Charlotte Girard
Porte-parole et co-responsable du programme de la France Insoumise.
Que représente pour vous le mot révolution?
D’une manière générale, la révolution représente quelque chose d’assez idéalisé et hors d’atteinte. Je ne parle pas de la même chose. Je sais que cette vision existe, j’essaie de la mettre à distance et de la concrétiser. À mon sens, la révolution est un objectif à atteindre, un véritable cap politique, une perspective réelle. Autrement dit, elle n’est pas de l’ordre d’une vision romantique et utopique, mais d’un programme d’actions politiques.
C’est bien cette distance que j’essaie de travailler. Les révolutionnaires pâtissent d’une représentation d’illuminés, de gens qui rêvent, se bercent de mots, qui ont un rapport à la réalité qui est problématique. Or, dans ma vision, la révolution ne résonne pas comme une page d’un livre d’histoire, mais comme une perspective toujours vivante.
Cette perspective révolutionnaire est celle d’une transformation profonde des rapports sociaux, des rapports humains dans la société et donc de la société elle-même. Il s’agit nécessairement d’une rupture ou en tout cas cela se dit comme une rupture. Après sur la manière de faire, ce ne sera pas quelque chose de violent, d’armé, de sanglant. Ce sera aussi quelque chose de procédural, quelque chose qui aura non seulement une résonance politique c’est-à-dire impliquant des rapports de force, mais aussi une traduction juridique ; ce qui renvoie à la question du passage, c’est-à-dire au processus par lequel on passe d’un état de la société à un autre. La remise en forme de la société égalitaire et solidaire, c’est cela l’objectif de la révolution.
Je fais bien la différence entre révolution et contre-révolution. L’histoire nous apprend que dès qu’il y a une révolution, il y a tout de suite une contre-révolution. En ce moment, nous sommes dans une réédition et un aboutissement de la contre-révolution conservatrice et libérale au sens économique du terme qui a commencé dans les années 1960. Elle vise à détruire tous les acquis de la révolution du XVIIIe siècle et des révolutions sociales ou socialistes qui se sont poursuivies aux XIXe et XXe siècles. Pour moi, la révolution d’aujourd’hui est celle qui propose un nouvel horizon, une alternative dont on ne cesse de dire qu’elle n’a plus de sens ni de réalité.
Quelle(s) expérience(s) révolutionnaire(s) vous paraît (paraissent) particulièrement riche(s) d’enseignements?
Toutes les révolutions apportent des enseignements qu’elles soient réussies ou ratées, qu’elles se construisent ou non comme des épopées. Je pense par exemple à la révolution cubaine qui a connu des conquêtes épiques. Je la distingue des révolutions constituantes comme l’ont été la révolution tunisienne et la révolution avortée islandaise. Ces grands moments révolutionnaires ne sont pas du tout menés avec les mêmes représentations, le même récit qui accompagne les faits révolutionnaires concrets. Il existe donc plusieurs traditions révolutionnaires. Mais leur point commun est qu’elles visent toutes à mettre au centre l’intérêt du grand nombre et la question de savoir comment il gagne en légitimité politique et en effectivité juridique.
Pour citer un exemple qui nous inspire beaucoup, on peut évoquer les récentes révolutions en Amérique latine. Au Venezuela, en Équateur et en Bolivie, il y a eu un processus assez analogue qui consistait d’abord à s’emparer du pouvoir. Cette conquête a tout de suite été orientée et mise au service de la ré-inclusion dans le corps civique de nombre de personnes qui en avaient été culturellement exclues (indigènes, noirs, pauvres). Cela est notamment passé par l’attribution d’un état civil et d’une carte électorale ou encore par la réalisation de grands programmes sociaux (alphabétisation, emplois, etc.). Cette étape préparatoire a été tout de suite suivie d’un processus constituant qui est l’étape centrale et significative, la mise en pratique concrète de la révolution. En effet, l’acte constituant est le moment où se produit et s’organise un grand acte d’écriture collective qui passe non seulement par l’élection de représentants à l’assemblée constituante, mais aussi par une forme de participation directe à cette écriture qui a pu prendre, dans l’histoire, la forme des cahiers de doléances. Au Venezuela, par exemple, il y a eu la véritable recherche d’une implication massive du peuple à l’écriture de la règle du jeu politique. À titre d’illustration, les programmes d’alphabétisation se sont faits sur des supports proposant des articles pour la nouvelle constitution. Dans tous les cas, le droit à écrire la Constitution ensemble est à mon sens le cœur de l’acte révolutionnaire.
