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À propos de C. L. R. James et des relations entre « race » et classe

À propos de C. L. R. James et des relations entre « race » et classeTemps de lecture : 9 minutes

À la lumière des analyses de Cyril Lionel Robert James, théoricien marxiste, panafricaniste et internationaliste, sur la révolution des esclaves de Saint-Domingue, Florian Gulli démêle la complexité des relations entre luttes des classes et de « races ». Si lors de l’abolition de l’esclavage, la solidarité de classe entre prioritaires d’esclaves dont certains étaient « mulâtres » (métisses) a supplanté la solidarité raciale, cette dernière ne s’est pas manifestée entre les puissances blanches impérialistes et coloniales minées par leurs rivalités d’intérêts. Elle s’est en revanche exprimée dans le camp des esclaves révoltés mené par Toussaint Louverture au moment où Bonaparte rétablit l’esclavage en 1802. Pour C. L. R. James, la vengeance prend alors le pas sur la révolte politique compromettant l’avènement d’un nouvel ordre juste et d’une réelle indépendance pour la première république noire libre d’Haïti proclamée en 1804.

Depuis les années 1980, une idée semble s’être imposée peu à peu : le socialisme au sens large, le marxisme notamment, auraient manqué la question du racisme. Cette famille de pensée, malgré ses mérites théoriques et politiques, aurait globalement échoué à saisir la complexité du réel en l’appréhendant exclusivement sous l’angle de la classe. La pensée critique devrait donc faire peau neuve en complétant un marxisme par définition étriqué. L’idée d’intersectionnalité par exemple, entre autres concepts, se présente comme le cadre théorique idéal permettant de saisir et d’articuler la multiplicité des formes de dominations.

Cette présentation, devenue hégémonique dans une partie du monde militant et académique, a tout du récit mythologique. Ce récit, quelque peu condescendant, laisse croire que les plus grands théoriciens du passé (philosophes, historiens, sociologues, intellectuels socialistes, etc.) auraient été aveugles à la complexité du réel et ne nous auraient légué que des conceptions simplistes et caricaturales du développement historique.

Cyril Lionel Robert James, qui ne figure jamais dans les généalogies proposées par les apologistes contemporains de la complexité, est l’une des figures dont l’existence même est la réfutation du mythe précédemment évoqué. Ses analyses des intrications du racisme et de la lutte des classes lors de la révolution de Saint-Domingue, formulées il y a bientôt 90 ans dans son ouvrage Les Jacobins noirs, témoignent d’une capacité indéniable à penser la complexité historique.

Solidarité raciale et solidarité de classe pendant la révolution des esclaves de Saint-Domingue

En 1938, année de la publication du livre de C. L. R. James, il existe, en langue anglaise, un ouvrage de référence sur la révolution de Saint-Domingue. Un livre de 1914 intitulé The French Revolution in San Domingo écrit par un auteur, alors célèbre, aujourd’hui inconnu : Lothrop Stoddard (1883-1950).

Dans l’entre-deux-guerres, Stoddard est un intellectuel américain très en vue. Deux présidents américains disent l’avoir lu et apprécié. Dans le roman de Fitzgerald, Gatsby le magnifique (1925), les personnages discutent de ses livres. Il est aussi l’inventeur d’un mot tristement célèbre, underman, que nous connaissons mieux dans sa traduction allemande proposée par les nazis : Untermensch. Idéologiquement, Stoddard est un suprémaciste blanc assumé.

Pourquoi Stoddard s’intéresse-t-il à une révolution d’esclaves dans une colonie française vieille de 100 ans, dont plus grand monde ne parle alors ? Parce qu’il y discerne le début de la grande tragédie : la première défaite de la race blanche, le premier épisode malheureux d’une gigantesque lutte des races à l’échelle mondiale. La Révolution française de Saint-Domingue, à ses yeux, est « le premier grand choc entre les idéaux de la suprématie blanche et de l’égalité des races ». Stoddard veut comprendre cette révolution, interprétée comme une lutte raciale, afin de pouvoir endiguer Le flot montant des peuples de couleur (1923) en ce début de XXe siècle. Stoddard tire deux leçons de la Révolution française à Saint-Domingue.

James aurait pu se situer sur le terrain de Stoddard. Il aurait pu envisager la révolution de Saint-Domingue comme une lutte des races, mais en prenant le point de vue et le parti des Noirs. La lecture raciale des événements est d’ailleurs, pour James, la plus simple, celle qui s’impose d’abord au regard. Il écrit : « Si les monarchistes avaient été blancs, la bourgeoisie brune et le peuple français noir, la Révolution française serait passée à la postérité comme une guerre de races »[1]. Comprendre la logique des événements révolutionnaires suppose, pour James, de rompre avec la lecture spontanément raciale de l’histoire pour accéder à la logique des classes. Mais James ne passe pas d’un réductionnisme racial à un réductionnisme de classe. La révolution des esclaves ne se comprend qu’à la lumière de deux facteurs étroitement entremêlés : la lutte des classes et le racisme.

