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Contre l’Europe libérale, construire une véritable Europe sociale

Contre l’Europe libérale, construire une véritable Europe socialeTemps de lecture : 8 minutes

Dans cet article, Catherine Mills dresse l’ébauche d’une alternative possible à l’Europe ultra libérale que nous connaissons actuellement. Celle-ci consiste à sortir des dogmes de la compétitivité pour développer les droits sociaux et les services publics à l’échelle européenne dans des domaines tels que l’emploi et la formation, la petite enfance, ou encore la santé. Une harmonisation est ainsi nécessaire, mais elle doit uniquement se faire par le haut. La construction de cette nouvelle Europe, une Europe sociale, implique un renforcement du rôle du Parlement européen afin que les représentant∙es des peuples participent pleinement à réformer les institutions européennes actuelles jugées trop contraignantes. Le rôle de la Banque centrale européenne en particulier doit être entièrement repensé.

Une véritable Europe sociale exige de combattre les objectifs du traité néolibéral de Lisbonne de 2009. Celui-ci est au service d’« un marché  intérieur où la concurrence est libre et non faussée ». Il faut au contraire faire monter des objectifs progressistes. Cela implique de sortir des dogmes de la « compétitivité–prix » reposant sur la flexibilité à la baisse du coût du travail et des «charges» sociales. Il s’agirait de s’émanciper d’un prétendu « plein emploi » qui en réalité repose sur un taux de chômage dit d’équilibre, fondé sur la déflation salariale. Cela implique de travailler à un nouveau type de développement écologique et social, pour l’emploi, pour un réel développement durable et humain. La libre circulation des capitaux, des services, des marchandises et des hommes ne peut être imposée comme des dogmes intangibles au détriment d’une nouvelle régulation. Il faut arrêter de séparer, d’un côté les lois économiques présentées comme inéluctables, d’un autre, le social considéré comme un résidu.

Élaborer une charte progressiste des droits fondamentaux développant les droits sociaux

Une grande ambition pour une autre Europe doit être le cap à tenir, pour une progression vers de nouveaux modèles sociaux. Cela doit passer par l’élaboration d’une véritable charte progressiste des droits fondamentaux qui viserait le progrès social, une harmonisation et un développement par le haut des droits sociaux et non une régression des législations les plus avancées. Cela doit comprendre la fixation d’un salaire minimum décent afin d’empêcher la concurrence destructrice et la fuite en avant dans la baisse des coûts salariaux. On déterminerait une durée légale du travail réduite, au lieu d’une durée moyenne du travail de 48 heures dans beaucoup de pays. Cela doit s’articuler avec la coordination et le développement des luttes pour une réduction du temps de travail, ainsi que pour un nouveau service public de l’emploi et de la formation, visant leur développement dans les pays de l’Union européenne (UE), et non un droit restrictif à l’accès à un service de placement. Les forces progressistes européennes doivent travailler ensemble, pour un droit effectif à la formation continue, une formation tout au long de la vie, avec des moyens financiers, des institutions et des droits des salariés. Un droit à obtenir un emploi choisi, correctement rémunéré, doit être inscrit, avec le droit à la formation dans la charte des droits sociaux fondamentaux. Il faut impulser avec les salariés et les peuples en luttes dans l’UE, des actions communes contre les licenciements, les délocalisations destructrices des emplois et des salaires, pour une responsabilisation des entreprises et des institutions dans la création d’emplois, en quantité et en qualité. 

Il s’agit aussi de faire monter d’autres critères que la seule compétitivité- prix fondée sur la déflation salariale et le dumping social et fiscal. Une autre conception de la compétitivité s’appuierait sur le développement de la formation, de la qualification, de l’implication des salariés, le développement des ressources humaines, la promotion de la recherche et des nouvelles technologies.

L’UE doit promouvoir une véritable égalité femmes-hommes et une promotion des droits des femmes. Cela concernerait la formation initiale en visant l’abolition de la division sexuelle des filières scolaires et universitaires. Cela impliquerait l’essor de la formation continue pour toutes et tous, l’accès à l’emploi de qualité, le développement des salaires, ainsi qu’une conciliation progressiste vie professionnelle–vie familiale, concernant aussi les hommes.

