La réussite scolaire des filles ne produit pas davantage d’égalité dans la société. Dans cet article, Annie Léchenet discute de la nécessité d’une formation des personnels de l’éducation à l’égalité filles-garçons. Sans en avoir véritablement conscience, ceux-ci risquent de valider et de reproduire les stéréotypes de sexe de la société. Des formations sont dorénavant largement inscrites dans l’institution scolaire. De la recherche d’égalité dans la mixité à la prise en compte de la dimension genrée dans les pratiques éducatives, la réflexion sur les pratiques éducative s’est considérablement enrichie. Mais un consensus apparent ne résout pas certaines questions politiques cruciales, et le débat sur le sens de ces formations demeure nécessaire.
Entre bonne volonté et «curriculum caché», les inégalités scolaires entre les sexes perdurent
Les personnels de l’École de la République sont très sincèrement convaincu.es des principes d’égalité, au point d’être persuadé.es de ne faire aucune différence entre leurs élèves filles et leurs élèves garçons (d’ailleurs le terme même d’« élève », comme l’avait fait remarquer Nicole Mosconi[1], semble si bien exprimer cet idéal français d’égalité universelle obtenue par abstraction des caractéristiques individuelles, qu’il est plutôt épicène, à la fois masculin et féminin, que masculin…). Si persuadé.es que certains ou certaines affirment ne même pas remarquer s’ils ou elles s’adressent à des filles ou à des garçons – l’égalité par abstraction serait ici tout à fait atteinte. Alors, pourquoi diable former ces personnels à la mise en œuvre de l’égalité entre les filles et les garçons[2]?
D’autres mettent en avant la réussite scolaire des filles, supérieure à celle des garçons à tous les niveaux de la scolarité[3], allant même jusqu’à publier un ouvrage intitulé Sauvons les garçons[4], qui seraient victimes d’une « école féminisée ».
Mais on sait aussi que la réussite scolaire des filles ne débouche pas, comme on s’y attend lorsqu’on se préoccupe d’égalité des chances entre élèves issus de différents milieux sociaux, sur une bonne réussite professionnelle et sociale : les femmes que deviennent ces filles en réussite scolaire demeurent moins payées que les hommes, cantonnées à des métiers moins reconnus et moins valorisés – on parle alors de « réussite scolaire paradoxale »[5]. Plus largement, la restriction des choix de conduite et de vie en fonction de modèles de construction de soi masculins et féminins continue de battre en brèche notre souhait d’un choix autonome des individu.es, et ces différences de destin sont en fait autant d’inégalités : inégalités de revenus, de temps libre, de considération sociale en défaveur des femmes, inégalités de santé et de délinquance en défaveur des hommes[6].
Dès les années 1990, des travaux scientifiques ont mis en évidence des obstacles majeurs à l’égalité produits par l’école française. Nicole Mosconi interroge la tradition française de penser dans les termes d’un masculin censé être universel, mais dont l’effet réel est l’invisibilisation et même la négation du féminin. Marie Duru-Bellat propose la notion de « curriculum caché » pour montrer comment « les enseignants et les enseignantes adoptent avec les élèves des comportements différents selon le sexe » et ont des attentes stéréotypées quant aux comportements des élèves selon leur sexe. Or, ce point est crucial, ils et elles font cela sans s’en rendre compte, analyse-t-elle. En 1996, Claude Zaidman établit que si l’école n’est pas la plus sexiste des institutions de notre société, il lui revient cependant le redoutable rôle de valider ou d’invalider, par son autorité, les représentations des rôles de sexe et les stéréotypes que les enfants rencontrent dans le reste de leur éducation[7].
Former les enseignant.es : de la visée de l’égalité à la prise en compte du genre
En France, des instructions officielles enjoignent au système scolaire de « favoriser l’égalité entre les femmes et les hommes, notamment par la formation des enseignants » dès la loi du 10 juillet 1984. Par la suite, des Conventions successives « pour l’égalité entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes dans le système éducatif », orientent de diverses manières l’action des institutions éducatives, toujours avec l’objectif affiché de la « promotion de l’égalité » : renforcer l’orientation des jeunes filles vers les carrières scientifiques et techniques en 1984, et pour cela, déjà, former les enseignants ; construction par les élèves de projets de formation diversifiés en 1989. À partir de 2000, 2006 et surtout 2013 apparaissent les thématiques de la sensibilisation des acteurs du système éducatif à la question des « stéréotypes sexistes », puis du « respect mutuel des deux sexes » et de la formation. La Convention actuelle, qui va de 2019 à 2024, reprend ces mêmes thèmes, hissant « la formation de l’ensemble des personnels » au deuxième rang de ses cinq objectifs. Il s’agit en particulier de « garantir l’effectivité de la formation à l’égalité dans la formation initiale des personnels, administratif et pédagogique, au travers notamment des centres de formation nationaux. » En effet, faute de textes contraignants, de moyens, de temps, de personnes-ressources, de volonté institutionnelle, ces formations ont été jusqu’ici très inégalement effectuées – elles reposaient souvent sur l’engagement personnel d’individu.es ou d’équipes. Les enseignements étaient alors souvent perçus comme « militants » (comprendre : peu objectifs et accessoires), alors qu’ils sont rigoureux professionnellement, fondés sur des recherches scientifiques, et ne font que mettre en œuvre les lois. Enfin le Bulletin officiel du 26 septembre 2019 de l’éducation nationale établit notamment « un module obligatoire, d’un volume horaire de 18 heures minimum dédiées spécifiquement à cette question [de l’égalité filles-garçons]»[8].