Ce sont ces grandes étapes qui ont inspiré ce que l’on appelle la Révolution citoyenne dont l’objectif est d’aboutir à un renversement radical des rapports de force sociaux. Cette révolution citoyenne est souvent un peu décriée par les révolutionnaires plus classiques qui ont l’impression qu’on laisse de côté la logique marxiste de la révolution à savoir l’aspect lutte des classes et luttes économiques et sociales. Mais cela n’est pas du tout le cas. Pour nous, les deux pans sont indispensables. À partir du moment où la classe ouvrière ne peut pas participer à l’activité politique, car elle n’y a pas accès, car la représentativité au niveau des institutions est nulle et qu’il n’y a pas d’inclusion, vous pouvez faire tout ce que vous voulez, on peut passer notre vie dans la rue, il ne se passera rien. Pourquoi ? Parce qu’il n’y aura pas de relations de correspondance entre les règles applicables et appliquées et l’aspiration de la classe ouvrière au respect de ses droits.
Je tire aussi les conséquences de ces décennies de luttes sociales et de grands mouvements sociaux. Ils n’ont jamais pu contrarier la longue et de plus en plus rapide contre-révolution libérale. Ce mouvement de balancier est en train de s’achever avec la suppression de toutes les conquêtes de droits sociaux des XIXe et XXe siècles. On commence aujourd’hui à toucher à l’os en remettant en cause les principes de sécurité sociale et de mutualisation. Cet état de fait témoigne qu’en dépit de nombre de droits sociaux et de la manière dont la classe ouvrière a su tirer profit des libertés de manifester ou de s’exprimer, nous n’avons pas renversé la vapeur. Le système tel qu’il est et en particulier le Pacte social c’est-à-dire la Constitution ont rendu inaccessible la possibilité de transformer en profondeur les rapports sociaux. C’est pourquoi la révolution citoyenne est un moyen de traduire dans les termes du pouvoir les besoins de reconnaissance de droits et de représentativité des institutions politiques.
Le concept de révolution est-il toujours actuel selon vous?
On a évidemment un besoin vital de faire la révolution. Il est d’autant plus vital qu’il a un rapport avec la question écologique. Aujourd’hui, on fait scientifiquement le lien entre le niveau des inégalités et le saccage de la planète. Il y a donc une urgence encore plus criante aujourd’hui qu’hier, si je peux raisonner comme cela.
Sur les moyens, je pense aussi qu’en réalité, la question de la révolution n’est pas déconnectée des conditions d’existence et du stade où est arrivé le capitalisme. Aujourd’hui, le capitalisme est financiarisé et mondialisé. Nous sommes dans l’ère numérique c’est-à-dire que l’intensification des flux et des mouvements de capitaux donne une puissance au capitalisme que l’on n’a jamais connue. Les algorithmes font les choix et décident de la valeur de toute chose.
D’un autre côté, nous sommes arrivés à un point très avancé de la possibilité de liaisons et de communications des individus les uns avec les autres. Nous avons une capacité d’organisation voire d’auto-organisation tout à fait inédite. Il en va de même de la capacité à faire circuler les idées. Ainsi, « l’ère du numérique » porte aussi avec elle une capacité de résistance et d’alternatives. Les tenants du capitalisme financiarisé ont très bien compris l’importance du média et de la circulation de l’information. Ils colonisent donc ce secteur et en font un outil de luttes des classes. Mais nous aussi. En déplaçant le domaine de la lutte du côté du média et de la communication, nous pouvons mener, ce que nous appelons la bataille culturelle quasiment à armes égales. Je dis bien quasiment, car, bien sûr, nous n’y sommes pas encore, mais c’est de ce côté que nous regardons.
Comment pourrait-on révolutionner la société aujourd’hui?
