Le coronavirus s’est ajouté comme facteur de conflit entre la Chine et les États-Unis aggravant la confrontation déclenchée par Trump d’abord sur le front commercial puis sur celui de la haute technologie. Alors que la pandémie et la recherche d’un vaccin exigeraient davantage de coopération, le renforcement du multilatéralisme et des institutions internationales, les logiques d’affrontement entre blocs menacent la paix mondiale en particulier en Asie orientale, nous prévient Dominique Bari.
Vers quoi va tendre notre monde après la pandémie de la Covid19 ? Les aspirations au changement de société, à l’émancipation sociale, à la sécurité humaine et sanitaire se sont exprimées avec force, mais quel en sera l’impact au regard de la nouvelle donne internationale si imprévisible et dangereuse? Le coronavirus s’est ajouté comme facteur de conflit entre la Chine et les États-Unis aggravant la confrontation déclenchée par Trump d’abord sur le front commercial puis sur celui de la haute technologie. Cette confrontation s’est portée avec fracas sur le terrain idéologique. Cette rivalité directe avec la Chine constitue un facteur structurant des relations internationales avec, en arrière-plan, le chaos social et écologique que les doctrines du capitalisme ont engendré. S’agit-il de réduire cet antagonisme à une course pour l’hégémonie mondiale, un choc de géants dont les peuples seraient des spectateurs impuissants et victimes ? De part et d’autre, les stratégies sont claires : pour l’un celle de conserver sa suprématie, pour l’autre de redevenir une puissance mondiale de premier plan bousculant le monopole occidental et un ordre libéral régi par le « consensus de Washington ».
Contrer la Chine, nouvelle obsession de l’administration américaine
La parenthèse de la phase unipolaire américaine ouverte en 1992 après l’implosion de l’URSS se referme. Au grand dam de Washington qui dès cette date avait affirmé son crédo[1] : empêcher coûte que coûte l’émergence d’une nouvelle puissance pouvant menacer son leadership. Depuis, les réquisitoires contre la Chine se sont étoffés au fur et à mesure que tombent les « illusions » sur la trajectoire chinoise : la démocratisation inéluctable du régime sous l’effet de la libéralisation de son économie et des échanges avec l’Occident capitaliste. Ce que résume Robert O’Brien, conseiller à la sécurité de Donald Trump : « Nous n’aurions pas pu davantage nous tromper. Cette erreur est le plus grand échec de la politique étrangère des États-Unis depuis les années 1930 ». Désormais, il faut « corriger quarante ans d’une relation avec la Chine à sens unique, injuste, qui affecte gravement notre économie nationale et, ces derniers temps, notre bien-être politique »[2].
Déjà, la crise financière de 2008 avait engagé la Chine à proposer « aux pays désireux d’accélérer leur développement en toute indépendance »[3], une référence alternative de modernisation efficace. En août 2018, la loi de Défense nationale (NDAA) adoptée par le Congrès entérinait la lutte pour « contrer l’influence » chinoise, comme la « priorité des États-Unis [qui] nécessite l’intégration de multiples éléments, diplomatiques, économiques, militaires et de renseignement ». Il convenait alors de « façonner l’environnement international pour protéger nos intérêts » selon la stratégie du Pentagone nommée overmatch[4].
En découle une stigmatisation de la Chine d’une manière inédite depuis la fin des années 1970 relayée à l’échelle mondiale. Ce contexte d’une « guerre idéologique » menée par Washington entraîne un formatage du discours occidental dominant que l’on retrouve dans notre quotidien et les médias notamment. Ne parle-t-on pas aujourd’hui comme par le passé du « monde libre » face à une « Chine totalitaire » ? Le secrétaire d’État américain, Mike Pompeo, identifie la rivalité avec la « Chine communiste » comme le défi du XXIe siècle. L’offensive est de plus en plus virulente. Le 21 juillet, en visite à Londres, il appelait à la création d’une « coalition mondiale » pour contrer « la menace » chinoise[5]. Diatribe accompagnée de geste politique fort telle la fermeture le 22 du consulat de la République populaire de Chine (RPC) à Houston. Une mesure inédite depuis l’établissement des relations diplomatiques entre Washington et Pékin en 1979[6]. Pour « triompher » face à la « nouvelle tyrannie » incarnée selon Pompeo, chrétien évangélique fervent, par « la Chine communiste » et provoquer l’indignation mondiale, les campagnes les plus nauséabondes se développent : de l’espionnage industriel, aux atteintes aux libertés et aux droits de l’Homme. Certes, le sort de la minorité musulmane ouïgoure et la situation au Xinjiang sont inquiétants, mais les accusations portées par un chercheur allemand, Adrian Zenz sont sujettes à caution et méritent des vérifications[7].
