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Approche matérielle et gouvernement de fait (Quelques commentaires autour du livre. «Métropoles en Méditerranée. Gouverner par les rentes»)

Approche matérielle et gouvernement de fait (Quelques commentaires autour du livre. «Métropoles en Méditerranée. Gouverner par les rentes»)Temps de lecture : 7 minutes

Le livre Métropoles en Méditerranée. Gouverner par les rentes (Paris, Presses de Sciences Po, 2017), dirigé par Dominique Lorrain présente les cas de Beyrouth, du Caire, d’Alger et d’Istanbul. Partant de la matérialité de la ville, il s’interroge sur la manière dont chacune de ces métropoles est produite comme sur les protagonistes engagés dans ces processus, et plus spécifiquement sur le comportement des élites et les buts qu’elles se fixent. Dominique Lorrain nous explique ici sa démarche et nous expose les résultats convergents que son approche a permis de mettre en lumière.
Ce texte reprend en partie un entretien publié le 22 novembre 2017 sur Jadaliyya Cities (url: http://www.jadaliyya.com/Details/34721/newton).

Ce livre témoigne d’abord d’un intérêt profond pour le phénomène nouveau de la très grande ville. Il fut un temps où être « grand » s’arrêtait au seuil du million ; après la Seconde Guerre mondiale, il fut porté à 10 millions, mais on ne comptait que deux métropoles (New York et Tokyo). Aujourd’hui ces ordres de grandeur sont balayés ; des ensembles bâtis de plus de 20 millions d’habitants sont désormais chose courante sur plusieurs continents. Ils nous interrogent à plus d’un titre. Après un premier ouvrage – Métropoles XXL en pays émergentspublié en 2011 chez le même éditeur et qui présentait Shanghai, Bombay, Le Cap, Santiago du Chili, nous poursuivons la réflexion, mais cette fois à partir de métropoles d’une même région du monde : Beyrouth, Le Caire, Alger, Istanbul. Le premier livre avait suscité un intérêt, mais on nous fit parfois observer que tout cela était intéressant, mais restait très éloigné des problèmes européens. Ceci explique le choix d’enquêter sur des métropoles plus voisines.

La ville: un meta-objet fait de logements, d’équipements et d’infrastructures

La question de départ est de savoir si ces métropoles sont gouvernées ou si elles versent dans le chaos et les inégalités. Notre hypothèse centrale – qui est aussi acte de méthode – est de partir de la matérialité de la ville et de la lire comme un meta-objet fait de logements, d’équipements et d’infrastructures. L’hypothèse adjacente est de considérer que des ensembles de grande taille doivent développer des infrastructures et des logements pour assurer leur fonctionnalité. Son corollaire est que pour y parvenir, il faut déterminer qui est responsable, qui gère, comment assure-t-on le financement, quels sont les droits associés à ces services, etc. ? Ces réponses prennent la forme de petites institutions. Leur somme finit par tracer la forme d’un « gouvernement de fait ». Autrement dit, si les institutions officielles de gouvernement sont déficientes, ces métropoles peuvent néanmoins être gouvernées et progresser par l’entremise d’institutions de second rang[1] – moins politiques, plus centrées sur la résolution de problèmes.

Par ses hypothèses, le livre se situe à l’intersection de trois courants de recherche. Il converse de manière critique avec le mainstream de la sociologie radicale lorsqu’il aborde centralement le thème de la gouvernabilité et qu’il énonce – si l’on veut démontrer qu’à partir d’une certaine taille ces métropoles sont définitivement hors de contrôle –, qu’on ne peut rester à la surface des institutions visibles. Il s’inspire pour cela de l’approche des Science, Technologie et Société (STS) en considérant la ville non seulement par ses groupes sociaux et ses institutions, mais aussi par sa matérialité : la ville comme un environnement construit. À partir de là, il est possible de se demander comment une ville se produit et qui sont les principaux protagonistes de la fabrique urbaine. Ce simple énoncé laisse entrevoir que tout n’est pas rabattu sur les institutions « officielles », mais que place est laissée, sans a priori, à tout type d’intervenant. Enfin cette lecture est très inspirée par les travaux des économistes institutionnalistes[2], prolongés par une approche déconstruite. Pour aller vite, disons qu’entre les institutions formelles et les institutions informelles, nos sociétés ont créé en nombre des « institutions de second rang », dédiées à la résolution de problèmes pratiques, tournées vers l’action, familières aux acteurs et qui peuvent être créées et modifiées bien plus facilement que les grandes institutions.

La fabrique urbaine : un lieu de partage des rentes 

Par ailleurs, sans en faire un principe général, il est difficile d’écrire sur les villes de cette région du monde en ignorant la violence, le débordement des règles, les dysfonctionnements urbains : une série de pratiques éloignées des préceptes d’une « bonne gouvernance ». Pour aborder ces questions nous avons adopté comme méthode de ne pas « écraser » l’objet étudié par des hypothèses trop durcies, car le risque est de trouver au final ce que l’on cherche. Puisque nous adoptions un point de vue matériel, cela conduisait à étudier comment chaque ville se produit – pour ses logements comme pour ses infrastructures – et, dans chaque cas, quels sont les protagonistes engagés et les processus. Cette approche volontairement descriptive a comme force de décrire différentes facettes de la fabrique urbaine et de ne pas préjuger des résultats. Si dysfonctionnements et rentes il y a, cela se révèle par l’étude d’un phénomène plus large – les mécanismes de gouvernement et de production de la ville.

