Alors que de nouveaux plans d’austérité sont annoncés à travers toute l’Europe, Isabelle Mathurin et Patrick Hallinger rappellent dans cet article que leur mise en œuvre vise de nouveau à contraindre les États et les collectivités territoriales à privatiser leurs services publics. Cette nouvelle offensive néolibérale cible les plus fragiles. Face au risque d’une régression sociale généralisée, des marges de manœuvre existent et passent par exemple par l’activation des leviers juridiques et l’initiative législative. Les résistances s’organisent du niveau local au niveau européen et des alternatives voient le jour pour un retour sous maitrise publique de plusieurs secteurs.
La dégradation des services publics en France comme dans tous les pays d’Europe frappe de plein fouet les plus pauvres et les plus vulnérables. Elle s’est particulièrement aggravée dans la dernière décennie. Cette dégradation est liée aux politiques libérales engagées sur une longue période et particulièrement depuis les années 1980 en Europe et dans le monde, illustrées par la politique de Thatcher en Grande-Bretagne.
La régulation attendue par le marché « libre et non faussé » n’a pas fonctionné et conduit aujourd’hui à une accentuation de l’offensive néolibérale avec une attaque en règle contre tout ce qui fait obstacle au mouvement de financiarisation généralisée, en premier lieu les services publics.
Des luttes de résistance se développent en France et en Europe contre les effets des politiques menées. La Convergence services publics a, pour sa part, organisé le 16 décembre 2023 à la Bourse du travail de Paris, une rencontre sur l’Europe et les services publics pour travailler à la mise en commun d’analyses et de propositions d’action en vue de promouvoir des démarches alternatives à l’échelle de la France et de l’Union européenne.
Le détricotage des services publics au plan national et européen à un seuil critique
L’Union européenne, avec comme moteur la libre concurrence, s’est bâtie dès l’origine contre les obligations et les notions de service public. Deux lignes d’attaque complémentaires ont été activées. La première vise la marchandisation de tout ce qui peut l’être. Les activités dites de réseaux (transports, énergie, télécoms, poste…) ont été la première cible, via des directives et des règlements, pour imposer la séparation entre l’infrastructure (souvent structurellement déficitaire du fait de leur coût et laissée au secteur public) et les opérateurs publics ou privés mis en concurrence.
Concurremment, des critères d’austérité budgétaire sont imposés au plan européen avec les « recommandations » annuelles de la Commission qui mettent les finances des États membres sous tutelle et poussent les États et les collectivités territoriales à privatiser leurs services publics. Cette menace est plus que jamais d’actualité avec le Pacte de stabilité et de croissance (PSC) validé par les parlements nationaux (en France par le 49-3). L’objectif est de rentrer dans les clous des critères du traité de Maastricht[1] d’ici 2027 (en remboursant notamment la dette Covid dont une large part a été consacrée à soutenir les entreprises privées…), alors que rien n’oblige à un remboursement dans un laps de temps aussi réduit. On peut y voir la recherche d’un effet levier dans une optique néolibérale. Des coupes brutales sont portées dans les budgets de l’éducation nationale, des services de santé et de la protection sociale, des collectivités locales. Il en est de même dans les investissements, y compris au détriment de la transition énergétique. Les effets de ces coups de boutoir libéraux sont dévastateurs pour la qualité et la disponibilité des services publics, d’autant plus que les gouvernements ont souvent été au-devant et au-delà des contraintes imposées par les traités. Ce plan d’austérité s’attaque aux plus fragiles, chômeurs, travailleurs sans papier, migrants… mais touche aussi dorénavant les couches moyennes. Il a des impacts sur l’ensemble de l’économie et on en voit déjà les conséquences sur le BTP, le commerce, l’agriculture, etc. ce qui n’empêche pas l’envolée d’une ampleur inédite des profits boursiers des entreprises mondialisées en France et dans le monde !