« Question des races » et « question des classes » désignent « en politique », aux yeux de James, des formes de solidarités. Stoddard déplore l’absence de solidarité raciale blanche à Saint-Domingue, Anglais, Espagnols et Français n’étant pas parvenus à transcender leurs intérêts nationaux. Les Blancs de l’île n’ont pas su faire taire leurs divergences d’intérêts et se considérer comme des Blancs face à des Noirs. Cette absence de solidarité raciale, pour James, est la preuve que l’impérialisme ne relève pas d’une logique raciale (« il est désastreux de concevoir l’impérialisme en termes de race »[2]).

James ne nie pas cependant que quelque chose comme une solidarité raciale ait pu jouer un rôle lors des événements ; seulement cette forme de solidarité a été le plus souvent secondaire par rapport à la centralité de la solidarité de classe.

Premier exemple. Les maîtres blancs tentent d’abord de maintenir les discriminations qui visent les « libres de couleur » propriétaires d’esclaves. Mais très vite, « quand la Révolution serait lancée, les grands Blancs devraient choisir entre leurs alliés de race et leurs alliés de propriété. Ils n’hésiteraient pas longtemps »[3]. Assurer l’égalité juridique parmi les maîtres, au-delà de la ligne de couleur, était la seule manière de maintenir la classe des propriétaires unies et de lui donner une chance de mater la révolution des esclaves. La solidarité raciale explique donc les atermoiements et les hésitations des Blancs, mais elle est rapidement supplantée par la logique de classe et l’intérêt commun des propriétaires au maintien de la propriété.

Deuxième exemple. Le décret d’abolition de l’esclavage promulgué par Sonthonax le 29 août 1793 est perçu par les propriétaires mulâtres comme une trahison. James écrit : « De nombreux propriétaires mulâtres de l’Ouest abandonnèrent la Révolution à laquelle ils devaient tout ; ils ne pouvaient admettre le décret de l’abolition, bien qu’ils eussent le pouvoir en main. En somme, la classe possédante, blanche et mulâtre, se regroupait sous le drapeau de la contre-révolution »[4]. Aimé Césaire, dans son livre sur Toussaint Louverture va dans le même sens : « Les mulâtres avaient adhéré à la Révolution française, tant qu’ils avaient attendu d’elle la fin du privilège blanc [à l’intérieur du groupe des propriétaires]. Mais dès que la France eut aboli l’esclavage, elle leur fut ennemie »[5].

En s’imposant la logique raciale compromet l’avenir de la république haïtienne

Néanmoins, le dernier épisode de la révolution haïtienne – le massacre des Blancs en 1804 – ne donne-t-il pas tort à James ? La question des races, la solidarité raciale, n’a-t-elle pas alors pris le pas sur la logique des classes ?

La logique raciale finit en effet par s’imposer. Au début de la révolution, les esclaves luttaient contre un ordre économique déterminé : « L’hostilité des travailleurs noirs envers les Blancs […] était uniquement dirigée contre l’esclavage »[6]. Quelques années plus tard, la révolution s’achève par le massacre des Blancs de l’île : l’ennemi n’était plus l’esclavagiste, mais le Blanc quel qu’il soit. L’objectif de la construction d’un ordre économique alternatif, qui demandait de s’appuyer sur les compétences des anciens maîtres pour faire fonctionner l’économie sucrière, fut perdu de vue. La guerre des races aux yeux de James a compromis le développement de l’île. La population « vit ses difficultés multipliées par ces massacres »[7].

Comment expliquer cette irruption de la logique des races au terme de la révolution ? La faute en incombe en partie à Toussaint Louverture lui-même. Lisant la situation avec une grille d’analyse de classe, il aurait négligé le « facteur racial ». Il n’était pas question d’en faire un « facteur fondamental », mais seulement d’avoir conscience du ressentiment des anciens esclaves à l’égard des anciens maîtres qui pouvait aisément se laisser comprendre en termes raciaux. « Alors que Lénine instruisait minutieusement le Parti et les masses de chacune de ses démarches, qu’il expliquait soigneusement la situation exacte des serviteurs bourgeois de l’État ouvrier, Toussaint, au contraire, n’expliquait rien, autorisant ainsi ses partisans à supposer qu’on favorisait leurs anciens ennemis à leurs dépens. En laissant peser sur lui la suspicion de prendre parti pour les Blancs contre les Noirs, Toussaint commit un crime impardonnable aux yeux d’une communauté où les Blancs avaient fait tant de mal. C’était beaucoup déjà que de leur rendre leurs biens. Leur accorder des privilèges, voilà ce qui dépassait la mesure »[8].

