L’expression «public scolaire» est de plus en plus utilisée en lieu et place du terme d’«élèves». En revenant sur le sens conventionnel de cette expression qui renvoie à l’idée de destinataire et de spectateur, Josiane Boutet interroge cette évolution sémantique. Celle-ci témoigne d’une forme d’euphémisation des rapports sociaux et réactive une conception passéiste de l’élève appréhendé comme un consommateur de biens scolaires et pédagogiques et non plus comme un «apprenant» actif, autonome et coopératif.
Depuis quelques années, on peut lire des propos comme : « La variété des publics scolaires invite à considérer les identités multiples, les différences cognitives et culturelles » ou « l’évolution des publics scolaires ». Dans des documents émanant du ministère de l’Éducation nationale, on rencontre : « la diversité du public scolaire accueilli », « la variété des publics scolaires ». Pourquoi parler des « publics scolaires », en lieu et place des « élèves » ? Pourquoi ne pas tout simplement écrire « la diversité des élèves accueillis » ? Comment expliquer cette façon de parler des élèves ? Que nous dit ce changement de dénomination ?
«Le public des stades de foot»: le sens conventionnel
Dans le dictionnaire Larousse, on définit « public » comme l’ensemble de la population, des usagers d’un service et on écrira « Un avis au public ». C’est aussi l’ensemble de la clientèle visée ou atteinte par un média, à qui s’adresse un écrit, un spectacle, etc. : « Littérature qui s’adresse à un public de jeunes ». C’est enfin l’ensemble des gens présents : « Le public est enthousiaste devant un tel film ». Wikipedia propose : « Les gens, la masse de la population. Chantier interdit au public ». Et encore : « Le public est une masse de gens non structurée, mais qui permet de déceler des tendances dans l’opinion, les idées, la mode, etc. […] Ensemble de personnes qui assistent effectivement à un spectacle ». Wikipedia donne alors comme synonymes : « assistance, auditoire ». Ainsi, dans son sens général, « le public, les publics » renvoient à un groupe de personnes peu déterminé, auquel on adresse une offre, culturelle ou non. On dira : le public des cinémathèques, mais aussi le public des stades de foot.
Avec ce sens conventionnel de destinataire ou de spectateur, on trouve très souvent l’expression « les publics scolaires », comme dans « des activités pour les publics scolaires », « des offres à destination des publics scolaires », « des stages en direction des publics scolaires ». Le groupe des jeunes en âge d’être des scolaires est conçu comme une totalité et placé en position de spectateur ou de participant à une activité. Les scolaires peuvent être des spectateurs de concerts, de théâtre, de cinéma, d’activités culturelles ou sportives. Dans cette acception, les élèves sont les destinataires d’une proposition, d’une offre de service extra-scolaire. On leur destine certaines activités spécifiques, comme on pourrait le faire avec les seniors : « sports en direction des publics seniors ; voyages organisés à destination des publics seniors ». Élèves ou seniors sont alors envisagés en tant que classe d’âge indifférenciée, ayant des besoins spécifiques. Ces offres à destination des publics scolaires placent les élèves en position de spectateurs, de consommateurs d’un produit, à eux seuls destiné.
Les «élèves» peuvent-ils être des «publics»?
Un nouveau sens de l’expression « publics scolaires » apparaît quand il ne s’agit plus de proposer au groupe des élèves une offre de services ou d’activités extra-scolaires, mais quand il s’agit, quasiment à l’inverse, de mettre en avant la non homogénéité du groupe des élèves : « la diversité des publics de l’école », « les publics scolaires hétérogènes ». On peut voir dans cette évolution sémantique, un double mouvement dans la conception des élèves, mouvement idéologique dont les promoteurs de l’expression n’ont évidemment pas une conscience claire.
D’une part, cette évolution « d’élèves » vers « publics » participe d’une forme d’euphémisation des rapports sociaux. En effet, on trouve souvent accolé à « publics scolaires » des adjectifs comme « en difficulté, fragiles, difficiles… » Ainsi sur le site de l’enseignement catholique on peut lire : « Une priorité : les publics scolaires fragiles. L’enseignement catholique poursuit son engagement en faveur de la mixité sociale ». Puis on associe cette priorité à l’exigence d’une « mixité sociale » et de « diversité ». Autrement dit, ce n’est pas seulement d’une classe d’âge dont on parle, mais d’une fraction de celle-ci, de sa partie dite « en difficulté ». On la qualifie au plan scolaire ou psychologique, mais on se garde bien de la caractériser au plan sociologique ce qui conduirait alors à écrire : « élèves fils ouvriers, élèves sans papiers, élèves fils d’immigrés, élèves migrants, élèves handicapés… »
D’autre part, parler des élèves comme des publics est une forme de retour à une conception passéiste de l’élève vu comme un consommateur, plus ou moins passif, de produits pédagogiques. En effet, dans les mouvements pédagogiques modernes, dont celui initié par Célestin Freinet dès les années 1920, c’est au contraire une conception dynamique, active de l’élève qui est promue depuis des décennies. On y parle de placer l’élève au cœur de ses apprentissages. Elle s’accompagne d’expressions comme « l’apprenant » en lieu et place de « l’élève ».
Cet élève actif, autonome, coopératif est peu compatible avec des pédagogies directives, horizontales où les enseignants déversent un savoir sur des élèves en position d’écouter, d’écrire et de mémoriser, comme ce fut le cas dans les premières décennies de l’enseignement en France, et encore jusqu’à une date récente.
Une classe sous la Troisième République
Or cette expression de « publics scolaires » réactive la conception ancienne d’un élève passif, qui reçoit des connaissances, qui écoute, tout aussi passivement que le fait le public des théâtres ou du cinéma. Elle renoue avec une vision rétrograde de l’élève et de l’enseignement. Envisagés comme autant de publics, les élèves sont dès lors envisagés comme des consommateurs de biens scolaires et pédagogiques.
—