Une nouvelle politique familiale dans l‘UE est nécessaire afin de sortir du déclin démographique (diminution de la natalité et vieillissement de la population), contribuer à augmenter la population active (réellement employée) et assurer le financement de la protection sociale, notamment des retraites et de la santé. La contribution des femmes à l’augmentation de la population active est décisive. On peut largement augmenter le taux d’activité des femmes en le rapprochant de celui des hommes, qui impliquerait une augmentation des formules de garde des enfants, avec un service public de la petite enfance. On doit pour cela, s‘inspirer de certaines expériences de pays de l’Europe du Nord[1]. Il s’agirait aussi de lutter pour défendre et promouvoir les droits des femmes notamment le droit à l’Interruption volontaire de grossesse (IVG).

Il faut aussi agir pour le droit effectif à la protection sociale dans l’UE, une protection sociale développée et rénovée pour une harmonisation vers le haut, impliquant un financement efficace et solidaire. Une véritable charte des droits fondamentaux doit viser un essor des droits sociaux partout dans l’UE, et non simplement renvoyer, comme c’est le cas dans le Traité de Lisbonne[2] aux législations et pratiques nationales ou au droit actuel de l’UE. Cela implique de rompre avec le principe étriqué du Traité de Lisbonne d’un droit à l’accès à des prestations et des services sociaux, ou aux aides limitées pour le logement, alors qu’il faudrait un droit effectif au logement. Il faut inscrire dans les compétences de l’UE, un droit à la sécurité sociale, un droit d’obtenir des moyens convenables d’existence, si on est dans l’incapacité de travailler, un droit à un revenu minimum.

Le droit effectif à la retraite doit être reconnu avec des conditions dignes de remplacement du salaire par la retraite. Une action conjointe des salariés et retraités dans l’UE, en relation avec la Confédération européenne des syndicats (CES), le Comité de protection sociale, le Comité économique et social… doit permettre de revendiquer partout le principe de la retraite par répartition, à partir des cotisations sociales, au lieu des montages incertains et dangereux des fonds de pension. Il faut rompre avec la convergence régressive des réformes libérales et impulser des réformes de progrès et d’efficacité sociale des systèmes de retraite.

Le droit à la santé implique de sortir du seul droit d’accéder à la prévention et aux soins médicaux, comme c’est écrit dans le Traité de Lisbonne, mais de garantir effectivement un niveau élevé de la santé. Pour cela, les forces progressistes doivent travailler ensemble à des convergences de progrès des systèmes de santé. Cela implique de rompre avec les réformes régressives et d’impulser par les luttes en concertation des réformes permettant de développer l’efficacité sociale des systèmes de santé (hôpital, médecine de ville, médicament, etc.). Il faut dépasser certaines législations et pratiques nationales très en retard dans certains pays, la règle de l’unanimité peut constituer ici un frein à une promotion de la santé dans tous les pays de l’UE.

Les traités européens, comme celui de Lisbonne, organisent le triomphe institutionnalisé des directives comme la directive Bolkestein. Celle-ci impose la libre circulation des services marchands, la domination de la libre concurrence et la règle du moins disant social et fiscal.

Il convient de développer les luttes en coopération pour changer ces traités qui organisent la destruction des services publics (services publics de santé, hôpitaux publics, etc.). Dans le droit européen actuel, les services d’intérêt économique généraux (SIEG) ne recoupent pas la notion de services publics, car ils peuvent être assurés par des opérateurs privés (assureurs, fonds de pensions, etc.). Il convient au contraire de se mobiliser pour de nouveaux services publics, notamment de santé, et de nouvelles entreprises publiques, fer de lance d’une construction européenne de justice et d’efficacité sociale.

Des droits, pouvoirs, institutions d’un type nouveau

Cela exige une transformation vers le haut des systèmes de protection sociale, notamment de santé, de retraite, et le développement des droits sociaux. Il faut transformer les institutions européennes et rompre avec la conception d’une Europe supranationale, dirigée par les États dominants et des institutions technocratiques qui dictent leur loi aux États. Celles-ci vont jusqu’à interdire toute politique économique indépendante et novatrice, toute mesure sensée entraver « la concurrence libre et non faussée ». Ainsi, les lois atténuant cette injonction sont déclarées nulles. La primauté du droit européen sur le droit de chaque État peut conduire à refuser des actions contre le dumping social et fiscal, à interdire les mesures contre les mouvements de capitaux spéculatifs, présentées comme une entrave au dogme de la libre circulation (des capitaux, des services, etc.) et de la libre concurrence.

