L’important renouvellement des députés en 2017 procède, en partie, d’une tactique du nouveau président élu, Emmanuel Macron, pour modifier les rapports de force du champ politique, en s’attachant la fidélité de nouveaux venus par leur promotion. Le détour par le passé montre que cette situation n’est pas si inédite. Dans son article, Nicolas Tardits observe dès le 19e siècle des logiques similaires. Muni de sa longue-vue, il étudie des professions de foi de députés élus pendant le Second Empire. La manière de se présenter des candidats soutenus par le gouvernement impérial trahit une substitution de leur mandant : ils ne représentent pas les électeurs qui les élisent, mais l’empereur qui les fait élire.
L’élection d’Emmanuel Macron a sonné comme un bouleversement politique. Avec son accession à l’Élysée, plus de 400 parlementaires entament aussi leur premier mandat en 2017. Face aux professionnels politiques établis qui occupaient les bancs de l’hémicycle, 72% de novices entrent au Palais Bourbon et parmi eux, 169 députés LREM qui n’ont jamais exercé le moindre mandat. Ces nouveaux venus de la majorité présidentielle ont été préalablement sélectionnés par un appel à candidatures aussi exigeant qu’une offre d’emploi avec curriculum vitae, lettre de motivation et appuis de soutiens divers et variés. La « file d’attente » traditionnelle pour l’accès à la députation – fruit d’un investissement long dans le champ politique comme militant, élu local, conseiller ou collaborateur – est complètement chamboulée par cette reconfiguration politique[1]. Les nouveaux élus semblent alors devoir la naissance de leur carrière politique au soutien qu’ils ont obtenu du président de la République plutôt qu’aux structures partisanes traditionnelles.
Le caractère totalement inédit de la situation n’est pourtant qu’illusion. D’autres configurations historiques sont également marquées par un renouvellement important de l’assemblée dont la période du Second Empire (1852-1870). En 1848, Louis Napoléon Bonaparte fait figure de premier président élu au suffrage dit « universel »[2]. À la suite du coup d’État du 2 décembre 1851, le prince-président devenu empereur s’appuie sur cette légitimité électorale inédite en promouvant ce mode de sélection pour l’élection des députés. Afin de se détacher des notables locaux fortement établis et stabiliser son nouveau régime, Bonaparte soutient des hommes nouveaux. L’entreprise est d’une efficacité redoutable puisque 70% des députés élus en 1852 sont des primo-entrants qui n’ont jamais exercé les fonctions de pairs, sénateurs, parlementaires ou ministres. Ils sont même plus des deux tiers à n’avoir exercé aucune fonction politique même locale. Mais assurer la victoire de novices politiques n’est pas aisé. Pour y parvenir, une pratique ancienne (jusqu’alors relativement dissimulée) est déployée sur tout le territoire : la candidature officielle[3]. Avec le soutien du régime, tout un appareil d’État s’engage pour la victoire électorale des candidats officiels. Du garde champêtre, au curé, des professeurs et instituteurs aux gendarmes, en passant par les maires, tous sont mobilisés. Des affiches officielles reconnaissables par leur couleur blanche sont placardées dans l’ensemble des communes afin de se distinguer des affiches vertes des candidats non soutenus.
Pour les « patronnés », le financement de ce matériel de campagne est assuré par les préfectures, contrairement aux candidats non officiels qui, bien souvent, ne disposent pas de moyens pour financer leurs affiches et autres outils de propagandes comme les bulletins de vote et circulaires électorales. Appelés aussi adresses, ces courriers qui s’apparentent aujourd’hui aux professions de foi sont distribués ou affichés quelques jours avant le scrutin législatif. Ce matériau informe sur la façon dont les postulants s’imaginent le « rude métier de candidat à la députation »[4]. La forme des circulaires peut sensiblement varier, tant sur le nombre de pages, l’annonce, la signature que sur le ton employé ou les éléments présentés. Toutefois, les destinataires sont toujours les électeurs qu’ils soient appelés « concitoyens », « compatriotes » ou plus prosaïquement « messieurs ». Mais alors comment se comporte l’immense troupe de nouveaux candidats promus par le régime ? Comment justifient-ils leur candidature et comment présentent-ils leur patronage officiel face aux électeurs ?
