La commémoration de la révolution russe de 1917 est tout sauf une célébration. Par rapport au cinquantième anniversaire de 1967, les différences sont saisissantes : jadis, la révolution dans le sillage d’octobre 1917 paraissait un horizon possible et même souhaitable ; désormais pour beaucoup revenir sur la prise du palais d’hiver est une manière d’exorciser la révolution en général voire d’en faire un précurseur du totalitarisme.
De notre point de vue, les cent ans de 1917 doivent être l’occasion non seulement de faire le point sur la révolution russe, mais également sur les processus révolutionnaires apparus depuis le XVIIe siècle. Le contexte n’a pourtant rien d’évident. Le terme de « révolution » connaît en effet une utilisation toujours plus large : de la révolution industrielle à celle du numérique en passant par celle des transports, le terme est devenu tellement polysémique qu’il semble permis d’en abuser, et par-là même d’en douter. La synonymie instaurée entre révolution et transformation est parfois étroitement liée au contexte politique (cf. Emmanuel Macron et son ouvrage…). L’on ne peut être que méfiant à l’égard de ces généralisations qui ont fleuri après 1989. À l’échelle mondiale, les impasses ainsi « nommées révolutions arabes » ont conduit à des conceptualisations dans plusieurs zones du monde. Mais qu’est-ce qu’une « révolution » dans ce cas ? Peut-on l’associer au nihilisme et au millénarisme religieux ? Alors qu’ils témoignent d’une disparition de l’espérance combinée au règne d’un présentisme politique nourri par la fin des projets imaginant d’autres formes progressistes de vie sociale, la question mérite d’être posée.
Reste que, en France comme dans d’autres pays, le centenaire de 1917 n’est pas simplement le temps de la nostalgie ni celui de l’indifférence : il montre que la politique – même si elle connaît une crise profonde et durable – n’a pas fini de travailler la société. Parmi les historiens, l’étude des révolutions conserve son intérêt d’autant qu’il est nourri par des recherches renouvelant l’analyse (notamment sur la révolution russe) dont l’étude peut désormais s’appuyer sur une large documentation. La notion de révolution est retravaillée et fait l’objet de nombreux débats portés en particulier par les historiens de la Révolution française comme ceux s’intéressant aux « révolutions manquées », mais marquées par des mouvements populaires massifs : 1848, 1871, 1936, 1944-45, 1968… Se pose aussi la question de savoir si par exemple la création de la sécurité sociale en 1945 peut être qualifiée de révolution. Quoi qu’il en soit, la fin de l’exception française longuement annoncée par les idéologues de la deuxième gauche a beau avoir été proclamée et réitérée avec un impact indéniable, la réflexion sur la révolution ne cesse pas.
Repérer les contradictions dans la manière de penser les processus révolutionnaires signale le travail intellectuel auquel il convient de s’atteler non pas pour construire un nouveau grand récit, mais peut-être plus modestement pour inscrire nécessairement la pensée révolutionnaire dans une démarche renouant avec l’approche historique longue et les approches géographiques larges dans le cadre d’une « histoire globale » en plein développement. Ce qui veut dire penser à l’échelle globale sans sacrifier l’articulation avec les ancrages territoriaux des activités sociales, tenir compte des circulations et connexions à la mesure des bouleversements technologiques, démographiques et culturels. En somme, une approche intégrée des processus révolutionnaires semble essentielle si l’on veut que la gauche qui se réclame des traditions révolutionnaires puisse encore se faire entendre.
Les liens entre le politique et le social, l’individu et le collectif, le local et le global peuvent être pensés au plan théorique et pratique de sorte que le foisonnement d’initiatives prises ici ou là s’inscrit aussi dans un projet révolutionnaire du XXIe siècle. Les potentialités pour révolutionner la société sont donc déjà présentes dans le réel. Reste à leur donner toute leur place et à les mobiliser pour transformer en profondeur le travail et nos modes de production, l’appropriation et le contrôle des richesses produites ou encore les formes de démocraties et donc les modes de gouvernement et de régulation politiques. Toutes ces transformations impliquent de retrouver les leviers citoyens du pouvoir d’agir.
Ce numéro de Silomag se veut une contribution à la réflexion et au débat. Il cherche à inscrire les processus révolutionnaires dans le temps long de l’histoire et dans leurs influences réciproques. Il cherche aussi à proposer des coups de projecteur sur les actions et idées d’aujourd’hui qui pourraient engendrer les révolutions de demain.
Comme tous nos dossiers, ce numéro a vocation à être enrichi et complété. Ainsi, n’hésitez pas à envoyer votre contribution pour en discuter et approfondir les analyses, aborder d’autres thématiques, présenter une expérience révolutionnaire ou encore proposer d’autres coups de projecteurs sur la manière de révolutionner la société.