Le rôle du Parlement européen doit être développé pour qu’il contribue à construire une réforme de progrès des institutions de l’UE. Le Comité de la protection sociale[3] doit être transformé pour impulser des convergences de progrès, en lien avec les mouvements sociaux et les élus progressistes. Le Comité économique et social [4] doit se brancher effectivement sur les forces sociales, les élus et les citoyens dans l’UE.

L’application d’une taxe Tobin[5]effective et conséquente sur les mouvements de capitaux spéculatifs pourrait enfin être utilisée pour lutter contre la pauvreté, le chômage, le sous-développement et la dégradation de l’environnement.

Pour un nouveau statut et rôle de la Banque centrale européenne

La prétendue indépendance de la Banque centrale européenne (BCE) organise sa gouvernance par les forces du capital et les États dominants contre les peuples. Son action ne peut se limiter à l’objectif de stabilité des prix. Il faut sortir des dogmes monétaristes et du pacte de stabilité qui imposent une forte limitation des déficits et des dépenses publiques et sociales nécessaires au développement des services publics. Ainsi, des objectifs pour un nouveau type de croissance et pour l’emploi, comme pour la Federal Reserve Board aux États-Unis[6], doivent être avancés. Les traités européens tellement imprécis ou même silencieux sur certains droits fondamentaux deviennent d’une précision extrême quand il s’agit d’interdire les déficits publics et sociaux, comme leur financement par la création monétaire, ce qui conduit les États à recourir aux marchés financiers. Des thérapies de chocs sont imposées aux pays en difficultés, les États qui tentent de s’émanciper des diktats de la BCE et des institutions européennes, subissent sanctions et amendes, des taux d’intérêt plus élevés. Au mépris du besoin de création monétaire pour le développement des dépenses publiques et sociales, ainsi que du financement d’investissements centrés sur l’emploi et la formation, alors qu’il faudrait au contraire un autre crédit, une autre création monétaire pour favoriser directement l’emploi.

Ainsi monte l’exigence de sortir du carcan des traités européens, afin de pouvoir les modifier[7] et en élaborer d’autres, en lien avec les luttes et propositions progressistes.

[1] Le Danemark se caractérise par un taux d’accueil élevé des enfants de moins de trois ans, avec une part des modes de garde formels également élevée (62 %). Le niveau de dépenses en services de garde est très important (2,3 % du PIB pour 1,8% dans l‘ensemble des pays nordiques). L’aide accordée sous forme de congé rémunéré et d’offre de garde pour concilier travail et présence d’un très jeune enfant est relativement élevée. Le Danemark représente le modèle le plus abouti dans l ‘UE fondé sur une forte intervention publique.

[2] Le Traité de Lisbonne (2009) fait suite au Traité constitutionnel européen de 2005, massivement rejeté par les peuples en France et aux Pays-Bas, mais il en reprend pourtant l’essentiel.

[3] Le Comité de la protection sociale a été établi par une décision du Conseil « Emploi et affaires sociales » (EPSCO) au titre de l’article 160 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Il ne joue qu’un rôle consultatif auprès des ministres réunis au sein de l’EPSCO.

[4] Le Comité économique et social est un organe consultatif représentant les organisations d’employeurs et de salariés issus de tous les pays de l’UE, il recueille et transmet des avis sur les questions européennes.

[5] James Tobin, économiste américain d’obédience keynésienne, avait proposé en 1972 une taxe sur les mouvements spéculatifs de capitaux, cette idée a été reprise à gauche en France et à l’échelle européenne afin de financer un Fonds pour le développement des services publics ainsi qu’une création monétaire par la BCE à taux d’intérêt nul ou réduit.

[6] La Banque centrale américaine, Federal Reserve Board, est chargée de la création monétaire et poursuit plusieurs objectifs : stabilité, mais aussi croissance et taux d’intérêt bas.

[7] Signalons la réforme de la gouvernance économique européenne dite « pour le progrès social et la durabilité environnementale » en 2022 et le vote en faveur d’une réforme du Pacte de stabilité et de croissance le 18 avril 2024 (voir notamment la position de la CES approuvée les 30 et 31 mars 2023, et la position, « Une réforme de la gouvernance économique : les priorités de la CES contre l’austérité et pour l’investissement », adoptée les 26 et 27 mars 2024).

Pour citer cet article

Catherine Mills, «Contre l’Europe libérale, construire une véritable Europe sociale», Silomag, n°18, mai 2024. URL: https://silogora.org/contre-leurope-liberale-construire-une-veritable-europe-sociale/

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