Sur la longue durée, la question des relations entre communisme et syndicalisme renvoie en priorité à celles entre le PCF et la CGT et, pour les années 1922-1935, celles de la scission de l’entre-deux-guerres, avec la CGTU. Elle soulève des problématiques qui traversent le XXe siècle. Dans cet article, Stéphane Sirot dépasse les notions de courroie de transmission et de subordination qui masquent les multiples dimensions de ces relations pour mettre en évidence l’écosystème existant et mouvant entre PCF-CGTU-CGT.
D’abord, comment instiller une culture communiste dans un espace syndical très imprégné dans sa construction, au tournant des XIXe-XXe siècles, d’une culture d’indépendance, voire pansyndicaliste prétendant embrasser en autonomie le social et le politique ? Ensuite, si, ou lorsque ce processus est engagé, comment faire d’un syndicaliste communiste un communiste syndicaliste ? Sans oublier, enfin, un questionnement sous-jacent : la sphère syndicale de culture communiste serait-elle plus politisée que les autres, dans une relation de « subordination[1] » imposée ?
Dans l’historiographie, ces interrogations sont volontiers orientées par la discussion – parfois la dénonciation – autour de ce qui est communément qualifié de « courroie de transmission », ce rôle supposément tenu par la CGT/CGTU pour le compte du PCF. Cette lecture imprègne également des expressions telles que « fille aînée du Parti communiste[2] », pour la CGT des années 1948-1972, ou “stratégie de ‘relais”[3] », s’agissant des rapports PCF/CGT après la Seconde Guerre mondiale. Plus finement est proposée une approche en termes « d’écosystème[4] ».
Avant de porter un bref regard sur ces manières de voir, une périodisation peut être tentée.
Quatre grands moments
Découper la question en tranches est complexe. Cela implique de considérer de multiples variables, dont les acteurs en présence, l’union/désunion de la gauche, la singularité d’un syndicalisme de culture communiste se vivant plutôt mal dans la désunion et, donc, dans l’influence trop exclusive d’un parti, ou la longue insertion de l’univers communiste dans un système international. Sans parler du contexte général. Malgré tout, quelques temps majeurs peuvent être suggérés, ponctués de sous-temps en complexifiant la lecture.
Un premier moment court de la naissance du PC jusqu’au déclenchement du processus de Front populaire. S’expriment alors plus ou moins franchement des difficultés relationnelles PC/CGTU, un peu comme s’il fallait trouver, non sans mal, un point d’équilibre. Cela débouche sur un mode de régulation des relations parti/syndicat caractérisé ni par l’idée de dépendance ni par celle d’indépendance.
Cette quinzaine d’années est en outre scandée par des sous-périodes. Jusqu’en 1923-1924 s’exerce une relative autonomie de la CGTU, composée de courants disparates parfois imprégnés de syndicalisme révolutionnaire, y compris chez ceux qui rejoignent le PC. Ce dernier se tient à distance des conflits sociaux, marquant « méfiance et retrait[5] ». Il est par ailleurs à noter une faible proportion de syndicalistes dans les premiers Comités directeurs du PC, même si les 2/3 des dirigeants de la CGTU sont membres du parti. A partir de 1924, la bolchevisation se produit. Le PC se réorganise sur la base de cellules d’entreprises induisant une prise plus directe sur la classe ouvrière, avec un interventionnisme plus marqué, comme dans le cadre des luttes. Cela d’autant plus que le militantisme unitaire peut se confondre avec le militantisme communiste. Ainsi « dans les grandes entreprises (…) où le patronat harcèle les militants syndicaux, il est effectivement fréquent que la cellule redresse le syndicat et anime les grèves[6] ». De surcroît, à partir de la fin de 1923 (puis surtout en 1924-1926), la CGTU perd ses éléments anarcho-syndicalistes. Autrement dit, une plus nette intimité des engagements se dessine. A son congrès de 1929, la CGTU affirme sa détermination à « travailler sur tous les terrains, en accord étroit avec le Parti communiste, seul parti du prolétariat, de la lutte des classes révolutionnaires qui (…) a conquis sa place de seule avant-garde prolétarienne dirigeante du mouvement ouvrier ». Cette déclaration ne fait toutefois pas l’unanimité ; c’est pourquoi y est décidée une adjonction précisant que « la proclamation de ce rôle dirigeant et de sa reconnaissance ne sauraient être interprétées comme la subordination du mouvement syndical ».
