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Les relations entre les syndicats et les partis politiques dans le Brésil contemporain

Les relations entre les syndicats et les partis politiques dans le Brésil contemporainTemps de lecture : 8 minutes

Le mouvement syndical brésilien entretient des relations étroites avec le Parti des travailleurs (PT) qu’il a contribué à fonder avec d’autres mouvements sociaux en 1980. Ayant joué un rôle important dans sa victoire aux élections de 2002, les syndicats ont exercé une grande influence sur les gouvernements au cours des quatre mandats de Lula da Silva et Dilma Rousseff, puis à nouveau lors de l’élection de Lula pour son troisième mandat, en 2022. Cette relation de proximité, tout en permettant un dialogue accru entre les syndicats et le gouvernement, est aussi source de tensions et de contradictions, entraînant des ruptures organisationnelles et des difficultés de mobilisation, comme le démontrent Andréia Galvão et Paula Marcelino dans cet article.

Contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays, comme la France, au Brésil, le champ d’action syndical ne se limite pas au domaine des relations de travail. Il est assez courant, et politiquement acceptable, que les dirigeants syndicaux aient une affiliation partisane. De plus, la frontière entre le syndical et le politique est très perméable. Depuis les années 1980 au moins, les tâches syndicales ne se limitent pas au domaine économique et professionnel ; le syndicalisme a activement contribué à la crise de la dictature militaire entre la fin des années 1970 et le début des années 1980 et a pris une position majoritairement opposée aux gouvernements qui ont suivi la fin de la période dictatoriale (1964-1985) (Rodrigues, 1997). Avec la victoire du PT aux élections présidentielles de 2002, cette tendance s’est inversée et l’opposition syndicale au gouvernement est devenue minoritaire. Cela s’explique par les racines syndicales du PT, mais aussi par la large coalition électorale construite avec d’autres partis présents dans le milieu syndical.

 Une politisation syndicale à deux volets

La politisation syndicale se manifeste non seulement dans les projets que les syndicats et centrales défendent, mais se traduit également par son côté partisan, dans la mesure où les organisations entretiennent des relations étroites avec des partis politiques (Galvão, Marcelino et Trópia, 2015). Bien qu’il soit parfois masqué par un discours de neutralité, l’engagement partisan des dirigeants et des organisations syndicales brésiliennes est généralement explicite (Antoine, 2013) – la présence de drapeaux et de t-shirts identifiant les partis et les courants politiques auxquels appartiennent les délégués est assez courante dans les congrès syndicaux – et n’est pas mal vu par les militants, même s’il est souvent critiqué par les travailleurs à la base. Même si la législation brésilienne interdit les contributions financières des syndicats aux partis et aux candidats à des mandats politiques, et bien que certains courants syndicaux se présentent comme « apolitiques et non partisans » (Gianotti, 2002), de nombreux syndicats soutiennent des candidatures et vont même jusqu’à présenter des dirigeants comme candidats à des fonctions législatives (plus fréquemment) et exécutives (moins fréquemment) afin de donner plus de visibilité aux revendications de leur catégorie et de se disputer les espaces de pouvoir, considérés comme fondamentaux pour la conquête des droits du travail et la formulation des politiques publiques. Dans de nombreux cas, l’action syndicale sert de « tremplin » aux dirigeants pour se lancer dans une carrière politique. La Chambre des députés compte un groupe syndical composé de parlementaires de différents partis, y compris du centre-droit. Ce groupe, qui comptait 83 députés lors du premier mandat de Dilma Rousseff (2011-2014), a vu ses effectifs diminuer pour atteindre les 35 députés élus en 2022. De manière générale, les attaques de l’idéologie néolibérale contre les syndicats ont eu un effet au Brésil, compte tenu de la diminution du nombre de syndicalistes élus à des mandats politiques et de la faible confiance manifestée par la population à l’égard de l’institution syndicale[1].

Les liens entre certaines centrales et les partis sont bien connus. Dans le cas des centrales syndicales situées à gauche de l’échiquier politique, ce lien avec un parti est toujours plus clair et plus significatif que celui des centrales plus à droite (Galvão, Marcelino et Trópia, 2015). Depuis la création du PT en 1980 et de la Centrale unique des travailleurs (CUT) en 1983, les deux organisations entretiennent des relations étroites et leurs affiliés se consacrent à un double militantisme. Le président Lula lui-même est un ancien syndicaliste et fondateur de ce qui est encore aujourd’hui la plus grande centrale syndicale du pays. D’importants dirigeants de la CUT ont été nommés ministres des gouvernements Lula et Dilma et élus à l’exécutif au niveau des États, des municipalités ou au Parlement[2]. La Force syndicale, qui a longtemps occupé la deuxième place parmi les centrales syndicales brésiliennes, est quant à elle proche du Parti démocratique travailliste (PDT). Les dirigeants de l’Union générale des travailleurs (UGT), troisième centrale syndicale du pays, sont liés à différents partis politiques et ont été élus à des fonctions publiques sans renoncer à leur mandat syndical. Les syndicalistes ont été et sont toujours présents dans la gestion des trois plus grands fonds de pension du pays, ceux des entreprises publiques Banco do Brasil (Previ), Petrobras (Petros) et Caixa Econômica Federal (Funcef).

