrait stimuler les débats publics. Avant le vote, la discussion des justifications possibles de chaque option recentrerait les débats sur ses enjeux les plus saillants. Après le vote, on pourrait poursuivre la discussion sur la validité des justifications l’ayant emporté. Le vote ne serait plus cet arrêt brutal de la délibération qui met fin aux discussions. Son résultat ne serait valable que tant qu’une majorité tient sa justification pour valide.

Par ailleurs, le vote justifié devrait encourager une attitude plus réflexive de la part des citoyens au moment de voter, en leur rappelant qu’ils ne votent pas que pour leur pomme, que leur vote a un impact sur autrui et qu’il doit donc être motivé de manière appropriée. C’est ce qui distingue le vote justifié des sondages. Bien sûr, il est déjà possible de connaître les raisons sous-jacentes aux votes. Mais avec le vote justifié, c’est la pratique du vote qui est transformée : le message envoyé aux citoyens est que toute décision politique, même prise par un citoyen, doit pouvoir être justifiée par des arguments publiquement recevables. Une telle pratique pourrait ainsi faire évoluer notre compréhension de la démocratie de la logique purement majoritaire – le pouvoir du nombre – vers l’idée d’une communauté de justification.

Dans une telle communauté de justification, citoyens et élus se percevraient comme embarqués dans un même projet consistant à définir collectivement des objectifs et des moyens d’y parvenir. Chaque citoyen est invité à se prononcer individuellement sur ces objectifs et moyens, mais nul ne doit perdre de vue la dimension collective de l’action démocratique : nous nous devons les uns aux autres des justifications, et nos élus nous en doivent d’autant plus que nous les chargeons d’une mission temporaire.

Dans cette perspective, il me semble que le vote justifié peut améliorer à la fois les référendums et les élections, en rendant les premiers plus délibératifs et en transformant le mandat que les élections confèrent aux représentants.

Des référendums plus délibératifs

Remis en avant par les Gilets jaunes, le référendum est un outil démocratique ayant le vent en poupe à travers le monde[2]. Il fait peu de doute qu’un nombre croissant de pays seront amenés, à l’avenir, à y faire recours pour satisfaire une certaine soif de participation de la part des citoyens.

Le référendum reste néanmoins un instrument défectueux, qui fait face à de nombreuses critiques[3]. Or, au regard de celles-ci, le vote justifié offre des perspectives intéressantes. Il permet d’abord de réduire l’opacité du résultat, ou du « message » transmis par les citoyens, qu’on regrette fréquemment dans les référendums. Quand l’initiative vient du gouvernement, on ne sait en effet pas toujours si les citoyens se prononcent sur la question posée ou profitent d’une opportunité d’exprimer leur rejet du gouvernement en place. Quand l’initiative est citoyenne, on ne sait pas toujours si c’est l’idée proposée qui est rejetée ou sa formulation particulière.

En lien avec ceci, le vote justifié encourage les citoyens à voter pour des raisons pertinentes par rapport à l’enjeu, puisque les enjeux principaux se retrouvent en principe sur le bulletin de vote. Cela n’empêchera évidemment pas ceux qui le souhaitent de sélectionner une justification qui n’a rien à voir avec leurs motivations profondes. Néanmoins, la modeste incitation à réfléchir à ses motivations constitue déjà une amélioration par rapport aux pratiques de vote existantes.

Le vote justifié permet aussi éventuellement de réduire l’effet polarisant du vote référendaire en faisant prendre conscience aux citoyens de la diversité des points de vue raisonnables possibles. Dans un espace public de plus en plus marqué, nous dit-on, par le cloisonnement idéologique et les bulles d’informations partisanes, avoir sous les yeux les meilleurs arguments adverses avant de voter ne serait pas un gain négligeable.

Enfin, le vote justifié impose un moment plus délibératif dans la formulation de la question soumise à référendum, puisqu’elle doit être pensée dans l’articulation avec ses diverses justifications possibles. De ce point de vue, un usage du vote justifié me paraît particulièrement prometteur : son articulation avec un mini-public tiré au sort chargé de préparer, en dehors des querelles partisanes, la liste des justifications proposées à l’ensemble de l’électorat au moment du vote. En Oregon, aux États-Unis, des mini-publics sont déjà chargés de préparer les référendums locaux en rédigeant pour l’ensemble des électeurs une brève synthèse des principaux arguments pour et contre. Mais ceux-ci ne se retrouvent pas sur le bulletin de vote et les électeurs ne sont pas tenus de se justifier ou d’y faire référence. Un bulletin justifié renforcerait donc l’incitation à tenir compte de ces divers arguments au moment de voter.