La France n’échappe pas à ce double constat. La mise en concurrence généralisée de la SNCF s’accompagne dans le domaine du transport de marchandises, de la mise en faillite de fret SNCF. La politique de mise en concurrence de la SNCF s’est traduite par un recul du transport des marchandises sur rail, mode de transport pourtant écologiquement vertueux, sous la pression du lobby routier et de la Commission européenne. Le peu qui reste doit encore disparaître ou être réduit à la portion congrue. Faut-il y voir le lien avec le projet européen d’autoriser les mégacamions de 60 tonnes pour réduire le coût du transport, les infrastructures restant, elles, pour l’essentiel à charge des collectivités publiques ? Les usagers en vivent les conséquences avec la dégradation de la qualité de services et les augmentations du prix des billets[2].
À l’école, on assiste au dénigrement de l’école publique (« une école où on ne remplace pas les professeurs absents », stigmatise l’ancienne ministre de l’Éducation Oudéa-Castera). L’école publique est mise à égalité avec l’école privée dans le discours du président de la République (ce serait le libre choix des parents). Une école dont l’objectif est de moins en moins d’assurer la réussite de tous les élèves avec l’instauration de classe par niveau.
Pour la santé et notamment le secteur hospitalier, le temps est loin depuis le début des années 2000 où la France comptait parmi les premières nations en termes de qualité des soins. Notre système, y compris la Sécurité sociale, est pris en otage par l’austérité et la libéralisation imposée par Bruxelles. Il se trouve démuni voire dépouillé par une série d’acteurs, les grandes firmes pharmaceutiques et l’Union européenne qui tend à se transformer en une grande centrale d’achat préservant l’intérêt des laboratoires, les banques et les assurances qui veulent vampiriser le secteur.
La détérioration du service dans le domaine de l’énergie se traduit par une explosion des prix qui pèse sur tous les usagers. 12 millions de personnes en France sont en situation de précarité énergétique (120 millions à l’échelle de l’UE), alors que l’énergie devrait être un droit fondamental[3]. Dans ce domaine, comme dans d’autres, il faut noter l’absence de discussion démocratique sur les choix énergétiques et climatiques alors qu’ils engagent notre pays pour les années à venir.
Nous nous dirigeons lentement vers un système régressif avec un simple « filet de sécurité » (et encore) pour les plus pauvres, le reste étant abandonné au privé et réservé à ceux qui pourront payer. Les usagers n’y trouvent pas leur compte. Ils subissent la dégradation générale des conditions d’accueil dans les principaux services publics. Les maisons France services ne paraissent pas représenter une alternative suffisante et ouvrent la voie au recours à des prestataires privés.
Le secteur privé prend progressivement la main, avec le soutien de la puissance publique, on le voit au travers du financement de crèches privées par la Sécurité sociale, la récente intervention de la Caisse des dépôts et consignations en faveur du groupe privé ORPEA, gestionnaire d’EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes)[4]. De nombreuses missions exercées par les services de l’État et les collectivités territoriales sont transférées dans le secteur associatif (accueil des migrants, personnes à la rue, aide alimentaire, etc.).
Sur le fond, les droits fondamentaux comme les conditions d’égalité de traitement du citoyen ne sont plus respectés.
Pour les salariés, le point commun est la dégradation des conditions de travail et du sens même du travail qui devrait être le service de l’intérêt général. Ces éléments avec la faiblesse des rémunérations expliquent largement les difficultés de recrutement.
Ces politiques libérales sont à l’opposé de l’efficacité économique. Elles induisent en outre un risque d’explosion sociale, généralisée et brutale, alors qu’investir dans les services publics et dans la fonction publique permettrait d’ouvrir la voie à une société plus égalitaire et plus humaine.
On peut faire autrement en France comme en Europe
De nombreuses luttes se développent telles que le mouvement des gilets jaunes, la lutte contre la réforme de retraites, les manifestations pour le climat, les mobilisations contre les accords de libre-échange.