Les États-Unis pressent leurs alliés traditionnels à rejoindre leur camp. Dans le sillage de la Maison-Blanche, l’Union européenne s’est faite l’écho des griefs du monde libéral contre Pékin : trop d’État, pas assez d’ouverture économique et financière, une trop grande protection des secteurs clés (télécommunication, secteur financier) aux investissements étrangers, etc. Pour Bruxelles, Pékin est devenu « un rival systémique ». Les partisans de la ligne dure sont à l’œuvre : des lobbies se positionnent. Ainsi, l’« Alliance Interparlementaire sur la Chine » (IPAC) fondée début juin 2020 a pour but d’élaborer une politique commune de sanctions envers la Chine[8]… Un positionnement alimenté par des publications comme ce « rapport d’alerte » au titre explicite : « La Chine communiste est-elle devenue une puissance dangereuse du temps de paix ? »[9].
L’offensive de Trump pour isoler la Chine
Jusqu’où iront les tensions entre Pékin et Washington ? Plus ce conflit s’approfondit et plus une tendance émerge, renforcée par les annonces trumpistes de découplage qui aboutirait à la séparation en deux systèmes concurrents, opérationnelle dans tous les domaines : militaire, spatial, économique, technologique, alliance stratégique, modèle politique ou culturel… malgré l’interdépendance économique et financière entre ces deux puissances. Pour Trump, il s’agit d’isoler la Chine, voire plus[10]…
– Sur le plan politique, il projette par exemple de réunir un G7 à l’automne dans une version élargie à d’autres pays comme la Russie, la Corée du Sud, l’Australie et l’Inde, mais excluant la Chine.
– Sur le plan technologique et commercial : son offensive vise à interdire à ses alliés le déploiement de la 5G[11]. Une autre mesure, plus importante, est l’interdiction faite aux entreprises américaines de vendre des technologies aux firmes chinoises, notamment dans le domaine des télécoms (y compris les mises à jour des systèmes existant, comme Google). Cela signifierait le déploiement mondial de technologies incompatibles. Et un nombre encore inconnu de secteurs économiques seraient concernés avec des pressions politiques, commerciales et militaires.
Mais, certaines de ces pressions sont à double effet : les États-Unis se sont unilatéralement octroyé le droit de poursuivre en justice toute entité dans le monde utilisant des dollars US dans des transactions jugées contraires à la politique de Washington. C’est l’arme actuellement utilisée pour renforcer le blocus de l’Iran. Mais de ce fait le yuan[12] pourrait à terme servir de monnaie de recours en nouant des accords de « swaps » (échanges de devises) avec différents pays pour permettre le paiement des échanges commerciaux bilatéraux[13]. Par ailleurs, très progressivement, la Chine est en train de vendre des bons du trésor américain[14] afin de se financer en temps de ralentissement économique, mais aussi pour des raisons de sécurité. Bien que faibles, ces désinvestissements signalent la volonté de Pékin de rompre sa dépendance à l’égard de la monnaie étatsunienne.
L’Asie orientale, terrain d’affrontement
Autre champ d’affrontement : l’Asie orientale longtemps dominée par les États-Unis. Pékin entend y démontrer sa nouvelle identité de puissance régionale pour des raisons économiques, historiques et sécuritaires, en référence à la plaie toujours ouverte des humiliations infligées par les Européens au XIXe siècle[15] et dont Hong Kong est le symbole. La « loi sur la sécurité nationale est là pour rappeler sa détermination contre toutes ingérences étrangères. Dans ce bras de fer avec les pays occidentaux, la Chine est loin d’être marginalisée : plus de 53 pays lui ont exprimé leur soutien[16]. Et ne serait-ce pas trop réducteur de voir là un effet de la « diplomatie du chèque » ?