Préciser le mandat électoral

Dans le cas d’élections, l’utilisation du vote justifié serait plus complexe, étant donné la quantité des motifs pouvant guider le choix d’un candidat plutôt qu’un autre. Cependant, l’ajout de justifications pourrait avoir deux effets intéressants.

Le premier, si les électeurs sont amenés à justifier leur choix en fonction des programmes présentés par les candidats, serait de déplacer l’attention des caractéristiques personnelles du candidat, qui semblent aujourd’hui peser énormément dans les considérations des électeurs, vers ses options politiques, enjeu suprême d’une élection et pourtant parfois obscurci par la personnalisation de la politique.

Le second, s’il est demandé aux électeurs de s’exprimer sur ce qu’ils attendent du candidat, serait de transformer quelque peu le mandat conféré aux élus, de le charger d’une mission particulière en fonction des préoccupations prioritaires des électeurs. Les élus pourraient alors, au terme de leur mandat, être amenés à rendre des comptes sur ces points en particulier. Cela permettrait à la fois  d’accroître la lisibilité des attentes des électeurs et  de faciliter le contrôle que les citoyens sont supposés exercer sur leurs représentants.

Pourquoi ne pas imaginer, par ailleurs, qu’un élu ayant reçu un mandat plus défini – mettre en œuvre tels et tels points de son programme – puisse faire l’objet d’une procédure de révocation au cas où il ne montrerait aucune volonté de réaliser ses promesses ? Un reproche souvent adressé au mécanisme de révocation des élus, qui existe dans divers pays du monde[4], est sa potentielle instrumentalisation par l’opposition pour contester le résultat des élections. Or, articulée au vote justifié, une procédure de révocation pourrait être plus attrayante. Une telle procédure ne pourrait pas être lancée pour n’importe quelle raison. L’initiative devrait être motivée en lien avec les justifications principales ayant accompagné l’élection du candidat – autrement dit, en lien avec le mandat précis conféré au candidat. Et à nouveau, on pourrait imaginer qu’un jury citoyen soit chargé d’évaluer la validité d’une initiative de révocation avant que celle-ci ne débouche éventuellement sur un référendum révocatoire.

Une innovation démocratique à expérimenter

Le vote demeurera sans doute encore longtemps un des principaux mécanismes de participation citoyenne dans des démocraties de masse. Il est certainement intéressant de s’intéresser à des formes non électorales de participation, aux aspects plus délibératifs de la démocratie, mais il ne faudrait pas non plus négliger la réflexion sur les manières possibles d’améliorer cet outil central de participation de masse qu’est le vote. L’objectif de cet article était de montrer comment un enrichissement des bulletins de vote par l’ajout de justifications pourrait s’inscrire dans une telle réflexion. L’idée du vote justifié n’a certainement pas vocation à résoudre les maux les plus importants de nos démocraties, mais ouvre peut-être de nouvelles perspectives d’innovation démocratique qui vaudraient la peine d’être expérimentées.

 

Pour aller plus loin 

 

[1] Voir John Rawls, Libéralisme politique, PUF, 1995 et Rainer Forst, The Right to Justification, Columbia University Press, 2011.

[2] Voir Laurence Morel, La question du référendum, Presses de Sciences Po, 2019.

[3] Voir Elie Cohen, Gérard Grunberg & Bernard Manin, « Le référendum, un instrument défectueux », Telos, 13 juillet 2016.

[4] Yanina Welp, « Recall referendum around the world: origins, institutional designs and current debates », dans Laurence Morel & Matt Qvortrup (dir.), The Routledge Handbook to Referendums and Direct Democracy, Routledge, 2018

Pour citer cet article

Pierre-Étienne Vandamme, « Créer une communauté de justification », Silomag, n° 10, déc. 2019. URL : https://silogora.org/creer-une-communaute-de-justification/

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