Sans surprise, en quête de proximité, faute de pouvoir faire référence à leur expérience politique passée, les novices vont de manière régulière indiquer leur attache au territoire. Les liens familiaux les reliant à la circonscription sont un atout mobilisable. C’est par exemple le cas de Barthélémy Romeuf, candidat officiel dans la Haute-Loire, alors simple conseiller général, qui fait référence à son histoire familiale pour légitimer sa démarche en louant les exploits militaires de ses oncles.
Sans passé politique, les candidats officiels vont faire valoir leur activité professionnelle comme le candidat de la Gironde Jean Henry Schyler, grand négociant en vin.
Le marquis d’Argent-de-Deux-Fontaines valorise lui aussi son activité. S’il se présente pour l’occasion comme un « laboureur » et un « cultivateur », le maire de la petite commune de Cloyes est en réalité le grand propriétaire d’une raffinerie de sucre d’Eure-et-Loir. L’agriculture devient sa bannière pour légitimer sa candidature dans ce département.
Si quelques titres sont invoqués pour justifier l’engagement et établir l’ancienneté du lien avec la circonscription (expérience politique locale, formations et diplômes obtenus, carrière militaire ou activité professionnelle), une place bien plus importante est accordée à la transformation du régime qui constitue une véritable fenêtre d’opportunité pour ces aspirants. Dans ce moment de déstabilisation du jeu politique, la quête de renouvellement des députés fait du « changement » et « de la nouveauté » un élément valorisable à souhait en dénigrant les pratiques et élus du passé[5]. La jeune entrée en politique participe au travail de légitimation des candidats officiels par la mise en avant de leur supposée liberté d’un passé sans engagement.
L’identité des agents politiques n’est pas le cœur de leur circulaire. Les « stratégies de présentation de soi »[6] sont mises au second plan au profit d’une valorisation des qualités du chef d’État et de l’espoir qu’il suscite. Les candidats officiels ne s’adonnent pas à un jeu subtil d’identification avec les électeurs pour solliciter leurs votes. En revanche, ils manifestent de manière transparente leur attache absolue au nouveau régime. Ils envisagent de tirer un profit électoral des 74% de suffrages exprimés en faveur de Louis Napoléon Bonaparte lors de l’élection présidentielle et des 92% du plébiscite de décembre 1851.
Le candidat officiel du Pas-de-Calais, Wattebled, évoque surtout son dévouement désintéressé faisant de sa potentielle élection une simple consécration du chef d’État et une preuve populaire de son soutien.
Le dévouement au prince-président d’Hennocque et de Noualhier, respectivement candidats officiels du Pas-de-Calais, de la Moselle et de la Haute-Vienne, s’érige comme le principal titre qui les recommande au choix des électeurs.
L’enjeu local est oublié, la candidature dépersonnalisée, il faut voter pour Bonaparte et pour son représentant naturel sur le territoire prêt à le seconder dans son entreprise politique. Le sentiment de gratitude et de déférence que peut inspirer le patronage officiel est constamment valorisé. Théodore Vernier, candidat de la Côte-d’Or, considère ainsi que ces titres sont peu de choses en comparaison du soutien qu’il porte aux institutions nouvelles.
Dans cette configuration, le candidat n’est plus un représentant des électeurs, l’élection ne se pense plus comme « une relation personnelle de délégation »[7]. Au contraire, le suffrage législatif ratifie politiquement un ordre établi incarné par le chef d’État de telle sorte que les élections des députés confirment « le verdict triomphal du plébiscite de décembre 1851 »[8]. À la légitimité acquise par Napoléon par son élection inédite et plébiscites triomphaux, s’adjoint la ratification symbolique de son autorité par l’élection de ses candidats officiels.
