Le modèle de l’instruction à la carte, officiellement selon les individus, en réalité selon les origines sociales, est une intention ancienne de la technocratie et des politiques néolibérales qui conduit, en pratique, à diviser et à réduire l’ambition de ce que sont l’école publique et la « scolarité unique ». Stéphane Bonnéry montre comment le gouvernement a instrumentalisé la situation pour imposer son modèle et accélérer des logiques déjà engagées. À rebours du scénario d’une école qui ne transmet pas les mêmes savoirs et incite à des parcours inégaux, il avance des pistes de réflexion alternatives pour construire une école visant la transmission-appropriation d’une culture commune de haut niveau.
Des contradictions et inégalités préexistantes
Bien avant la crise sanitaire que nous vivons, le système d’enseignement français était soumis à des logiques contradictoires et structurelles. Résultat d’un compromis instable entre, d’une part, des avancées de démocratisation (programme et objectifs unifiés pour le primaire puis le collège, accès massifié au lycée et à l’enseignement supérieur) et, d’autre part, des mécanismes de sélection fortement marqués par les origines sociales (réussite dans les apprentissages, orientation, filières étanches). Les inégalités sociales de réussite scolaire se sont amplifiées. Malgré les réserves sur ce que mesure PISA, il faut prendre au sérieux un résultat : les performances des élèves les plus faibles de 2015 sont encore pire que celles des élèves les plus faibles en 2006, tandis que les « meilleurs » élèves de 2015 ont des résultats encore meilleurs que leurs homologues en 2006. Des évolutions profondes expliquent ce constat qui sont pour l’essentiel impulsées par les politiques conduites (pédagogie par compétences, conceptualisation croissante des contenus, moindre enseignement de ce qui est à apprendre laissant l’élève avec ce que sa socialisation familiale lui a légué, inégalisation des objectifs selon les caractéristiques sociales des élèves, etc.).
Malgré ces défauts, la scolarité unique a tout de même le mérite d’afficher le même objectif pour toutes les classes sociales, et ce faisant, de constituer un point de repère et de revendication pour contester tout ce qui contribue à différencier encore davantage les objectifs et les traitements selon les origines sociales.
Des logiques déjà à l’œuvre accélérées par la crise sanitaire
Plusieurs logiques déjà présentes se sont trouvées être accélérées par la crise. Et le gouvernement a instrumentalisé le confinement lié à la COVID pour les imposer sans le dire, sous couvert de choix ponctuels et techniques. Tout ce qui va être décrit ne relève pas d’un calcul délibéré depuis le début de la crise. Mais l’intention était ancienne dans la technocratie et dans les politiques néolibérales, de réduire l’ambition de ce que sont l’école publique et la « scolarité unique » entre les différentes classes sociales, en externalisant tout ce qui ne rentre pas dans le socle minimal de « basiques » ou de « fondamentaux » que nul ne peut ignorer. Le modèle est l’instruction à la carte, officiellement selon les individus, en réalité selon les origines sociales des élèves. Le gouvernement a donc instrumentalisé la situation, qui relève aussi pour lui de la nécessité. Car il n’y a que deux grandes possibilités pour la suite, avec la crise économique qui prend de l’ampleur : soit renforcer les services publics, et donc réorienter l’argent qui sert à sauver la finance ; soit renforcer les politiques d’austérité pour maintenir le soutien au capitalisme. Des contradictions qui vont s’exacerbant, qui rendent mieux visibles les choix et attaques en cours, pour leur opposer une alternative d’ensemble.
Le numérique et le Nouveau Management Public (NMP)
Avec le NMP, la posture est de ne pas expliquer les objectifs, mais de les imposer comme des obligations techniques. Avec la transparence de Environnements Numériques de Travail, où les enseignants suivent les élèves, la hiérarchie a tenté de contrôler de près le travail des enseignants. Le manque de performance des outils a limité l’emprise, mais des réformes récentes veulent « rectifier le tir », pour que les chefs d’établissements aient un rôle de contremaitre pédagogique[1]. Car l’expérience a montré une pression inspirée du jacobinisme de droite à exhorter, ordonner, contrôler, punir, mixée avec le plus grand abandon des praticiens incités à trouver localement les solutions avec un État qui se désengage de l’essentiel, sans moyens budgétaires pour créer les conditions de l’action pédagogique (pas d’ordinateurs fournis aux enseignants par ex.).
Le distanciel vers l’école à la carte et la privatisation?
Face à l’impossibilité de maintenir la classe en présentiel, des expérimentations déjà imposées dans l’enseignement supérieur depuis 20 ans ont servi de modèle pour le primaire et le secondaire. Si chacun a fait ce qu’il a pu pendant la période, avec beaucoup de bonnes volontés et de convergences provisoires entre enseignants, parents, autres personnels, et élèves, le taux de décrochage a été bien supérieur à ce que la communication du ministre a donné. Et ce dernier veut instituer durablement l’enseignement distanciel ou hybride, en le systématisant pour l’année prochaine dans le supérieur, et en l’instaurant comme recours encouragé dans le primaire et le secondaire[2].
L’expérience COVID montre que les familles de cadres peuvent être tentées de compléter l’éducation par le recours à des officines privées de la « Ed Tech », si le service public ne fournit qu’un minimum : l’enjeu de marchandisation est grand si l’on réduit les objectifs de l’école publique. C’est aussi le moyen d’imposer une école à la carte, qui ne vise pas les mêmes objectifs pour tous, mais « s’adapte » aux « possibilités » de « chacun », qui différencie en fait les objectifs selon l’origine sociale des élèves.
