Loin d’être anecdotique, l’approche par le crime de la crise des subprimes révèle l’existence d’actions frauduleuses et criminelles en série qui sont les symptômes d’un système devenu anomique. Ce diagnostic dévoile pourtant la vraie nature de Wall Street et les dangers d’une autonomisation des acteurs de la finance globalisée.
Les prêts subprimes sont à l’origine de la plus grande crise financière, puis économique et sociale, depuis 1929. Ses dégâts sont encore incommensurables : chômage, pauvreté, suicides, décès par défaut de soins, etc. Il est donc essentiel de s’interroger sur les véritables origines de cette tragédie.
Une fraude systémique aux racines de la crise
L’opinion publiée impose un récit confortable des causes de la crise au moyen d’explications fatalistes (la théorie des cycles), magiques (une catastrophe, un cataclysme), ou lénifiantes (dysfonctionnements des marchés). Les économistes classiques et libéraux tentent d’expliquer, avec leurs concepts bien rodés, mais trompeurs (asymétries des marchés, hasard moral, prêts défaillants, etc.), ce qu’ils n’avaient su prévoir hier. La science économique a non seulement échoué à prévenir la crise des subprimes, mais elle a pour partie contribué à la déclencher en promouvant une vision irréelle des marchés censés être efficients et auto régulateurs, donc infaillibles. La « main invisible des marchés » n’est pourtant qu’une représentation – au demeurant quasi religieuse – dont la pertinence scientifique est douteuse ; en revanche, la « main invisible du crime » sur les marchés dérégulés est toujours vérifiée. La dérégulation née de politiques publiques a inauguré un cycle de finances criminelles ponctuées de faillites et de crises financières frauduleuses. Cependant, cette opinion publiée s’empresse comme toujours de diaboliser une perspective criminologique en agitant de commodes épouvantails : théorie du complot, boucs émissaires, effet de diversion, populisme.
Le diagnostic criminologique dévoile pourtant la vraie nature de Wall Street et des nouveaux équilibres de pouvoir aux États-Unis, et plus largement l’autonomisation croissante des acteurs de la finance globalisée. Afin de saisir les racines occultées de cette crise, il convient de penser en dehors des schémas balisés par la bienséance. La crise des subprimes est le résultat d’une fraude systémique[1]. Plus qu’une simple métaphore, l’approche par le crime révèle l’existence de vraies fraudes en série, qui ne furent pas de simples accidents, mais les symptômes d’un système devenu anomique. Au final, la finance américaine a muté en une vaste scène de crimes. Peu de crises financières ont comporté une dimension criminelle aussi évidente, une telle masse critique de fraudes. L’explication d’un phénomène macro-économique par le crime peut sembler anecdotique. Elle est pourtant essentielle pour qui veut explorer les racines d’une crise résultant de la seule action des hommes. L’approche par le crime présente aussi l’avantage de ramener l’économie vers le monde réel et ses « instincts animaux » (J.M. Keynes), loin des abstractions et de l’abus des modélisations mathématiques.
De vraies fraudes en série (systématiques) ont pollué l’ensemble des marchés immobilier et financier (le système), contribuant à la formation des bulles spéculatives. Ce qui émerge alors n’est pas banal : des « scènes de crimes » d’ampleur macro-économique permettant de requalifier cette crise en subcrimes. La longue et opaque chaîne financière des crédits subprimes s’était transformée en une « chaîne alimentaire » attirant de multiples prédateurs libres de presque toute véritable entrave grâce à la dérégulation. Deux approches sont possibles pour décrire cette prédation criminelle systémique.
Une hausse des inégalités masquée par le recours à l’endettement
Une première approche analytique se situe à un niveau à la fois macro-criminologique et macro-économique montrant comment l’ensemble du système financier américain s’est réorganisé, après la faillite des caisses d’épargne (Savings and loans), pour provoquer un vaste transfert de richesses des plus pauvres vers les plus riches de la société américaine, au moment où, faute de vouloir distribuer du pouvoir d’achat aux plus modestes (stagnation des revenus et des salaires), une illusion d’enrichissement leur est vendue par un développement inconsidéré et cynique de l’endettement. La dérégulation est concomitante d’une hausse des inégalités, inédite depuis le 19e siècle, que les puissants masquent un temps par l’encouragement à l’endettement, le hors bilan et la titrisation. Mais passe-t-on les menottes à des politiques publiques cyniques et à des rêves (« la maison pour tous ») se muant en cauchemar ?
