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La présidentielle se joue aussi en librairie

La présidentielle se joue aussi en librairieTemps de lecture : 8 minutes

La publication d’un livre pour parler de soi et de son programme semble être désormais une étape obligée pour tout(e) candidat(e) à l’élection présidentielle.  Pour Christian Le Bart, cet aspect doit être lu à l’aune du déclin des partis politiques et de l’affaissement corrélatif de leur fonction de régulation de la compétition politique. À l’idéologie collective partisane se substitue l’individualisation de l’offre politique par les livres. Puisant ses lettres de noblesse dans l’œuvre littéraire du fondateur de la 5e République, le livre politique se démonétise néanmoins, à mesure qu’il se banalise, endossant les nouvelles normes du marketing électoral.

La campagne présidentielle qui s’ouvre sous nos yeux semble plus encore que celles qui l’ont précédée placée sous le signe du livre. Certes les réseaux sociaux sont devenus un outil de marketing politique incontournable, certes s’y déploie une « opinion publique » avec laquelle les politiques doivent composer ; mais l’avènement du numérique, contrairement à certains pronostics hâtifs, n’a pas marginalisé Gutenberg, bien au contraire.

On a évidemment en tête la place prise par l’ouvrage La France n’a pas dit son dernier mot (Rubempré, 2021) dans la pré-campagne d’Éric Zemmour. Le livre est pour lui prétexte à tournées de promotion et à séances de signatures qui renouvellent les façons d’arpenter le terrain pour faire campagne ou pré-campagne. Mais l’essayiste d’extrême-droite n’est pas le seul à s’afficher en librairie. S’agissant des candidatures classiques, celles qui proviennent du champ politique stricto sensu, le livre apparaît comme tout à la fois le moyen de faire événement et d’attirer l’attention sur soi, de faire programme en distillant des propositions sur la base d’un diagnostic sociétal plus ou moins exhaustif, et de faire président en endossant par avance le costume jadis concocté par et pour le général de Gaulle : celui d’une personnalité d’exception ayant recours à l’écriture (voire à la littérature) pour engager directement le dialogue avec un peuple tout entier, sans s’encombrer des intermédiaires que sont les partis politiques.

 

La crise de la légitimité partisane

 

Le succès du livre politique, mesuré à l’acharnement des politiques (et pas seulement des candidats à l’élection présidentielle) à publier, s’explique principalement par le déclin des partis politiques. Ceux-ci fonctionnaient jadis comme des organisations suffisamment solides pour réguler la compétition politique et la prise de parole politique. En schématisant, on pourrait dire que les partis, sur la base d’un fort capital de légitimité, se dotaient des outils de régulation de la compétition politique qui leur permettaient de distribuer clairement et simplement les rôles et les investitures : sous la Ve République, tout leader partisan avait vocation à être candidat à l’élection présidentielle et pouvait faire campagne sur cette base. Ce schéma, qui profita à François Mitterrand, à Jacques Chirac, à Nicolas Sarkozy, mais aussi à Georges Marchais ou à Jean-Marie Le Pen, ne se retrouve plus guère que chez Marine Le Pen. Pour tous les autres, l’organisation partisane a cessé d’être le tremplin vers la candidature. Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron ne sont pas, malgré les apparences, des leaders partisans : ils sont des personnalités politiques qui sont parvenues à institutionnaliser leurs réseaux et leurs soutiens. Mais on a affaire à des entreprises politiques individuelles tout entières au service de celui qui les a créées. Sur le terrain, ces organisations se révèlent très peu organisées et très fragiles, d’où, par exemple, leur incapacité à affronter l’épreuve des élections locales.