Le 2S2C: la réduction de l’école
Dans la même logique, lors du déconfinement, l’argument des distances spatiales de sécurité a d’abord été mobilisé pour argumenter la reprise à mi-temps, et imposer le 2S2C (Sport-Santé-Culture-Civisme) comme mode de garde.
J.-M. Blanquer l’a admis, cette réforme était déjà envisagée, pour limiter l’école aux « fondamentaux ». Il s’agit d’externaliser le sport et les arts, qui ne seraient plus à terme les disciplines scolaires EPS (Éducation Physique et Sportive), « éducation musicale » et « arts plastiques », en réduisant le temps scolaire (le « modèle allemand » est évoqué par le ministre).
Ces disciplines ne seraient plus obligatoirement enseignées dans tous les territoires. Leur présence dépendrait de l’existence de personnes aptes voire d’associations locales, de leur financement par les collectivités locales ou les familles, ainsi que des « goûts » de ces dernières, socialement marqués.
Une école publique à mi-temps et le reste en option, comme les activités du mercredi en club, la logique ressemble clairement à une disparition tendancielle ou une redéfinition profonde de la scolarité unique, en tant qu’objectif de transmission des mêmes savoirs et d’ouverture de centres d’intérêts variés aux enfants de toutes les classes sociales.
La fin ou la réduction de la scolarité unique?
Du 12 mars à la rentrée de septembre 2020, six mois se seront écoulés, sans que n’aient été débattues publiquement et au parlement les conditions d’une reprise de tous les élèves durablement, c’est-à-dire en sécurité en cas de nouveau pic de l’épidémie. Cette reprise durable ne peut passer que par le découpage des classes en sous-groupes, donc par le recrutement massif et la formation d’enseignants ainsi que la location de locaux. Faute d’avoir retenu cette hypothèse qui engageait le budget de la Nation à développer les crédits en faveur des services publics, le risque est grand qu’en cas de nouveau confinement (même régional), la réduction de la scolarité unique en temps et en contenu aux « fondamentaux » n’invite, ceux qui le peuvent, à s’habituer aux cours en ligne et à quitter le public. Avec les mécanismes de sélection et d’individualisation des objectifs, cela dessine le scénario d’une école qui transmet moins de commun et incite à des parcours inégaux.
Le bac’ localisé, la reconnaissance individualisée des qualifications?
Blanquer a d’abord voulu maintenir les épreuves de sa réforme du baccalauréat, dont le caractère local, qui affaiblit la reconnaissance du diplôme, avait suscité l’hiver précédent la protestation des enseignants, lycéens et parents. Mais l’annulation des épreuves va-t-elle rester un phénomène conjoncturel, ou crée-t-elle un précédent qui institue, pour ce diplôme, un contrôle continu local, objectif du ministre dont il ne s’est jamais caché ? Cela affaiblirait la reconnaissance du diplôme à celle dont bénéficie l’établissement sur le « marché concurrentiel » de l’accès à l’enseignement supérieur ; marché qu’a créé ou amplifié la réforme Parcoursup puisqu’avec elle, de fait, le bac’ ne constitue plus un passeport pour l’enseignement supérieur.
Plus généralement, depuis près de trente ans, les gouvernements successifs ont individualisé la reconnaissance des qualifications (logiques des « compétences », encouragement des « certifications » à la place des qualifications, etc.), pour que les futurs employeurs aient une garantie sur le niveau de l’étudiant sans, qu’en retour, les candidats à des postes aient le même titre permettant de revendiquer un salaire identique. La mise en concurrence est ainsi, comme pour les cadres, un moyen de faire pression sur le salaire.
Faire grandir l’alternative
Le gouvernement actuel accélère les logiques déjà engagées. Il les présente une par une, pour les imposer sous couvert de changements techniques, disjoints. Les injustices sociales à l’école vont grandir si on se contente de se battre contre, de les freiner. La crise COVID a mis en lumière la question des inégalités, et elle permet de remettre au centre des débats la question politique des missions de l’école dans la société : il est grand temps d’élaborer une école commune.
Des points de convergences sont possibles, on l’a vu pendant la crise : entre enseignants de différents degrés (2S2C), entre enseignants et parents, entre parents de différentes catégories sociales dont aucun n’a intérêt à devoir faire 20 km le matin pour contourner l’établissement de secteur qui n’enseignerait que le minimum. Et cela, même si Blanquer tente de diviser, d’individualiser les choix. Des convergences sont aussi à travailler avec les animateurs des villes et associations : ils n’ont rien à gagner à devenir des sous-enseignants, leur apport de l’éducation par le jeu est de nature différente. De même l’individualisation des parcours, des diplômes, et donc de la rémunération est un risque pour beaucoup.
Parmi les pistes de réflexion alternatives[3] :
- Reconnaissance nationale des diplômes et qualification, fin de l’individualisation et des compétences qui mettent en compétition.
- Relance de la formation initiale et continue des enseignants.
- L’école doit viser la transmission-appropriation d’une culture commune de haut niveau pour que les enfants se préparent à vivre dans une société où les savoirs vont jouer un rôle plus grand, où la diversité des références va nécessiter le partage de connaissances et de manières de penser communes.
- L’école doit mieux permettre à tous d’apprendre, faire de la lutte contre les inégalités une priorité : l’écart culturel entre la culture scolaire et celle de la majorité des familles n’est pas un problème, c’est justement ce qui nécessite de scolariser toute une génération ensemble, pour apprendre en commun. L’éducation doit être gratuite, donc dans le cadre de l’école publique.
- La scolarité obligatoire jusqu’à 18 ans est le moyen de pousser à ce que l’on travaille à améliorer toute la scolarité pour que cette prolongation soit bien préparée et perçue comme un besoin.