Une seconde approche, cette fois à un niveau micro criminologique et micro économique, semble plus pertinente encore pour notre démonstration. La complexité apparente du système dissimule alors à peine deux grandes escroqueries.
Des prêts dits «menteurs», «prédateurs», «neutrons», «Ninja»…
Dans un premier temps, on découvre une escroquerie traditionnelle et frustre, consistant à inciter des ménages modestes et vulnérables, en théorie peu ou pas solvables, à contracter des prêts devant inévitablement les étrangler. Les surnoms de ces prêts résument parfaitement leur nature profonde : ils sont dits « menteurs » (liar) ou « prédateurs » (predatory). Les plus faibles de la société américaine sont explicitement ciblés : les minorités ethniques – noirs et hispaniques surtout –, les pauvres, les handicapés et les personnes âgées. Ces catégories, au demeurant fongibles – cibler des pauvres noirs et âgés, par exemple – sont poussées à s’endetter au-delà de leurs capacités de remboursement, trompées intentionnellement par des professionnels cyniques. Pire encore, ces prêts sont qualifiés de « prêts neutrons », prêts qui telle l’arme éponyme doivent tuer les personnes et laisser intact les bâtiments. En fait, ces prêts subprimes/prédateurs/menteurs sont des prêts « fantômes » – encore appelés NINJA –, car les ménages ciblés intentionnellement n’ont ni revenus (no income), ni travail (no job), ni capital (no asset). Ces qualificatifs si explicites quant à la nature réelle de ces prêts n’ont pas été inventés a posteriori par des commentateurs avides de sensationnel mais, dès le départ, par les professionnels de la finance eux-mêmes : les mots révèlent ainsi les intentions coupables et ridiculisent ensuite toutes les tentatives de défense en ignorance ou en incompétence. Tous ces prêts sont des concentrés d’infractions pénales simples : abus de confiance, escroqueries, abus de faiblesse, faux en écritures, etc. Le bilan a posteriori de ces prêts subprimes est accablant : ils comportaient pour au moins les ¾ d’entre eux un élément de tromperie ! Les banques spécialisées dans les prêts hypothécaires (mortgage lenders) et leurs démarcheurs, les courtiers en prêts hypothécaires (mortgage brokers), sont dans la pratique deux professions peu régulées : les contrôles et les surveillances y sont mous. Les mortgage lenders sont même un élément central de cette finance dite de « l’ombre » (shadow banking). Faute de vraie régulation donc, peu à peu les mauvais professionnels (malhonnêtes) ont chassé les bons (honnêtes), les mauvaises pratiques ont supplanté les bonnes, comme dans une nouvelle loi de Gresham de grande ampleur.
Une titrisation permettant une déresponsabilisation juridique et financière
Dans un second temps, il y a une escroquerie cette fois innovante et globalisée, moderne en quelque sorte, consistant à disperser ces prêts douteux en les sortants des bilans des institutions financières. Les victimes ne sont pas cette fois des Américains moyens, mais des investisseurs internationaux. À la bulle immobilière frauduleuse succède une bulle financière qui ne l’est pas moins. Les prêts subprimes/prédateurs sont transformés en titres financiers : titrisés. Les mortgage lenders ont compris qu’avec la titrisation des prêts à hauts risques, ils sont gagnants à coup sûr : ils se débarrassent de la responsabilité juridique et financière de ces prêts à forte probabilité de défaillance (car frauduleux), et en plus ils encaissent immédiatement des liquidités. Le mécanisme de la titrisation les incite ainsi à mener des politiques de prêts non pas qualitatives (prudentielles), mais quantitatives (toujours plus), et ce jusqu’à la fraude. La prise de risques est maximale puisque ces professionnels ont une rémunération indexée sur les volumes de prêts. La technique de la titrisation avait été vantée par les monétaristes et les libéraux dogmatiques comme un facteur de répartition du risque : ce fut plutôt l’instrument de l’infection de toute la chaîne financière. Les prêts douteux sont regroupés – et en fait dissimulés – dans des paquets de dettes (prêts automobiles, étudiants, etc.) : les mauvaises pommes (prêts subprimes/prédateurs) contaminent le reste du panier. Avec ces « nouveaux produits financiers innovants » (CDO, etc.), les apprentis sorciers de Wall Street croient pouvoir changer subitement le plomb (mauvaises dettes) en or (profits durables). Ces alchimistes de la finance innovante imaginent défier les lois de la gravité financière et du bon sens, aveuglés par l’euphorie et les profits.