Notre approche appliquée aux quatre cas converge sur des résultats. Ces métropoles ont en commun d’être des lieux de consommation, elles comptent peu d’industries à l’exception d’Istanbul. Leur économie se caractérise par de nombreuses activités génératrices de cash – le tourisme, le commerce, l’économie informelle – auxquelles il convient d’ajouter des rentes externes – les transferts des migrants à leurs familles, le rapatriement d’argent de zones voisines en guerre, le réemploi de la rente pétrolière. L’immobilier occupe une fonction centrale dans l’économie et dans les alliances politiques. Il apporte une solution au problème de la sécurisation des revenus tirée d’une économie cash et parfois grise. C’est un actif assez simple à gérer, proche des différents protagonistes. C’est une activité où les élites publiques sont très actives – contrôle du foncier, intervention de promoteurs publics, alliances avec des conglomérats privés. La fabrique urbaine est un lieu de partage des rentes : les « grandes » pour les proches du pouvoir et une diffusion plus modeste au bénéfice de nombreuses couches sociales, jusqu’à l’habitat informel. Le mécanisme est certes inégalitaire, mais un partage minimum le rend plus acceptable. L’immobilier représente le patrimoine pivot : placement privilégié des élites et des couches populaires.

Des métropoles «sous-gouvernées»

Comme les élites se préoccupent plus de leurs intérêts que d’un gouvernement pour tous, ces métropoles sont « sous-gouvernées » : illustration de la formule « on ne gouverne pas tout ». Les enquêtes font ressortir de multiples dysfonctionnements que ce soit dans les services en réseaux ou dans la production du logement. Le déficit de gouvernement se reporte sur les habitants qui doivent s’organiser pour produire le logement de manière informelle. Les deux phénomènes sont symétriques. Il en résulte un équilibre imparfait – un ordre hybride, fait de la combinaison d’une gouverne directe pour ce que les élites considèrent comme important, et d’un report sur les habitants qui s’auto-organisent pour le logement et quelques services en réseaux. Entre ces deux modalités, le gouvernement incitatif par des « petites » institutions reste très peu utilisé et cela nous apporte un autre enseignement. L’idée que des réformes puissent être introduites à partir « d’institutions de second rang », nécessaires à la mise en œuvre des grandes infrastructures, est séduisante, car elle offre une voie possible à la réforme sans devoir changer frontalement tout le cadre légal. Mais ces quatre cas en tracent les limites. Il y a réforme et apprentissage à la condition que les élites en portent le projet. Si leur but se centre d’abord sur la préservation de leurs avantages et le partage des rentes entre fractions de l’élite, alors le « gouvernement de fait » ne peut dépasser les principes supérieurs qui organisent ces sociétés.

Il y a cependant une limite à ces « ordres fermés ». Ces métropoles n’ont qu’un rayonnement régional à la différence des métropoles qui ambitionnent d’être des hubs globaux et des villes monde. Ici la comparaison des deux livres fait sens. Le projet des élites de cette région méditerranéenne n’est pas celui des élites chinoises, incarnées par le cas de Shanghai. Dès le début de la grande transformation, ces dernières avaient l’ambition d’inventer leur propre modèle et de retrouver leur grandeur. Ce livre qui s’intéresse aussi aux facteurs de la grandeur et du déclin invite à interroger le comportement des élites et les buts qu’elles se fixent.

 

Extrait.

Notre hypothèse de départ était que l’action de gouverner peut relever de trois modalités génériques. La première correspond à une action volontaire à partir d’institutions formelles – on peut l’appeler la gouverne directe ou le pilotage direct. Selon une deuxième modalité, les gouvernants peuvent se tenir à distance et piloter l’action à partir de la mise au point des règles du jeu. C’est l’approche institutionnaliste : gouverner s’exerce d’abord par le choix du cadre d’action et les acteurs disposent d’une plus grande liberté. Observons que, sans le dire, cette modalité suppose une révolution des mentalités qui considère que le pouvoir ne s’exerce pas nécessairement par le contrôle direct des choses et des hommes, mais via des acteurs incités, influencés par des schémas de possibilités (des règles du jeu) élaborés par les gouvernants. Dans cette approche il y a un pari positif sur le comportement de l’individu ; le gouvernant n’agit plus directement, il délègue. Enfin, nous considérions une troisième modalité : celle d’une action par les acteurs qui se coordonnent non plus à partir des règles, si elles font défaut, mais à partir de problèmes à résoudre partagés. Par rapport à ces modalités de l’action collective, les quatre métropoles du sud de la Méditerranée fonctionnent aux extrêmes. Soit elles relèvent du gouvernement direct, souvent de type autoritaire, soit des domaines entiers – qui en d’autres pays relèvent de l’action publique – sont abandonnés et laissés à une auto-organisation par les habitants ou à tout le moins à une coproduction. L’entre-deux de la coordination à partir d’institutions formelles et d’institutions de second rang n’est pas d’un usage fréquent. Tout se passe comme si le répertoire d’action publique fonctionnait sur le mode binaire du contrôle direct ou du vide. (p. 266-267, voir aussi p. 20-25)

[1] Dominique, Lorrain, « Les institutions de second rang » (Introduction à un numéro spécial : Gestion de l’eau : conflits ou coopération ?), Entreprises et Histoire, n° 50, avril 2008, pp. 6-13.

[2] Douglass North, John Joseph Wallis, Barry R. Weingast, Violence et ordres sociaux, (Trad. de l’anglais par Myriam Dennehy), Paris, Gallimard Nrf, 2010.

Pour citer cet article

Dominique Lorrain, « Approche matérielle et gouvernement de fait. (Quelques commentaires autour du livre. Métropoles en Méditerranée. Gouverner par les rentes) », Silomag, n° 7, été 2018. URL : https://silogora.org/approche-materielle-et-gouvernement-de-fait/

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