Mettre en œuvre l’égalité, former à l’égalité, disent depuis 1984 jusqu’à aujourd’hui les textes officiels, reprenant en cela un des éléments de la devise de la république, ce qui ne peut provoquer d’objections[9]. Mais il importe ici de remarquer que la question cruciale est bien celle des stéréotypes de sexe, ces freins intériorisés au développement des potentialités de chaque enfant, et à travers les stéréotypes de sexe, c’est tout un ensemble de questions éclairées par le concept de genre[10] qui est convoqué. « Le genre, entendu comme un système de normes et de rôles de sexe hiérarchisés, est présent dans les situations scolaires. Il s’agit donc d’apprendre à le prendre en compte pour construire l’égalité ou des formes d’égalité », disent Idrissi, Gallot et Pasquier[11].
Ainsi les formations à l’égalité, d’abord centrées sur les questions d’égalité dans la mixité, ont évolué, notamment à l’aide de recherches scientifiques qui se sont multipliées, vers la prise en compte des processus de construction du genre. Ce qui signifie notamment qu’on ne travaille plus seulement sur les représentations, qu’elles soient celles des adultes ou celles des élèves, mais aussi sur « les rapports sociaux et la dimension matérielle des inégalités » [12]. Qu’on travaille sur ce qui se passe dans la classe, comment se répartit la parole, dans la cour de récréation, comment se répartit l’espace, etc. Il faut aussi réfléchir aux savoirs enseignés à l’école, aux images véhiculées dans les manuels, à la place des femmes dans l’histoire enseignée, aux normes d’évaluation en EPS… le travail est immense, il touche à l’ensemble des pratiques scolaires. Signe de ce foisonnement, les ouvrages de réflexion et de présentation de pratiques se multiplient[13].
En 2013, un programme présenté pour l’école primaire par Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre des Droits des femmes, s’intitulait bien « ABCD de l’Égalité », mais c’est un véritable travail sur le sexisme et sur les stéréotypes liés au genre qu’il proposait. On sait la campagne de rumeurs et la polémique déclenchée par des milieux d’extrême-droite, notamment religieuse, sur un prétendu enseignement d’une prétendue « théorie du genre », à l’école[14]. Le ministre de l’Éducation nationale et celle des Droits des femmes retirent alors les ABCD, noyés dans un nième « Plan d’action pour l’égalité entre les filles et les garçons à l’école ».
Depuis les textes officiels se cantonnent sagement à la promotion de l’égalité. Mais les pratiques demeurent nourries de la compréhension du genre et de ses effets.
Des débats politiques en suspens
Les avancées institutionnelles, notamment celles qui ont rendu obligatoires des éléments de formation – initiale – des personnels à l’égalité filles-garçons, la multiplication des prises de position en faveur de cette égalité, laissent en suspens un certain nombre de débats politiques qui nous semblent cependant nécessaires.
Les travaux de recherche se multiplient, et affinent considérablement nos connaissances des pratiques des enfants et des adolescent.es, ainsi que celles des pratiques scolaires. Or un certain consensus semble régner aussi bien entre les chercheurs, chercheuses, qu’entre les personnels, du moins celles et ceux qui sont impliqué.es dans des pratiques d’égalité ou de formation à l’égalité. Certes il existe des débats, en quelque sorte internes, mais ceux-ci demeurent techniques, du moins en apparence.
Par exemple, il est débattu de la question de savoir comment lutter efficacement contre les stéréotypes de sexe. S’agit-il de les mettre en évidence aux yeux des élèves, de proposer des contre-stéréotypes, comme par exemple dans certains albums ou livres de jeunesse[15], ou plutôt des supports non stéréotypés, ou de contourner les stéréotypes – et d’ailleurs les stéréotypes sont-ils uniquement des représentations, ou ne sont-ils pas plus redoutables comme pratiques, le plus souvent non conscientes[16] ? Or ces questions d’efficacité renvoient aussi à des questions politiques : on sait que les stéréotypes de sexe sont fortement prégnants dans la plupart des familles, mais surtout dans les familles soit de certains milieux sociaux élevés et traditionalistes, et fortement aussi dans les familles de milieux populaires[17] – ce sont ces familles, et surtout les familles attachées à leur religion et/ou à leur culture, notamment musulmane[18], que visait Farida Belghoul en proposant des « Journées de retrait de l’école » pour protester contre les ABCD de l’égalité et « l’enseignement de la théorie du genre ». Or le principe de laïcité au sens large affirme, et ce depuis Condorcet, que « la puissance publique doit se borner à l’instruction », l’éducation demeurant un droit des familles. Nous devons donc nous demander, surtout si nous souhaitons faire place à la prise en compte intersectionnelle des différences de milieux sociaux, et refuser un universalisme qui serait en réalité celui des couches dominantes, jusqu’où nous pouvons mettre en cause certains éléments de l’éducation familiale[19]. Plutôt que de risquer de critiquer les familles, nous devrions veiller à n’avoir, vis-à-vis des stéréotypes, que des interventions de type positif, de celles qui autorisent des conduites aux enfants des deux sexes, qui libèrent et construisent des possibles. Proposer du rugby aussi aux filles, de la danse aussi aux garçons[20].
Enfin, l’analyse de « la manière dont l’éducation nationale parle de la diversité sexuelle » et de « la façon dont il est possible de tenir compte des élèves potentiellement LBGTQI dans les situations scolaires » notamment proposée par Idrissi, Pasquier et Gallot (op.cit.) offre une perspective fructueuse pour progresser en acte vers une égalité entre les sexualités