Les agences de notation et les grandes banques d’affaires au cœur de la tromperie
Ces nouveaux produits financiers, toxiques car perclus de prêts subprimes, contaminent tout le système financier américain puis mondial, produisant un effet chaotique de type aile de papillon : petites causes frauduleuses, grandes conséquences macro-économiques. À ce stade, la tromperie est menée de main de maître par ceux assurant de facto la régulation des marchés financiers : les trois principales agences de notation, dont l’une est alors française (Fitch) et les grandes banques d’affaires. Le bilan des agences de notation est affligeant. Les 9/10ème des notes données aux produits titrisés vont s’avérer erronées. Tant d’incompétence étonne. Ces erreurs massives peuvent certes s’expliquer par le fait que les dossiers de prêts qui leur étaient transmis étaient piégés de chiffres truqués en amont par les mortgage lenders, les mortgage brokers et parfois les ménages eux-mêmes. Mais ces notes si fantaisistes trouvent aussi leur origine dans les deux « conflits d’intérêts » majeurs régissant le modèle économique de ces agences. D’abord, les agences sont rémunérées par les émetteurs de titres (principe dit de l’émetteur/payeur), ce qui n’incite pas au sens critique et à la clairvoyance, surtout quand le marché de la notation devient de plus en plus lucratif : qui va mordre la main qui le nourrit si grassement ? Ensuite, les agences participent en amont de la structuration des produits financiers innovants, en théorie dans des départements distincts (principe du Chinese wall) : mais imagine-t-on un guide gastronomique évaluant avec impartialité des restaurants dont il serait le propriétaire ?
Quant aux grandes banques d’investissement de Wall Street, leur bilan frauduleux est tout aussi conséquent. Elles ont voulu se victimiser une fois la crise apparue, oubliant de rappeler qu’elles œuvraient en réalité en amont de la chaîne financière : ces banques d’affaires sont les financeurs et parfois aussi les propriétaires des mortgage lenders malhonnêtes. Elles sont donc dès l’origine les financeurs et les dealers de cette drogue très addictive que sont devenus les prêts subprimes et les « produits financiers innovants ». Par ailleurs, les banques d’affaires de Wall Street se sont aussi livrées en direct à de multiples malversations : maquillage de leurs comptes afin de dissimuler les pertes liées aux prêts subprimes, défaut de conseils aux investisseurs sur le niveau des risques des produits titrisés, paris à la baisse sur les titres proposés à leurs clients, trucage des taux des prêts interbancaires (Libor, Eurobor), etc. Au final, banquiers et notateurs se sont entendus pour tromper les acheteurs/investisseurs sur la qualité réelle des « produits financiers innovants ». Malgré tant de malversations devenues si aveuglantes après 2007/2008, les manœuvres frauduleuses ont continué après le déclenchement de la crise, et ce lors des opérations de « renégociation-modification de prêts » et de saisies immobilières (foreclosure gate).
Ne nous méprenons pas sur l’espèce criminologique ici en cause. Même si des « gangsters traditionnels » (organized crime) ont su profiter de l’aubaine, les concepteurs et les principaux bénéficiaires de ces fraudes appartiennent plutôt aux élites respectables et installées, à la haute et bonne société. D’ailleurs, n’est-ce pas un sociologue américain, Edwin H. Sutherland, qui invente le concept de white collar crime (crime en col blanc) ? Cependant, ce concept semble aujourd’hui bien dépassé. En effet, les fraudeurs en cols blancs de la finance globalisée se révèlent à l’examen planificateurs et associatifs. Ce que la crise des subprimes dévoile – à nouveau – est l’émergence d’une « criminalité organisée en col blanc ». Cette crise vient « d’en haut » comme le démontrent les deux volumineux rapports du Congrès américain sur la crise financière (auditions de la Commission d’enquête sur la crise financière (FCIC) et travail du sénateur Carl Levin) publiés en 2011 et qui renvoient de Wall Street un tableau sombre ne laissant aucun doute sur la dimension criminelle de cette crise.
