Découlant du pouvoir présidentiel de la V° République, le mot «présidentiable» s’est imposé dans notre vocabulaire sans que nous en ayons conscience. Le terme est ambigu. Il renvoie aussi bien à la volonté d’être candidat qu’aux compétences supposées nécessaires pour exercer la fonction. Retour sur le sens d’un mot.
Dans le débat des primaires de la droite comme de la gauche, on a entendu souvent cette question « Est-il présidentiable ? ». Les instituts de sondage l’ont systématiquement posée et quand elle portait sur M. Valls et B. Hamon, c’est toujours M. Valls qui avait l’avantage. Il était donc le plus présidentiable.
Mais d’où vient ce mot?
Il est difficile de dater avec précision la création du mot « présidentiable », mais elle est en tout cas postérieure à ce changement politique majeur en France en 1958, l’instauration d’un régime parlementaire à tendance présidentialiste avec la V° République et l’élection au suffrage universel du Président de la République. En 1967, quoique neuf ans après la constitution de la V° République, ce mot n’est pas encore attesté dans le dictionnaire Le Robert. On y trouve comme entrées : « présidence » (nom) ; « président » (nom) ; « présider » (verbe) ; « présidentiel » (adjectif). L’exemple donné pour cet adjectif renvoie à la Constitution de 1958 : « régime, système présidentiel dans lequel le pouvoir exécutif est entre les mains du président de la République ».
« Présidentiable » est donc un mot récent dans le vocabulaire français, en lien avec l’instauration de la V° République en 1958. A la différence des Constitutions précédentes, celle de 1958 promue par le Général de Gaulle, a accordé un pouvoir très important au Président qui ne se contente plus de fonctions de représentation comme dans la IV° République : inaugurer des stèles, des écoles ou déposer des gerbes. Le régime devient présidentialiste. Et progressivement on parlera de candidats « présidentiables ». C’est un mot créé pour rendre compte du nouveau statut du président de la République, pour en souligner le pouvoir au regard des Chambres. On ne sait généralement pas quand un mot nouveau entre dans une langue, ni qui l’a introduit. On ne se rend compte de sa création que lorsqu’il est suffisamment diffusé dans la société, ou repris par les media. Par exemple, c’est ce qui s’est passé avec le mot « beurs » (verlan de « arabes ») : en 1983, une marche de jeunes traverse la France et arrive triomphalement à Paris le 3 décembre. Elle se nomme « Marche pour l’Egalité », mais les media vont la nommer « marche des Beurs ». Ce mot avait été créé par des groupes de jeunes bien avant 1983. Mais c’est la puissance des media qui va l’imposer dans toute la société française.
Découlant du pouvoir présidentiel de la V° République, le mot « présidentiable » s’est imposé dans notre vocabulaire sans que nous en ayons conscience. C’est souvent le cas : des mots comme « le coût du travail », « les charges sociales » en lieu et place des « cotisations sociales » se sont progressivement imposés comme des évidences que tout le monde reprend sans même avoir conscience de ce qu’ils signifient. Seuls des membres de partis, des syndicalistes, des associatifs ou des chercheurs les remettent en question et les critiquent. Le mot « présidentiable » s’est largement invité dans la campagne des primaires de 2016-2017 sans qu’il soit l’objet d’un questionnement – mais de quoi parle-t-on ? – ou d’une critique.
Mais ça veut dire quoi «présidentiable»?
Le mot a été créée selon un procédé régulier en français, grâce au suffixe « able » qui donne l’idée de la possibilité : « président > présidentiable : qui peut être président», comme « surmonter > surmontable : qui peut être surmonté», « argument > argumentable : qui peut être argumenté ». Dans les dictionnaires actuels, le mot a plusieurs sens :
– L’idée de possibilité, qui est en quelque sorte le sens premier de ce mot en « able » : « qui est susceptible de se porter candidat à la présidence de la République » ; « qui peut se porter candidat »
– L’idée de volonté, de désir : « qui aspire à devenir président de la République »
– L’idée de compétences : « qui serait capable de devenir président de la République »
Ces définitions révèlent une ambiguïté du mot : il renvoie d’un côté à une simple possibilité ou volonté du candidat (« susceptible de », « aspire à »), de l’autre à l’idée de compétences, capacités, qualités personnelles (« capable de »).
Quand le 22 janvier 2017 B. Hamon dit « on ne décide pas d’être présidentiable tout seul », il renvoie à la possibilité ou à la volonté de se porter candidat: « on ne décide pas tout seul d’être susceptible de se porter à la candidature, on est porté par un collectif ». Un candidat à l’élection présidentielle est toujours, en ce sens, un présidentiable. Lors de l’élection de 2007 on a parlé de S. Royal et de N. Sarkozy comme des « deux présidentiables ». Par contre, lorsque les instituts de sondage interrogent sur la présidentialité d’un candidat, c’est à ses compétences, à sa stature d’homme d’état qu’ils s’attachent. Ainsi dans les media j’ai relevé des expressions approchantes : « être capable d’incarner la République » ; « susceptible d’endosser le costume de président » (23 janvier, BFMTV) ; « Etes-vous prêt à endosser le lourd costume de président ? » (30 janvier David Pujadas à B. Hamon).
De façon générale lors de cette campagne présidentielle de 2016-17, la présidentialité, le caractère présidentiel d’un candidat renvoie à l’idée de « compétences, capacités ». Mais quelles sont donc les compétences attendues d’un Président de la V° République ? Quand les sondés jugeaient Valls plus « présidentiable » que Hamon à quoi pensaient-ils ? Que voulait dire ce mot pour eux ?
– Pense-t-on à des compétences à convaincre les députés, le peuple ? A une virtuosité verbale à la façon du général de Gaulle en 1967 à Québec ? Ou celle du pasteur Luther King en 1963 à Washington ? Ou plus près de nous, à l’éloquence reconnue par tous de Jean-Luc Mélenchon ?
– Pense-t-on à des compétences techniques, en économie, en finance ?
– Pense-t-on à des compétences à l’international ? Aux réseaux de contacts ? Et entre autres, aux compétences linguistiques, ce qui justifierait la question sur les compétences en anglais des deux candidats, lors du débat du second tour de la primaire de la gauche : à quoi M. Valls avait répondu avec beaucoup de justesse qu’il n’y a pas que l’anglais comme langue internationale mais aussi l’espagnol.
– Pense-t-on aux capacités personnelles : autorité, crédibilité, capacité de décision, puissance d’action, résistance aux pressions, choix judicieux de ses collaborateurs ? Etc.
Ni les instituts de sondages ni les journalistes n’ont explicité ce qu’ils entendaient par « présidentiable », de quelles capacités particulières devrait être doté un futur président de la V° République. Ce flou sur le sens du mot ne les a nullement empêchés de tester les Français sur le futur présidentiable. On a fait comme s’il existait un consensus social sur ce mot de présidentiable.
Or le succès de B. Hamon à la primaire de la gauche a fait surgir une contradiction redoutable. D’un côté, sous le régime de la V° République actuel, il lui faudrait être un candidat « présidentiable ». Mais d’un autre côté, comme il souhaite faire entrer la France dans une autre Constitution, il refuse clairement « d’endosser le costume d’un présidentiable » ou « d’être un homme providentiel », il refuse la personnalisation du pouvoir inhérente à la Constitution de 1958.
Cette contradiction conduit un chroniqueur de France Inter (9 février 17) à poser, à propos de B. Hamon, cette question quelque peu surprenante: «Peut-on dé-présidentialiser la présidentielle?»