Cette situation suscite de fortes réactions notamment dans la première circonscription des Landes en 1863. Le scrutin oppose le candidat officiel, grand propriétaire terrien et conseiller général des Landes, Adhémar de Guilloutet, à Victor Lefranc, avocat et ancien parlementaire de la deuxième République.
La déclaration du candidat officiel ne met en valeur que sa pleine fidélité à l’égard du chef d’État en promettant d’être un député loyal à l’ordre impérial. La réponse de Victor Lefranc ne se fait pas attendre. Celui qui a les moyens de s’offrir une adresse directe aux électeurs considère que « le devoir et le droit de l’électeur, le devoir et le droit du député sont antérieurs et supérieurs au sentiment de gratitude et de déférence que peuvent inspirer le patronage officiel accordé à l’un et la fonction publique confiée à l’autre ». Il assène enfin que l’imposition d’un choix ou d’un vote supprime le sens même du rôle de l’électeur et l’élu. Si la diffusion par Victor Lefranc de cette adresse ne suffit pas à contrer le candidat officiel qui sera largement élu, les critiques qu’il porte témoignent d’une lutte pour la définition de ce qu’est un « bon » représentant, un « bon » député. S’affrontent ici deux approches de la représentation : d’un côté, une représentation ratificatrice de l’ordre établi pour soutenir les intérêts gouvernementaux, de l’autre, une représentation délégative pour la défense des intérêts des électeurs.
Ces réflexions tirées des professions de foi du milieu du XIXème siècle trouvent un écho contemporain dans les différents bouleversements du champ politique marqués par la concentration et centralisation du pouvoir dans les mains d’un chef d’État. Le mécanisme historique de présidentialisation du pouvoir politique (renforcé par l’inversion récente du calendrier électoral) minore ainsi la valeur des élections législatives au point de n’être actuellement considérées comme simple prolongation de l’élection présidentielle. Comme sous le Second Empire, le choix du député est influencé largement par son affiliation au chef d’État, par l’identification partisane à la nouvelle majorité, et non par des critères individuels dont l’importance semble diminuer[9]. L’élection des législateurs s’interprète alors comme le produit de l’élan présidentiel. Bien sûr, cette situation ne doit pas faire omettre la persistance de logiques notabiliaires laissant une place aux caractéristiques individuelles d’élus établis sur leurs circonscriptions depuis de nombreuses années. Il est possible de parler d’un « effet candidat »[10] pour ces enracinés, c’est-à-dire un vote additionnel gagné par le candidat en raison de ses caractéristiques propres[11]. Le changement régulier d’étiquette politique de certains candidats à la députation, au grès des opportunités électorales, le reflète tout particulièrement.
Cependant, afficher et mobiliser publiquement le soutien du chef d’État renforce les chances de victoire de candidats peu connus en quête de légitimité. Dans ce cas, l’appui de l’étiquette impériale ou présidentielle dans les circulaires du passé ou les professions de foi du présent, peut être un atout de taille pour de nouveaux prétendants ne pouvant s’appuyer sur leur expérience politique. Qu’il s’agisse de la foule des candidats gaullistes de l’UNR en 1958, des légions de députés socialistes de 2012 ou des élus marcheurs de 2017, les vagues de nouveaux parlementaires légitiment leur candidature comme une continuité, comme une ratification de l’autorité du président de la République. Leur activité n’est pas consacrée à la représentation des électeurs, mais à la mission délégative que le chef d’État a pu leur offrir. La question perdure alors de l’autonomie de ces candidats patronnés devenus parlementaires. Ces novices sont en effet plus enclins à obéir : leurs votes à la chambre, presque mécaniques, ne sauraient entacher leur fidélité envers celui auquel ils doivent leur élection et, surtout, leur potentielle réélection.