Tant du côté de Taiwan que des multiples îles sujettes à contestation en Mer de Chine méridionale, la tension s’aggrave. La Chine veut écarter tout endiguement en s’y assurant la maîtrise des voies maritimes. Elle consolide ses revendications dans les zones contestées en y construisant des îles artificielles militarisées. Les exercices militaires s’y multiplient en même temps que se met en place, sous l’égide de Washington, un mécanisme essentiel pour contrer ces ambitions : une « Alliance Indo-pacifique » incluant l’Inde, le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Stratégie à laquelle souscrit la France[17]. Trump espère également entraîner l’OTAN. Au Sommet de Londres[18], le secrétaire général de l’Alliance, Jens Stoltenberg justifiait l’intérêt croissant de l’organisation vis-à-vis de la zone Asie-Pacifique. Quelques semaines plus tôt, en visite à Sydney, il soulignait l’importance d’un partenariat entre l’OTAN et l’Australie pour « faire face à de nouvelles menaces imprévisibles (…) dans cette partie du monde ». Le discours ne peut être plus clair pour désigner la cible.
Des tensions qui affaiblissent le multilatéralisme et la recherche d’une solution mondiale face à la pandémie
L’instrumentalisation polémique de la Covid-19 par l’administration Trump a élargi le champ d’affrontement sino-américain au multilatéralisme et aux institutions qui en sont le garant. À l’heure où la pandémie meurtrit la planète révélant que la santé et la sécurité humaine, marqueurs d’une autre mondialisation, ont été particulièrement négligées par les États au nom du marché, l’OMS accusée par la Maison-Blanche de collusion avec Pékin est dans sa ligne de mire. Après avoir annoncé la suspension des subventions américaines, Trump en claque définitivement la porte le 8 juillet. Cette décision fait suite aux coups de boutoir unilatéraux contre les entités onusiennes l’Unesco, l’UNRWA, l’Onusida, accompagnant sa politique de retrait des accords internationaux comme l’accord de Paris sur le climat, l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, ou du traité sur le commerce des armes…
Dans de telles conditions, la coopération internationale en matière de sécurité sanitaire réclamée par le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres[19], est ignorée par Washington et soutenue du bout des lèvres par les puissances occidentales plus tentées par des réponses nationalistes et les profits que générera la découverte d’un vaccin au terme d’une compétition industrielle féroce. Pourtant, dans ce paysage conflictuel, un autre monde en émergence même morcelé entend se faire entendre au sein des institutions internationales. À l’Assemblée générale de l’ONU du 21 avril dernier, une résolution avancée par le Mexique proposant un « accès équitable » aux « futurs vaccins », et soutenant le rôle crucial joué par l’OMS a été adoptée à l’unanimité[20]. Quelques semaines plus tard, l’appel de 140 dirigeants, actuels et anciens, de la planète, réclame que vaccins, diagnostics et traitements soient « mis gratuitement à la disposition de tous, dans tous les pays ». Autant de revendications imposées lors de l’Assemblée générale de l’OMS le 18 mai. L’institution multilatérale a fait sienne une résolution renforçant le principe d’un accès universel aux traitements et aux vaccins contre la Covid-19, et a officiellement lancé sa plateforme de partage volontaire, centralisant toutes les données, les connaissances scientifiques, les brevets et la propriété intellectuelle de traitements ou de vaccins contre la maladie. Un camouflet politique pour Trump ! Certes dans le grand bain du néo-libéralisme, la bataille n’est pas gagnée. Le Big Pharma veille et le virus boursier n’en a pas fini de miner nos sociétés. La dernière annonce triomphante du laboratoire américain Moderna sur le lancement fin juillet de la phase finale des essais cliniques du vaccin qu’il met au point a provoqué, nous dit-on, « l’enthousiasme des marchés ».
Un système international en recomposition
Mais cette montée au créneau contre le monopole du monde occidental capitaliste témoigne du transfert du centre de gravité du monde de l’espace euroatlantique vers d’autres régions du globe, considérées jusque-là périphériques par les puissances dominantes. Le système international tend à se recomposer en dépit des obstacles avec de nouveaux acteurs étatiques, de nouveaux pôles de pouvoirs, de nouveaux rapports. Les choix qui seront faits et pour lesquels les peuples et leurs dynamiques sociales doivent être impliqués aboutiront-ils à cette communauté de destin cohérente et solidaire dont la pandémie a révélé l’urgence ? Seront-ils capables de répondre aux nouveaux grands enjeux sociaux globaux et de casser les schémas éculés des blocs dans lesquels les administrations américaines veulent ligoter la planète ?