Les effets politiques et organisationnels des loyautés partisanes

L’appartenance à un parti a des répercussions au sein des centrales syndicales, car les courants syndicaux ont tendance à reproduire la position de leur parti vis-à-vis du gouvernement. Tant que le PT était dans l’opposition, la coexistence entre différents courants syndicaux au sein de la CUT était possible, mais l’équilibre interne de la centrale a changé avec l’arrivée du parti au pouvoir. La majorité de la CUT, affiliée ou sympathisante du PT, a commencé à soutenir le gouvernement, même si elle adressait des critiques ponctuelles à certaines de ses initiatives. Cette position a déclenché un processus de scission de la part des courants situés plus à gauche du spectre politique et identifiés à d’autres partis. La Conlutas, créée en 2004, est principalement composée de militants affiliés ou proches du Parti socialiste des travailleurs unifié (PSTU), parti issu du PT en 1994. Une partie de l’Intersindical, centrale syndicale apparue en 2005 et officialisée en 2014, est engagée dans le Parti socialisme et liberté (PSOL), un parti également issu du PT qui s’est formé au début du premier mandat de Lula, en 2004. La Centrale des travailleurs et travailleuses du Brésil (CTB), fondée en 2007, est identifiée au Parti communiste brésilien (PCdoB) (Galvão, Marcelino et Trópia, 2015). Dans le cas des deux premières centrales syndicales, tout comme pour la création du PSOL, le mécontentement suscité par la réforme des retraites du secteur public approuvée en 2003 a été un facteur déterminant dans la rupture avec la CUT et le PT. Alliés du gouvernement, 80 % des parlementaires issus des syndicats ont voté en faveur de cette réforme, allant à l’encontre de la position des syndicats de fonctionnaires et s’alignant sur les orientations de la coalition partisane dont ils faisaient partie (Jard da Silva, 2016).

La proximité entre le mouvement syndical et le PT a fait que, tout au long de ses gouvernements, 10 des 13 centrales existantes ont fini par intégrer sa base de soutien. Deux seules font exception, Conlutas et Intersindical, qui considéraient ces gouvernements comme néolibéraux et les accusaient d’agir pour empêcher les manifestations critiques à leur égard. Encore aujourd’hui, ces deux organisations minoritaires n’ont pas obtenu l’affiliation nécessaire pour êtres reconnues légalement. Force syndicale, rivale historique de la CUT, a soutenu les gouvernements entre 2006 et 2013, tandis que le parti fondé par son ancien président, Solidarité, s’est allié au PSDB lors des élections présidentielles de 2014, soutenant un candidat de l’opposition au PT.

Un syndicalisme réunifié mais fragilisé par l’épreuve des crises

Les centrales syndicales ont cherché à réagir conjointement à la crise politique et économique qui a éclaté à partir de 2015, lorsqu’un scénario d’accélération de l’inflation, de baisse de la croissance du PIB, de réduction du taux d’investissement et d’augmentation du chômage a contribué à la déstabilisation du gouvernement de la présidente Dilma Rousseff, qui entamait son deuxième mandat (Galvão & Marcelino, 2020). Intersindical s’est jointe au mouvement de résistance à la destitution et seule la Conlutas est restée dans l’opposition, reprenant le slogan « Tous dehors ». Depuis lors, les centrales syndicales ont intensifié leur coordination, en menant des actions et en produisant des documents communs pour réagir à la politique d’austérité, au projet de réforme des retraites, à l’externalisation sans restriction et à la vaste réforme du travail approuvée par le gouvernement de Michel Temer (vice-président qui a pris la présidence de la République après la destitution de Dilma Rousseff, en 2016), ainsi qu’à la combinaison du néolibéralisme et du néofascisme sous le gouvernement Bolsonaro (2019-2022). Cela a conduit à la création du Forum des centrales syndicales, une coalition créée pour présenter des positions politiquement unifiées dans un contexte de perte croissante des droits sociaux et du travail.

