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Le mirage de l’hydrogène en Europe

Le mirage de l’hydrogène en EuropeTemps de lecture : 8 minutes

Si l’hydrogène est une énergie ancienne, elle est apparue de manière soudaine dans le discours des instances européennes ainsi que sur les agendas et feuilles de route de décarbonisation. Dans cet article, Tara Connoly rétablit certaines vérités le concernant et montre que les intérêts défendus et mis en avant avec lui sont avant tout ceux des grandes entreprises du secteur des énergies fossiles.

Jusqu’à il y a peu, l’idée que l’hydrogène jouerait un rôle important dans la transition énergétique européenne émanait de quelques rares enthousiastes rêvant, comme dans un film de science-fiction, de voitures, d’avions, de trains et de chaudières à hydrogène. La plupart des plans de décarbonisation crédibles du système énergétique européen prévoient de réserver une petite place à l’hydrogène peu après 2030, mais la question de savoir quand et comment une industrie européenne de l’hydrogène serait développée n’était pas un sujet de conversation sérieux.

Quelque chose a toutefois changé au cours des 12 derniers mois – parallèlement aux discours tenus autour du Green Deal de l’Union européenne. L’hydrogène est passé du statut d’attraction mineure à celui de nouveau terme à la mode dans le débat sur l’énergie en Europe. Bien que le programme de travail de la Commission européenne n’en ait pas fait mention au début de l’année, en juillet 2020, la Commission a publié une Stratégie européenne pour l’hydrogène et lancé une Alliance européenne pour un hydrogène propre très médiatisée lors d’un événement auquel ont participé trois ministres européens de l’énergie et les PDG de plusieurs multinationales. La rapidité de cet engouement nous donne de bonnes raisons de considérer les nouvelles promesses de l’Europe en matière d’hydrogène avec un certain scepticisme.

L’hydrogène est principalement d’origine fossile

L’idée d’utiliser de l’hydrogène dans le système énergétique ne date pas d’hier. Au 18e siècle déjà, les scientifiques débattaient de l’idée d’utiliser l’électricité dans un processus appelé « électrolyse » pour scinder l’eau en hydrogène et en oxygène, et pour stocker l’hydrogène. Cet hydrogène allait alors pouvoir être utilisé pour produire de l’électricité, agissant ainsi comme une sorte de batterie.

Cependant, l’hydrogène peut également – et est la plupart du temps – également produit à partir de combustibles fossiles. Le gaz fossile est scindé en éléments chimiques, en l’occurrence le carbone et l’hydrogène. Le problème pour le climat réside, bien entendu, dans le carbone. L’industrie des combustibles fossiles réclame le stockage de cet hydrogène mais, en réalité, la conservation à grande échelle du carbone n’a pas encore fait ses preuves et continue de s’avérer peu économique. Même si la conservation de ce carbone était possible, le problème sérieux des fuites de méthane provenant des sites d’extraction et des gazoducs subsisterait.

Certes, l’Europe dispose à l’heure actuelle d’une industrie de l’hydrogène mais la plus grande partie de celle-ci est utilisée pour produire des engrais chimiques. Et la plus grande partie, en réalité la quasi-totalité, de l’hydrogène d’Europe est produite à partir de combustibles fossiles. Aujourd’hui, à peine 0,1% provient de l’électricité renouvelable et ceci permet de mieux comprendre l’enjeu de taille que représente l’hydrogène pour tous les grands acteurs pétroliers et gaziers.

La préférence pour l’hydrogène d’origine fossile relève de pures raisons économiques. La production d’hydrogène par électrolyse nécessite une grande quantité d’énergie bon marché, ce qui n’est devenu possible que récemment avec l’essor de l’électricité renouvelable. La production d’hydrogène à partir de combustibles fossiles n’a également de sens que si l’on tient compte du montant des subventions, si bien qu’elle ne peut actuellement se justifier que pour la fabrication d’engrais.

Les entreprises du pétrole et du gaz à l’offensive pour gagner de l’argent et du temps

Mais l’industrie de l’hydrogène en Europe manifeste actuellement un énorme engouement autour de grands projets. Hydrogen Europe, le lobby de l’industrie situé à Bruxelles, est un véritable « who’s who » de l’industrie des combustibles fossiles. Il compte près de 200 membres, qui représentent l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement en combustibles fossiles, des grands groupes pétroliers et gaziers comme Total et Shell aux opérateurs de réseaux de distribution de gaz, comme GRTgaz et Snam, en passant par les producteurs de pétrole et de gaz comme Bosch.

Surfant sur une vague de publicité favorable, Hydrogen Europe souhaite que l’UE fixe des objectifs ambitieux pour la production d’hydrogène – à partir tant d’électricité renouvelable que de combustibles fossiles – pour 2030 et 2050. L’hydrogène devrait être utilisé partout : dans toutes les formes de transport routier, des voitures particulières aux camions en passant par les trains, les bateaux et les avions ; dans les maisons et les bâtiments pour le chauffage ; et pour les processus industriels à haute température comme la fabrication de l’acier. Elle veut même produire de l’électricité.

Tout cela nécessiterait une stratégie industrielle massive, un cadre de planification spécifique, des programmes de soutien et des instruments financiers pour faire affluer les capitaux dans le secteur. Et depuis quelques mois seulement, c’est effectivement ce que l’industrie reçoit – tant de la Commission européenne que de nombreux gouvernements nationaux. Outre la Stratégie européenne pour l’hydrogène, des stratégies nationales ont été mises au point par l’Allemagne, la France, les Pays-Bas, l’Autriche, l’Espagne, le Portugal, le Royaume-Uni et d’autres pays.