Un deuxième temps va du processus de Front populaire aux “trente glorieuses”. Un mode de régulation jugé efficace entre parti et syndicat s’installe à l’occasion du Front populaire. La conjoncture des années 1934-1936 favorise la définition d’une méthode perçue comme un succès qui la fait perdurer. Le PCF synthétise des éléments tactiques qu’il pensait auparavant a priori contradictoires : la rigueur dans la diffusion des griefs immédiats du monde ouvrier et la fermeté de l’utilisation politique des conflits revendicatifs. Dans ce cadre, le syndicat se voit attribuer un rôle à double sens : il lui faut refléter l’état de développement des revendications ouvrières, être une source d’informations pour le parti, dont il doit en même temps contribuer à propager les prises de position. Cette forme d’équilibre impliquant, au fond, une interaction des influences à géométrie variable, est forgée par la « génération singulière » des « citadelles ouvrières »[7]. Celle de la mine dont Thorez est issu, celle des métallos, incarnée par Frachon. D’ailleurs, la présence à la tête du PCF et de la CGT de ces personnalités charismatiques participe de la stabilisation des relations PCF/CGT jusqu’au milieu des années 1960. Ces années 1950-1960 sont sans doute celles où l’imbrication des champs politique et syndical de la sphère communiste est la plus approfondie et assumée. En 1956 est du reste supprimée l’incompatibilité des mandats syndicaux et des responsabilités partisanes. Puis, du milieu des années 1960 jusqu’en 1977-1978, il ne semble pas y avoir de rupture majeure par rapport aux années précédentes, plutôt une certaine déstabilisation, fragilisation ou diversification du système de relations antérieur, avec de nouveaux acteurs dans les organisations et un moment plus unitaire tant dans l’espace syndical que politique.
Un troisième temps surgit de 1977-1978 au début des années 1990, en partant du postulat d’une crise de l’écosystème PCF/CGT, avec la faillite du “modèle Front populaire” et les limites de la stratégie de transformation sociale par procuration, déléguée pour l’essentiel par le syndicat au parti. Cela sur fond de délitement de l’union de la gauche, de déclin électoral du PCF, de déception de la gauche au pouvoir et de doutes de la CGT sur elle-même, donc sur l’efficience de la stratégie précédente. En effet, la centrale décline par exemple aux élections aux Comités d’entreprise entre 1966-1967 et 1978-1979. Comme l’écrit Noiriel, « l’adéquation entre une génération, une organisation et une série d’événements fondateurs ayant profondément marqué la mémoire collective, qui avait favorisé l’unification des représentations politiques et la mobilisation du groupe derrière le PC, n’a pas joué pour la génération suivante ». L’efficience de l’écosystème est ébranlée, même si la CGT semble continuer en substance de s’y insérer jusque dans les années 1980, comme l’illustrent en 1980 son refus de se prononcer sur l’Afghanistan ou, en 1988, l’appel à voter Lajoinie aux présidentielles.
A partir du début des années 1990, l’écosystème se délite. Le PCF continue de s’affaiblir, tandis qu’après le mur de Berlin, les démocraties populaires et l’URSS disparaissent. De plus, l’isolement de la CGT dans le champ syndical lui paraît devenir intenable, à l’heure où du reste, l’interaction avec le PCF ne peut s’inscrire en palliatif. Le processus de distanciation PCF/CGT s’accélère, participant de formes de dépolitisation plus globales de la CGT, induites par son recentrage[8]. La prise de recul vis-à-vis du PCF est symbolisée par des dirigeants comme Louis Viannet (1992-1999), qui quitte son Bureau national en 1996 et, plus encore, par Bernard Thibault (1999-2013), qui ne siège plus au Conseil national de l’organisation communiste à partir de 2001. La CGT s’écarte en outre des dernières survivances de l’écosystème communiste international, avec son départ de la FSM en 1995. Par ailleurs, les consignes de vote explicites ou implicites en faveur de la gauche ou, plus étroitement, des candidats communistes, sources de débats internes, disparaissent. La confédération soutient, comme le déclare sa Commission exécutive en février 1993, qu’« en tant que syndicat, la CGT n’a pas à donner des consignes de vote ». Si une culture communiste demeure et si nombre de cadres de la CGT restant membres du parti, il semble difficile de postuler qu’elle s’inscrirait désormais dans un écosystème, encore moins dans un lien de subordination.
« Courroie de transmission » ou « éco-système » ?
Si les interprétations en termes de « courroie de transmission » ou de « stratégie de ‘relais’ » ne sont pas à privilégier, elles mettent cependant en exergue deux points majeurs.