Bien que le bolsonarisme — mouvement d’extrême droite à caractère néofasciste (Boito, 2020) — ait pénétré les secteurs populaires et la base d’importants syndicats, les centrales syndicales se sont unies pour empêcher la réélection de Bolsonaro, misant tout sur un nouveau gouvernement Lula. Si sa victoire a permis de contenir momentanément l’avancée de l’extrême droite, permettant au mouvement syndical de rétablir les canaux de communication qui avaient été fermés et de rediscuter des projets de l’intérêt pour les travailleurs, sa dépendance à l’égard de l’agenda gouvernemental et sa difficulté à se mobiliser sont devenues évidentes. Cela ne signifie pas que les syndicats ne sont pas capables d’organiser des grèves. Leur nombre a au contraire augmenté, après avoir traversé une phase de déclin entre 2017 et 2020. Les grèves des fonctionnaires fédéraux ont également été plus nombreuses, en particulier dans les secteurs de la santé et de l’éducation, ce qui a généré des conflits avec le gouvernement Lula et des disputes au sein des bases grévistes quant à la pertinence de déclencher des grèves qui pourraient affaiblir leur allié au pouvoir en le déstabilisant dans une conjoncture particulièrement critique. Cependant, les difficultés à mobiliser les travailleurs autour d’un programme politique et de la défense des droits persistent. Le syndicalisme ne parvient pas, par exemple, à faire avancer la proposition de l’abrogation de la réforme du travail de 2017, un thème qui a traversé la campagne électorale de Lula en 2022 (Galvão, 2025).

Les organisations politiques des travailleurs, y compris le syndicalisme, sont confrontées à une conjoncture très défavorable depuis quelques années. L’extrême droite a perdu le pouvoir présidentiel lors des élections de 2022, mais reste une force politique importante, active au sein du Congrès national, des gouvernements des États et des municipalités, et mobilisant sa base dans les rues. Les politiciens qui lui sont liés renforcent en permanence le discours antisyndical ou la nécessité de syndicats autonomes par rapport aux « intérêts partisans ». Si l’on ajoute à ces éléments la forte baisse du nombre d’adhérents aux syndicats au cours de la dernière décennie — passant d’environ 16 % de la population active employée en 2012 à 8,4 % en 2023 —, on peut entrevoir la situation difficile dans laquelle se trouvent aujourd’hui les syndicats au Brésil. Ces facteurs, selon notre évaluation, sont très importants pour expliquer la difficulté des syndicats, à la base comme au sommet, à faire face aux mesures anti-travailleurs et à établir un programme national de réformes progressistes, même dans un gouvernement allié.

 

Bibliographie

ANTOINE, Sebastien. Le syndicalisme alternatif de l’internationalisme: le cas de la CSP-Conlutas et de la réorganisation syndicale brésilienne. II International Conference Strikes and Social Conflicts, Dijon, 15-17 mai. Préactes v. 1, p. 114-120, 2013.

BOITO JÚNIOR, Armando. Por que caracterizar o bolsonarismo como neofascismo. Crítica Marxista, v. 27, n. 50, 2020, pp. 111-119.

GALVÃO, Andréia. Adverse terrain: Brazil’s experiments in labor law. 2025. Disponível em: https://www.phenomenalworld.org/analysis/adverse-terrain/

GALVÃO, Andréia & MARCELINO, Paula. The Brazilian Union Movement in the Twenty-first Century: The PT Governments, the Coup, and the Counterreforms. Latin American Perspectives, v. 47, 2020, pp. 84-100.

GALVÃO, Andréia; MARCELINO Paula e TRÓPIA Patrícia. As bases sociais das novas centrais sindicais, Curitiba, Appris, 2015.

GIANOTTI, Vito. Força Sindical, a central neoliberal: de Medeiros a Paulinho. Rio de Janeiro: Mauad Editora, 2002.

JARD DA SILVA, Sidney. Unionism, the Decision-Making Process and Social Security Reform in Brazil. Brazilian Political Science Review, v. 10, n. 2, 2016, pp. 1-27.

RODRIGUES, Iram Jácome. Sindicalismo e política: a trajetória da CUT. São Paulo : Scritta, 1997.

[1] Le taux de confiance sociale des syndicats est le quatrième plus bas d’une liste de 20 institutions relevées par Ipsos-Ipec en 2025. Voir : https://www.ipsos.com/pt-br/indice-de-confianca-social-2025 . Consulté le 01/09/2025.

[2] Jaques Wagner, ancien syndicaliste pétrolier, a été ministre du Travail et de l’Emploi de 2003 à 2004 et gouverneur de Bahia entre 2007 et 2014. Ricardo Berzoini, ancien président du Syndicat des banquiers de São Paulo, a été ministre du Travail et de l’Emploi de 2004 à 2005. Il a été remplacé par Luiz Marinho, ancien président du syndicat des métallurgistes de l’ABC et ancien président de la CUT, qui est ensuite devenu ministre de la Sécurité sociale (2007-2008) et maire de São Bernardo do Campo (2009-2016). Wagner et Berzoini sont revenus au ministère sous les gouvernements Dilma : le premier en tant que ministre de la Défense en 2015 et le second en tant que ministre des Relations institutionnelles (2014-2015) et ministre des Communications (2015). Marinho est, une nouvelle fois, ministre du Travail et de l’Emploi depuis 2023.

Pour citer cet article

Andréia Galvão et Paula Marcelino, « Les relations entre les syndicats et les partis politiques dans le Brésil contemporain », Silomag, n°19, septembre 2025. URL: https://silogora.org/syndicats-et-partis-politiques-au-bresil/

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