Même impression de délitement des organisations partisanes du côté des Républicains et du PS : les schémas de désignation d’un candidat incontestable sont grippés. Les primaires ouvertes, recette miracle qui avait permis la victoire de François Hollande en 2012, sont devenues machine à perdre en 2017, à droite (François Fillon) comme à gauche (Benoît Hamon). La régulation des candidatures est un casse-tête, la discussion à chaud des règles du jeu ne favorisant évidemment pas la sérénité des débats. Chez Les Républicains, des personnalités ayant quitté le parti (Valérie Pécresse et Xavier Bertrand) font la course en tête, preuve si besoin était que la légitimité partisane s’est pour le moins effondrée… La pré-campagne est une lutte entre personnalités, et ce sont sans doute les sondages qui au final réguleront cette compétition : comment en effet maintenir sa candidature si les intentions de vote ne décollent pas ? Le risque d’être accusé de faire perdre son camp sera élevé, surtout si le seuil d’accès au second tour tourne autour des 20 %.

 

L’individualisation de l’offre politique par le livre

 

Le livre, dans tout cela ? Il est l’outil par excellence de ces campagnes individualisées. L’émiettement des candidatures, l’insuffisance (l’insignifiance ?) de l’adossement partisan, l’impossibilité de se maintenir coûte-que-coûte si les sondages ne décollent pas, tout incite les pré-candidats à user de tous les moyens pour attirer l’attention des médias. Le livre apparaît alors comme une stratégie d’autant plus pertinente qu’il est ajusté aux définitions les plus classiques du rôle présidentiel : hauteur de vue, temps long de l’analyse, monologue alternant le registre solennel et le registre intimiste, capacité à embrasser par une vaste analyse la société dans sa globalité et en même temps disposition à parler de soi pour faire entendre, au-delà du catalogue des propositions, un ton, un style, une sensibilité… Ce balancement entre présentation de soi (autobiographie) et livre-programme se retrouve au niveau des titres des ouvrages : Anne Hidalgo titre Une femme française (éd. de l’Observatoire, sept 2021), Fabien Roussel Ma France (éd. Cherche Midi, sept. 2021), Arnaud Montebourg La remontada, projet de reconstruction d’un pays à terre (éd. Cerf, nov. 2021), Jean-Luc Mélenchon publie L’avenir en commun, le programme de l’Union populaire (Seuil, nov. 2021) en plus des Cahiers de l’avenir en commun (4 tomes parus au Seuil au fil de l’année 2021). Le portrait des intéressés figure sauf exception en couverture des ouvrages, comme si l’univers du marketing électoral (on pense aux affiches de campagne) avait déteint sur les pratiques éditoriales.

L’ambition programmatique qui nourrit ces ouvrages est elle aussi à mettre en relation avec le déclin des partis : ceux-ci, comme intellectuels collectifs, monopolisaient jadis l’offre politique. Ils se référaient à une idéologie, un système de valeurs… Le livre témoigne tout à l’inverse d’une individualisation de cette offre, la sensibilité personnelle des candidats se substituant à l’idéologie collective. Ces sensibilités se distribuent selon des nuances qui font fi des frontières partisanes : ainsi Manuel Valls se retrouvait-il davantage dans le programme d’Emmanuel Macron que dans celui de Benoît Hamon en 2017… Où était le parti socialiste ?

 

De la légitimité littéraire à la démonétisation du livre pendant la 5e République

 