D’une part, la singularité de l’écosystème PCF-CGTU-CGT. Si des liens et des influences entre partis et syndicats existent ailleurs que dans cet univers, il n’en reste pas moins que la relation entre la CGTU, puis la CGT à partir de l’après-guerre et le PCF n’est pas de la même nature. L’articulation entre le syndicat et l’organisation politique est plus organique, surtout à partir de la fin des années 1920, où s’installe une « quasi-fusion directionnelle[9] ». La préséance du parti sur la structure sociale est en outre postulée. Dès lors est posée aux militants la problématique de l’articulation complexe entre des engagements si intimement imbriqués.
D’autre part, cela permet sans doute de caractériser plus aisément des situations, des moments spécifiques, au cours desquels ces dimensions de « courroie de transmission » ou de « stratégie de ‘relais’ » tendent à s’exacerber.
Pour autant, tout milite pour un raisonnement en termes d’écosystème, lui-même non figé dans ses contours, dans l’intensité et l’équilibre de ses interactions. Toujours est-il que l’approche en termes de « subordination », soit une « relation à sens unique[10] » où, au fond, un modèle extérieur, issu du léninisme, serait plaqué ex-nihilo, évacue de multiples dimensions, pour la rendre stérile.
D’abord, l’univers communiste, notamment dans son versant syndical, bien que se vivant volontiers en rupture avec les traditions nationales, apparaît marqué par des usages, des traditions, une culture qu’il se réapproprie dans sa pratique. C’est ainsi que la tradition d’« autonomie ouvrière » n’est pas totalement abandonnée et se trouve en partie recyclée. L’existence de liens jugés parfois trop étroits avec le PCF occasionne ainsi de nombreux débats et contestations au sein de la CGTU de l’entre-deux-guerres. Sur la scène sociale, lorsque le lien partisan paraît trop serré, les critiques fusent régulièrement. Lors d’épisodes grévistes, les tentatives de militants CGTU membres du PCF de diffuser la propagande communiste est volontiers contrecarrée par les ouvriers, certains unitaires doutant eux-mêmes de la pertinence d’une fusion trop mécanique des mots d’ordre syndicaux et partisans[11]. Et y compris dans les années 1950, âge d’or de l’écosystème, le relai d’analyses forgées au PCF ne va pas sans discussions[12]. Rien d’étonnant dans un champ syndical dont l’homogénéité n’est pas celle d’un parti.
Ensuite, toujours dans l’idée de réappropriation des héritages et de leur réification, la place privilégiée accordée à la grève par le syndicalisme de culture communiste rejoint l’approche historique du syndicalisme national et ouvre la porte à une communauté de pensée avec un parti assis sur le principe de la lutte des classes. À cet égard, il y a une volonté commune de changement radical de système, de la recherche des voies d’une transformation assurant des lendemains qui chantent. Et de manière plus générale, il n’est sans doute pas anodin de constater que le fait syndical dominé par le double engagement parti/syndicat s’installe dans les pays du “modèle latin”, ceux de l’action directe et du mouvement ouvrier de confrontation. L’émergence d’un écosystème ne peut qu’en être facilitée.
Enfin, cette symbiose est à lire en fonction des échelles, des pratiques, des professions, des caractéristiques historiques des organisations, de leur public et de leur poids respectif. Cela est bien résumé à propos de la CGT du tournant des années 1940-1950 :
« La sélection des dirigeants des unions départementales et des fédérations s’effectue à l’aide des dossiers de la section de montée des cadres du PCF. L’interpénétration des directions politiques et syndicales, instaurée à tous les échelons, se retrouve au sommet de la Confédération, dont nombre de responsables appartiennent au comité central, voire au bureau politique du parti. Pour autant, l’inégale intensité de la relation au gré des configurations locales et corporatives invite à se défier d’une approche unilatérale de son fonctionnement. La CGT, “fille aînée du PCF” ? L’image parle, mais l’antériorité historique du syndicat sur le parti complique la logique de filiation. Le schéma mécanique de la courroie de transmission n’est guère plus satisfaisant au regard de la disparité des effectifs et des audiences, pour ne rien dire de la tradition fédéraliste cégétiste, de ses modes spécifiques de militantisme et de légitimation[13] ».
La tradition n’est jamais pleinement évacuée. Le rapport du PCF au monde syndical et du monde syndical au PCF est un syncrétisme, fait d’un mélange de nouveautés et de réappropriations d’ingrédients anciens, d’influences réciproques, de jeux d’échelle qui ont forgé, non sans réussites, une contre-société.
Dans le champ syndical, la culture communiste a participé de l’armature idéologique du la CGT. Dans la mesure de son succès à un moment donné, voire de sa situation dominante au sein du mouvement social, elle a aussi contribué à orienter son histoire, en suscitant y compris des réactions de rejet, pour une part à l’origine de l’émiettement aujourd’hui obsolète du syndicalisme français.