Faire la révolution, c’est notamment convoquer une constituante avec tout un dispositif qui prend appui sur une implication maximale de tout citoyen et une vision plus inclusive du corps constituant. Il s’agit d’un premier point d’appui pour une révolution que nous avons déjà évoqué.
Faire la révolution implique également de la faire dans les médias c’est-à-dire de faire en sorte que l’étau médiatique se desserre. Cela ne veut pas dire censurer, mais proposer immédiatement des médias alternatifs afin de rendre possible l’expression d’autres opinions et donc un réel pluralisme. Cela fait partie du plan, on ne peut pas faire sans.
De leur côté, les questions économiques et sociales sont centrales. La finance doit être mise au pas. Nous devons mettre en œuvre toute une série de dispositifs qui permettent de rendre le système à nouveau redistributif en luttant immédiatement contre l’évasion fiscale, en augmentant drastiquement la progressivité de l’impôt ou encore en rendant redevables les Français de l’étranger qui bénéficient notamment de services publics français dans les pays où ils habitent. La révolution fiscale est le premier acte de l’égalisation des conditions.
Nous avons aussi besoin, non pas d’un « choc fiscal », mais d’un « choc par l’investissement ». Cet investissement public massif qui se chiffre en milliards a pour objectif de mettre en place un système favorisant la création d’emplois ayant une utilité sociale et environnementale et la réindustrialisation de la France dans un sens qui soit écologiquement soutenable et socialement valorisant. Ces premiers actes permettraient de faire bifurquer le système productif français afin de le rendre utile à la société dans son ensemble et non plus exclusivement orienté en fonction de l’obsession de la compétitivité internationale. En créant les conditions d’une production utile aux besoins réels de la société, nous pourrons redonner à l’économie sa dimension réelle qui est de plus en plus effacée aujourd’hui.
La dimension internationale est également fondamentale dans un processus révolutionnaire pour répondre aux arguments selon lesquels un tel dispositif conduirait à se recroqueviller et entrainerait des attaques des marchés, la dévalorisation de la monnaie, etc. C’est pour cela qu’il faut entrer dans ce cycle avec un projet global prenant en compte la question des coopérations internationales. Il est évident que l’on ne peut pas faire la révolution tout seul dans son coin. Cette coopération est donc une nécessitée. Elle peut apparaitre dans un premier temps comme un obstacle. En effet, on ne peut pas se lancer dans quelque chose qui déséquilibrerait tellement des relations commerciales installées qu’in fine on ne pourrait pas tenir deux mois sans s’écrouler. C’est pourquoi nous avons besoin de penser la question européenne et d’imaginer ce que nous avons appelé le plan A et le plan B. L’idée est d’aller tout de suite dans un cycle de négociation notamment avec l’Allemagne qui est le pays donneur d’ordres aujourd’hui en Europe et de créer un rapport de force afin de renégocier un cadre normatif européen compatible avec la révolution sociale souhaitée (plan A). Et si ce cadre est refusé, cela supposerait une dénonciation des traités et la reconstruction d’un nouveau type d’alliances et d’un nouveau cadre fondés sur des principes humanistes, sociaux et environnementaux avec d’autres États qui ont souffert des injonctions européennes (plan B).
Bien sûr, la question géopolitique est plus large que la dimension européenne. Ce que nous avons appelé le nouvel indépendantisme français est une idée de réhabilitation de la France puissance. Il s’agit de récupérer les marges de manœuvre de la France comme puissance nucléaire et de remettre en cause l’atlantisme qui est à l’œuvre aujourd’hui pour permettre un rééquilibrage général des relations internationales.
Faire la révolution implique de tenir ensemble toutes ces dimensions.
Quelle est la question non posée à laquelle vous auriez aimé répondre?
Est-ce que je crois que cette révolution est possible ? J’en suis convaincue. Elle est d’autant plus possible que les gens sont en fait prêts. Mais, lors des dernières élections, il y a eu un dispositif diabolique avec Marine Le Pen qui a rendu impossible le duel du deuxième tour qui aurait pu être Mélenchon/Macron.
Propos recueillis par Louise Gaxie.