Mais la responsabilité principale de la guerre des races revient aux rivalités inter-impérialistes européennes qui n’obéissaient, au grand désespoir de Stoddard, à aucune logique raciale. « Les Britanniques et les Américains, eux-mêmes les plus importants propriétaires d’esclaves au monde, se réjouissent de la victoire des Noirs, qui a pour conséquence de chasser les Français du territoire. […] Cathcart, un agent anglais à Saint-Domingue, dit à Dessalines que les Britanniques ne feront plus de commerce avec lui et ne lui accorderont pas non plus leur protection, à moins que chaque Français soit tué »[9]. La guerre des races fut le résultat d’une politique au service d’intérêts nationaux et d’intérêts économiques.

On voit alors se dessiner le schéma d’analyse de James. La solidarité de classe a joué le plus souvent au cours de la révolution des esclaves. Lorsqu’elles suivaient cette solidarité, les fractions de classes en présence agissaient en fonction de leurs intérêts. Le dépassement du « préjugé racial » au sein de la classe dominante était la réponse la plus rationnelle au défi constitué par le soulèvement des esclaves et par l’abolitionnisme. L’oubli de la solidarité de classe affaiblissait à l’inverse les classes en présence. La division raciste au sein de la classe dominante a paralysé un temps l’action coordonnée de toute la classe, menaçant sa propriété. Le passage à la guerre des races parmi les esclaves, si elle n’a pas empêché la victoire et l’indépendance, a contribué à la ruine de l’île, à son isolement et à sa future dépendance[10]. En versant dans la vengeance, en oubliant la question des classes, l’action des anciens esclaves ne relevait plus, aux yeux de James, de la politique.

On peut tirer deux leçons de cette analyse de la révolution de Saint-Domingue.

La première leçon concerne l’historien : la logique des classes ne suffit pas à expliquer toute la logique des événements. La question des races, la solidarité raciale, le racisme, jouent un rôle dans l’histoire, et passent parfois au premier plan, devenant momentanément moteur de l’histoire. La conscience de classe est alors éclipsée, symptôme des difficultés d’une classe qui ne parvient à surmonter ses divisions et à saisir son intérêt à long terme.

La seconde leçon concerne le leader politique (anticolonialiste). S’il doit tenir compte de la « question des races », notamment du ressentiment de l’ancien esclave ou de l’ancien colonisé, il doit veiller à ce que cette question ne relègue pas au second plan la question des classes. Lorsque la question des races occupe le devant de la scène, en effet, les groupes en lutte perdent de vue leurs intérêts. Ils s’exposent à la défaite au cours de la lutte. Ils risquent, en cas de victoire, d’oublier la question centrale de la construction d’un ordre économique nouveau sans lequel la victoire politique contre le colonisateur ne peut se transformer en indépendance véritable.

La dernière biographie de Toussaint Louverture publiée en 2020 par Sudhir Hazareesingh affirme que le livre de James demeure aujourd’hui encore « le texte de référence en anglais »[11] sur la Révolution haïtienne. Quoiqu’on pense des analyses de C.L.R. James, il est évident qu’elles constituent un modèle de mise en lumière de la richesse du réel qui n’a rien à envier aux éloges contemporains de la complexité.

Pour aller plus loin :

[1]  C. L. R. James, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue, Paris, éditions Amsterdam, 2017, page 167.

[2] Ibid., page 322.

[3] Ibid., page 89.

[4] Ibid., page 171.

[5] Aimé Césaire, Toussaint Louverture. La révolution française et le problème colonial, Présence africaine, 1981, page 226.

[6] C. L. R. James, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue, Paris, éditions Amsterdam, 2017, page 215.

[7] Ibid., page 407.

[8] Ibid., page 323.

[9] C. L. R. James, Histoire des révoltes panafricaines, Paris, Amsterdam, 2018, page 31.

[10] C. L. R. James, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue, Paris, éditions Amsterdam, 2017, page 407.

[11] Sudhir Hazareesingh, Toussaint Louverture, Paris, Flammarion, 2020, page 18.

Pour citer cet article

Florian Gulli, "À propos de C. L. R. James et des relations entre « race » et classe". Silomag 17, septembre 2023. URL: https://silogora.org/a-propos-de-clr-james/

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