Au plan européen, la volonté de porter campagne en faveur des services publics s’exprime dans des rassemblements, comme la manifestation de Bruxelles contre l’austérité du 12 décembre 2023[5].
Face à ces choix politiques, les autorités nationales et locales ont des marges de manœuvre : elles peuvent freiner ou endiguer la privatisation des services publics, par exemple pour atteindre le « 100% Sécurité sociale » et battre en brèche les complémentaires santé, municipaliser les transports urbains ou la gestion des déchets, mettre l’accent sur l’éducation publique.
La « publicisation » de certains services est d’ailleurs déjà une réalité, en particulier dans le domaine de l’eau, avec notamment la création de régies publiques : Bordeaux, Lyon, Paris, Est Ensemble dans la banlieue parisienne[6]. C’est placer ces services sous contrôle de collectivités territoriales garantes de la démocratie auprès des citoyens et hors champ de la concurrence.
La Convergence services publics a elle-même été à l’initiative du rassemblement national de Lure en mai 2023 avec un appel pour un nouvel élan pour les services publics[7] et de la campagne pour un budget de la sécurité sociale à la hauteur des besoins[8]. Dans le domaine du numérique, la Convergence Nationale Rail a déposé en 2023 deux recours au tribunal administratif contre la SNCF et la suppression des guichets physiques. Nous soutenons également l’action menée pour la réouverture des accueils des services publics avec notamment la proposition de loi Obono, adoptée le 30 novembre 2023 à l’Assemblée nationale[9]. En complément, il est important de saisir toutes les opportunités en mobilisant l’ensemble des outils idéologiques et juridiques disponibles, c’est pourquoi la Convergence lance le message, oui nous avons besoin d’un nouvel élan pour les services publics en France et en Europe.
Pour beaucoup de nos concitoyens, l’Europe a été l’outil de destruction des services publics. Le même constat vaut également pour le niveau national. C’est ce qui nous amène à des propositions pour un plan d’urgence pour la fonction publique, pour l’école bien sûr, mais aussi dans la santé, et dans tous les services publics.
Nous voulons le remaillage des services publics dans les territoires pour l’accès et l’égalité des droits, pour des services publics de qualité et en proximité.
Au plan européen, des services publics démocratiques peuvent promouvoir une politique de développement durable et égalitaire, permettant une réelle avancée écologique et citoyenne, une industrie et une agriculture au service d’objectifs répondant aux enjeux climatiques, aux besoins humains et accessibles à la population sans discrimination (concernant par exemple le fret, les transports gratuits, l’isolation des logements, les médicaments accessibles à tous, l’eau, etc.).
Plus largement les services essentiels comme l’eau, la santé et l’éducation doivent être mis hors du champ de la concurrence et relever des services publics.
Des propositions sont faites pour créer des fonds européens pour l’industrie ou pour la défense. Ne serait-il pas de grande urgence de créer un fonds européen financé par la Banque centrale européenne (BCE) pour les services publics[10] ? Ce qui permettrait d’engager un vaste programme pour la transition écologique et sociale et d’assurer les droits fondamentaux dans les transports, l’énergie, la santé, etc.
Nous avons besoin de travailler à la mise en place d’un écosystème public permettant de donner une impulsion nouvelle aux initiatives, dans les territoires, visant à défendre et promouvoir des services publics égalitaires et démocratiques à l’échelle locale, nationale, européenne et mondiale.
Cela passe par une reconnaissance des services publics dans les traités. Cela appelle aussi un renouveau démocratique en assurant la participation des citoyens aux politiques publiques avec de nouveaux moyens d’intervention et en renforçant les droits des salariés dans les services publics comme dans les entreprises.
La Convergence services publics entend œuvrer avec toutes les forces qui veulent agir pour une Europe des droits humains et des solidarités. Elle a décidé à sa dernière assemblée générale de mettre en place un espace de débat et d’action en ce sens en vue d’une initiative nationale en 2025.