Nul doute que la présence en librairie des candidats à l’élection présidentielle va s’intensifier au fil des mois à venir. Point de passage obligé pour acquérir le statut de présidentiable ? Le livre est porteur, en France tout particulièrement, d’une légitimité particulière. Et la confusion entre grandeur littéraire et grandeur politique, que l’on aurait pu croire renvoyée au temps romantique de l’avant-professionnalisation politique (Chateaubriand, Hugo, Lamartine…), s’est retrouvée inscrite au cœur d’une Ve République dont le fondateur, homme de lettres célébré comme écrivain à part entière, imposa de fait une définition du rôle présidentiel emprunte de grandeur littéraire. Ses successeurs ne furent pas en reste : Pompidou normalien agrégé de lettres « sachant écrire » (selon la formule prêtée au général de Gaulle), François Mitterrand obsédé par la grandeur littéraire au point de s’inventer une image d’écrivain empêché que la politique aurait détourné de sa vocation… Le contre-exemple de Valéry Giscard d’Estaing est tout aussi parlant : par son obsession-même à se libérer du stigmate du polytechnicien en multipliant après 1981 les tentatives littéraires, il démontrait la persistance d’une définition au final très lettrée du rôle présidentiel. Cette définition s’effritera au fil du temps. En s’imposant non seulement à tous les présidents, mais également à tous les présidentiables, et même, sur fond de déclin des partis et d’individualisation du champ politique, à toutes les personnalités politiques en quête de visibilité (ce qui fait beaucoup de monde), la présence en librairie s’est banalisée. Le livre politique a perdu en rareté et en sacralité : le Démocratie Française de VGE, publié en 1976, avait fait événement. Les livres politiques sortent désormais par dizaines chaque année : on publie en campagne, on publie au pouvoir, on publie dans l’opposition, en début et en fin de carrière… Il paraîtrait qu’Emmanuel Macron s’agace de voir ses ministres se bousculer en librairie, la solidarité gouvernementale s’effaçant au profit du désir de s’affirmer comme personnalité politique individualisée. La liste a de quoi étonner en effet : Jean-Michel Blanquer signe École ouverte (Gallimard, 2021), Marlène Schiappa Sa façon d’être à moi, (Stock, 2021), Emmanuelle Wargon Bienvenue en politique (Calmann-Lévy, 2021), Bruno Le Maire L’ange et la bête, mémoires provisoires (Gallimard, 2021), Olivia Grégoire Et après ? Pour un capitalisme citoyen (Cherche midi, 2021), et Gérald Darmanin Le séparatisme islamiste (éd. de l’Observatoire, 2021)… Cette inflation génère des effets pervers que les éditeurs, pourtant acteurs décisifs de celle-ci, sont les premiers à déplorer : la grande majorité des titres passent inaperçus. Les chiffres de ventes, à peine quelques centaines s’agissant de certains des ouvrages ministériels précédemment cités, sont très faibles. Les éditeurs ne prennent pourtant guère de risque : ils publient en priorité les personnalités politiques déjà consacrées (difficile pour un maire de ville moyenne ou un parlementaire de base de forcer la porte des grandes maisons d’édition parisiennes) ; mais cela ne suffit manifestement pas… La démonétisation du livre est par ailleurs accentuée par ce qu’il faut bien appeler la médiocrité de la production actuelle : livres vite et mal écrits, dont chacun sait que le signataire n’est que rarement l’auteur véritable… On est loin de l’édition en Pléiade des Mémoires de guerre…

Face à cette rude compétition, seuls quelques ouvrages parviennent à sortir du lot et à trouver leur public. Faut-il, s’agissant des ouvrages des candidats à la présidentielle, y voir un signe de popularité ? Qu’Éric Zemmour soit en tête des ventes est évidemment un indicateur auquel on doit prêter attention, au-delà de la question des revenus financiers que ce succès permet. Le livre apparaît alors comme outil efficace : il permet d’attirer l’attention sur soi, il est un média qui donne accès aux autres médias, il compense même ici l’absence de parti politique. L’essayiste est parvenu à s’imposer au cœur du champ politique par sa présence médiatique (son statut de chroniqueur quotidien sur C-News a évidemment beaucoup compté) ; les partis politiques sont complètement court-circuités, davantage encore qu’ils ne l’avaient été par la candidature Macron en 2017. L’élection présidentielle, cœur du système politique et point central déterminant tout le reste, est en même temps son point d’entrée le plus fragile : comme l’a montré la victoire de Trump aux États-Unis, c’est ce paradoxe qui rend possible le populisme. Le champ politique français est sans doute moins perméable que son équivalent états-unien : la qualité de présidentiable n’y est pas octroyée à un amuseur public ou à un présentateur de télé-réalité ; mais elle peut être offerte à un « simple » essayiste affranchi des partis politiques, n’ayant jamais exercé aucun mandat, et n’ayant arpenté d’autre terrain que celui des plateaux de télévision…

Pour citer cet article

Christian Le Bart, « La présidentielle se joue aussi en librairie », Silomag 14, janvier 2022. URL : https://silogora.org/la-presidentielle-se-joue-aussi-en-librairie/

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