Too big to prosecute
Pourtant, le bilan final des condamnations pénales est décevant au point d’en être pathétique. Face à tant de fraudes, la machine judiciaire américaine s’est révélée incapable de réagir de manière crédible. Elle a exclusivement puni des emprunteurs malhonnêtes (ménages spéculateurs, gangsters opportunistes), mais aucun professionnel de la finance – à la seule exception d’un banquier de rang modeste. Pourtant, 80 % des fraudes leur sont imputables. Pourquoi une telle impunité ? D’abord, l’administration de la preuve est toujours délicate pour des crimes invisibles, complexes et menés par des individus intelligents, immergés au cœur d’un système qu’ils ont contribué à façonner. Ensuite, conformément à une tradition tenace, la justice et les agences fédérales de régulation préfèrent souvent « passer l’éponge », avec des accords négociés au pénal ou au civil, ayant pour seul effet de créer une taxe sur la fraude, non de punir réellement par des procès. Les agences de notation échappent quant à elles au couperet judiciaire en se réfugiant derrière le premier amendement de la constitution des États-Unis garantissant la liberté d’expression. Les agences se voient reconnaitre le statut d’agences de presse et non d’institutions financières : elles ne notent pas, elles donnent des opinions !
La tragicomédie qui se joue à Wall Street depuis les années 1980 est toujours la même : les banquiers voyous (banksters) avouent leurs fautes (du bout des lèvres), payent une amende, promettent de ne pas recommencer, puis récidivent quelques années plus tard. Quelle conclusion en tirer ? Que l’impunité est un encouragement à la réitération des forfaits, aussi bien pour un voleur de banques que pour un banquier/financier voleur. Après la doctrine du Too big to fail (financial system) qui a poussé le pouvoir fédéral américain à sauver une finance douteuse et interconnectée, l’échec de la répression met ensuite en exergue la réalité cette fois d’un Too big to prosecute (financial fraud) : trop grosse à poursuivre, donc par là même à la fois intimidante et inabordable. D’un côté, on socialise les pertes (en privatisant les profits) et, de l’autre, on occulte les fautes pénales !
Un crime parfait des acteurs de la finance globalisée?
La vraie question au cœur de cette crise historique est cependant plus politique que strictement pénale. D’où viennent ces lois de dérégulation si prédatrices et criminogènes ? Depuis les années 1980, le puissant lobby de la finance de Wall Street a pu littéralement capturer – acheter en fait – en toute légalité une grande partie de la classe politique américaine, puis les institutions de Washington. En raison du coût devenu astronomique des campagnes électorales, le système politique américain accorde un avantage déterminant aux élus ayant le plus d’argent. Soucieux de ses privilèges, le puissant lobby de la finance soutient exclusivement les candidats démocrates et républicains acquis à sa cause dérégulatrice. Les lois sont ainsi vendues à une oligarchie financière. On assiste de la sorte à un transfert de pouvoirs de Wall Street vers Washington. Et ce basculement géopolitique est facilité par la douteuse pratique du revolving doors entre l’industrie financière et la haute administration fédérale. Cette habitude crée d’infinis « conflits d’intérêts » propices à de vraies situations de corruption, ou pour le moins à une osmose d’intérêts et de points de vue entre financiers et décideurs politico administratifs. Cette crise largement criminelle met à jour le nouvel équilibre des pouvoirs aux États-Unis entre le politique (Washington) et la finance (Wall Street) : après le « complexe militaro-industriel » dénoncé par le président Eisenhower (1961), un « complexe politico-financier » se serait-il imposé, subrepticement ? D’ailleurs, il s’agit probablement d’un nouvel équilibre des pouvoirs commun à nombre de pays à travers le monde. Le lobby de la finance ne s’est pas contenté de s’offrir une partie de la classe politique américaine. Il a su s’attacher des universitaires, des analystes financiers et enfin des journalistes piégés par la complexité de la matière et l’appartenance de la plupart des médias à de grands groupes capitalistes. Ainsi, la fraude a-t-elle pu disparaitre des analyses dominantes. Le crime parfait n’est-il pas justement celui dont la réalité est ignorée, ou mieux encore dont l’idée même semble inconcevable ?
Depuis, le système prédateur à l’origine de ce désastre social est resté à peu près intact. La haute finance est toujours aussi mal régulée et l’empire tant des grandes banques que du shadow banking n’a pas cessé de s’étendre. Manifestement, dans la société du spectacle, les « puissances du verbe » (pouvoir exécutif, législatif et médiatique) pèsent peu face aux « puissances du réel » (l’argent). Tel le génie de la lampe, les acteurs de la finance globalisée ont pris leur autonomie, sans que personne ne veuille plus désormais les discipliner réellement.