Un élément central de bon nombre d’entre elles est la création d’une Alliance ou d’un Conseil pour l’hydrogène, dominé par les dirigeants du secteur (des combustibles fossiles), qui ont beaucoup d’influence sur les stratégies nationales. Il s’agit d’un cas parfait de mainmise d’une entreprise. Le secteur appelé à être réglementé bénéficie d’un siège à la table où ces décisions réglementaires seront prises. Par exemple, le Conseil pour l’hydrogène du Royaume-Uni est coprésidé par la société pétrolière et gazière Shell. Le président actuel de l’Alliance allemande pour l’hydrogène est le PDG d’une filiale d’E.ON, à savoir l’une des plus grandes entreprises de services énergétiques allemandes.

Ce sont ces types d’entreprises et ces gouvernements qui sont à l’origine de l’engouement suscité autour de l’hydrogène en Europe. Leur attitude s’explique par le fait que l’industrie fossile est soumise à une pression et à un contrôle croissants de la part des gouvernements et de citoyens et citoyennes désireux.ses d’actions efficaces en matière de climat. Le gaz fossile avait bénéficié d’une certaine marge de manœuvre lorsque la priorité était essentiellement accordée à l’élimination progressive du charbon, mais aujourd’hui le gaz fossile commence à subir la pression des militants.

Un débat sur l’hydrogène qui n’exclut pas l’hydrogène dérivé des combustibles fossiles aide l’industrie du gaz fossile à semer le doute quant à sa pertinence future. Il fait croire en effet qu’ils font partie de la solution à la crise climatique, plutôt qu’ils n’en constituent le problème.

Il est important de comprendre que l’hydrogène n’est pas une source d’énergie – mais simplement un vecteur, un moyen de transporter, stocker et déplacer de l’énergie. Un peu à la manière d’un pylône électrique. Tout dépend donc de la source d’énergie utilisée pour le produire. Le volume d’hydrogène dont nous disposerons sera nécessairement limité par la source d’énergie dont il provient : la même question se pose pour l’hydrogène renouvelable, qui requiert un surplus d’électricité renouvelable.

L’hydrogène fossile et renouvelable, une illusion coûteuse

Lorsqu’on le compare à ses alternatives, l’hydrogène fossile et renouvelable (dérivé du surplus d’électricité renouvelable) est très coûteux – et particulièrement inefficace. Il faudrait construire cinq fois plus de parcs éoliens ou solaires pour chauffer nos maisons à l’hydrogène que si nous les chauffions directement à l’électricité à l’aide d’une pompe à chaleur. Le même discours est valable pour les voitures à hydrogène par rapport aux voitures électriques. Quiconque déciderait d’installer une chaudière à hydrogène dans sa maison ou d’acheter une voiture à hydrogène devrait acheter beaucoup d’énergie pour l’alimenter.

Les chiffres illustrent assez clairement les inefficacités et les coûts plus élevés de l’hydrogène par rapport à l’électrification directe. Alors pourquoi les décideurs se laissent-ils aller à cet engouement pour l’industrie de l’hydrogène ? La réponse incontournable à cette question est que les gouvernements européens investissent massivement pour continuer à pomper et à acheminer le gaz fossile. La plupart – si ce n’est l’ensemble – des gouvernements, sont propriétaires, en tout ou en partie, de leurs réseaux nationaux de transport de gaz, aussi bien au niveau de l’acheminement qu’à celui de la distribution.

Les grandes compagnies pétrolières et gazières, les fabricants de chaudières à gaz, les constructeurs automobiles – telles sont quelques-unes des industries les plus puissantes d’Europe. Le débat autour d’un retrait rapide de leurs produits est politiquement très difficile. La réduction des importations de gaz fossile a également des implications géopolitiques importantes pour de nombreux pays. Il est beaucoup plus facile d’acheter l’illusion d’un hydrogène – même issu des combustibles fossiles – en mesure de remplacer le gaz fossile et de réduire les émissions, que de laisser les combustibles fossiles dans le sol.

Les industries fossiles qui poussent à l’utilisation de l’hydrogène ne sont pas si inquiètes de voir leurs plans se réaliser. Pour elles, il s’agit d’une tactique dilatoire, d’une façon d’adopter un comportement attentiste sur la question. Elles gagnent ainsi une nouvelle décennie de répit avant que l’engouement autour de l’hydrogène ne commence à s’essouffler et que les conversations sérieuses sur la nécessité de supprimer progressivement les chaudières à gaz, de réduire les réseaux de distribution de gaz et de diminuer la production de pétrole et de gaz ne reprennent.

Occulter les solutions efficaces pour favoriser les intérêts d’industries fossiles obsolètes

Peut-être la partie la plus frustrante du débat sur l’hydrogène est-elle de mesurer à quel point celui-ci s’écarte des conversations sérieuses sur la manière de mettre en œuvre les solutions dont nous savons déjà qu’elles permettront une grande partie de la transition énergétique de l’Europe : efficacité énergétique, remplacement des combustibles fossiles dans les secteurs de l’électricité, du chauffage et des transports par des alternatives renouvelables et électrification de la plus grande partie possible des secteurs du chauffage et des transports. Il semble que les vœux pieux et un lifting écologique et futuriste allant dans le sens des intérêts des industries obsolètes soient plus attrayants que le changement permettant de réaliser les transformations voulues. En attendant, si quelqu’un essaie de vous vendre une chaudière à hydrogène, prenez la poudre d’escampette.

Pour citer cet article

Connolly Tara, «Le mirage de l’hydrogène en Europe», Silomag, n°12, novembre 2020. https://silogora.org/le-mirage-de-lhydrogene-en-europe/

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