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Le calcul de La Poste faisant foi

Le calcul de La Poste faisant foiTemps de lecture : 7 minutes

Le temps où l’on offrait à boire au facteur est bel et bien révolu. A La Poste, le temps est devenu l’un des facteurs du profit. La recomposition des cadences qui y a cours et la surcharge de travail qui en découle réactualisent l’ancien mythe tayloriste d’une organisation « scientifique » du travail. Les organisateurs de bureau assistés d’outils informatiques, d’algorithmes, se sont substitués aux vérificateurs de terrain chronométrant la durée des tournées au début du 20e siècle. Nicolas Jounin examine dans ce texte les transformations actuelles de l’activité des facteurs et des factrices, pris dans la contradiction d’une augmentation des distances à couvrir, notamment due à la diminution drastique du nombre de centres de distribution, et la réduction des volumes du courrier.

Chacun a déjà vu un facteur, une factrice accomplir quelques gestes élémentaires de son travail : s’approcher d’une maison, ou entrer dans une cage d’escalier, et remettre d’un geste prompt du courrier dans des boîtes aux lettres. Mais qui sait combien de fois le postier doit accomplir ces mêmes gestes chaque jour ? Combien de boîtes aux lettres comme la nôtre il doit desservir au cours de sa tournée ? Et surtout : qui en décide ?

« Maintenant, c’est fait par ordinateur », répondent les factrices et facteurs, qui en savent rarement plus, faute d’explication de leurs directions. Jusqu’au début du 20è siècle, des « vérificateurs » chronométraient les facteurs sur les tournées, attribuaient des durées et en déduisaient des circuits. C’était la source de méfiances croisées : les facteurs avaient à leur égard les mêmes récriminations que les ouvriers d’usine à l’égard des chronométreurs, tandis que la direction de La Poste soupçonnait que ces petits cadres sortis du rang demeuraient trop complaisants avec leurs anciens collègues. Surtout, cet « artisanat de masse », comme le qualifiait La Poste, ne permettait pas la révision fréquente et simultanée d’un grand nombre de tournées. Il était possible de s’en satisfaire tant que les volumes de courrier augmentaient et que « la productivité se faisait toute seule », comme dit un cadre du groupe. L’urgence de réorganiser était parfois davantage du côté des facteurs, qui voyaient la charge de travail s’accumuler sur leurs tournées. Tout bascule quand les volumes de courrier ordinaire commencent à chuter au début des années 2000.

Alors que la fabrication de profit devient un objectif majeur de La Poste, la branche courrier s’expose à une contradiction économique qui sape ses ambitions. Il y a de moins en moins de lettres, mais de plus en plus de destinataires à desservir, plus de rues et de routes à parcourir. Autrement dit, le travail nécessaire à la distribution ne diminue pas en proportion des volumes d’objets de correspondance. Pour répondre à cette contradiction, La Poste essaie notamment d’obtenir davantage de travail, en temps comme en intensité, de la part des factrices et facteurs.

 

Une surcharge programmée par ordinateur

Depuis une quinzaine d’années, les « réorganisations » se succèdent. L’objectif de La Poste est que chacun des 2000 centres de distribution du courrier – il y en avait le double en début de période – soit régulièrement « réorganisé ». Tous les deux ans, il faut que les effectifs y soient réduits. Les antiques « vérificateurs » ne peuvent pas suivre un tel rythme et redéfinir en continu le périmètre de dizaines de milliers de tournées. Il faut « industrialiser » leur activité, dit La Poste. Les « vérif’ » disparaissent, remplacés par des « organisateurs ». Ces derniers ne vont plus sur les routes, auprès des facteurs, en s’armant d’un chronomètre et d’un crayon. Ils restent au bureau, devant un ordinateur, avec lequel ils enregistrent des données et lancent des calculs établissant les durées théoriques de tournées qu’ils ne connaissent pas.

Des distances, des boîtes aux lettres, des volumes de trafics sont estimés et représentés dans le logiciel des « organisateurs », puis des cadences prédéfinies les convertissent en durées. Et c’est ainsi que « l’ordinateur », « l’outil », « l’algorithme », selon le nom qu’on lui donne, détermine – exemple fictif – que la tournée 23 qui couvre les communes de Saint-Hilaire et Mougins dure 5h30, quand la durée de la journée de travail est de 7h. En langage postal, cela devient : la factrice ou le facteur qui assure cette tournée 23 « doit » 1h30 de travail à La Poste. Certes, on ne lui demande pas de régler les arriérés, mais cette dette alléguée prépare la réorganisation, qui consistera pour cette tournée – si elle ne fait pas partie du lot des supprimées – à être remplie de nouveaux destinataires et objets de correspondance. L’activité de l’ « organisateur » s’apparente à un Tetris qui combine des petits blocs d’espace-temps pour fabriquer des tournées qui, sur le papier, ou plutôt sur l’écran, ne durent pas plus qu’une journée normale de travail.

Le résultat de ces découpages en chambre, ce sont des tournées surchargées, en ville comme en campagne. « J’ai l’impression de ne plus savoir travailler » est une phrase souvent prononcée par des factrices et facteurs après une réorganisation. L’incapacité à faire face à la charge de travail prescrite dans le temps imparti plonge dans le désarroi et expose à des dilemmes : va-t-on allonger sa journée de travail, accomplir des heures supplémentaires pas toujours rémunérées, afin de parvenir à « écouler » le courrier, « nettoyer » sa tournée ? Privilégie-t-on l’intensification, la prise de risques sur la route, la marche de compétition ? Choisit-on de dégrader le service rendu aux usagers – l’un des moyens les plus courants étant de ne pas sonner chez le destinataire d’un colis ou d’un recommandé ? Se résigne-t-on à « ramener du courrier », assumer que la tournée n’est pas distribuée, au risque de passer pour un mauvais professionnel ? Chacune de ces alternatives est délétère pour la santé physique et psychique des agents. Chez les précaires, en CDD ou en intérim, l’absence de formation aux règles du métier les conduit à résoudre ces dilemmes de manière encore moins contrôlée. La presse locale se fait régulièrement l’écho des cas d’intérimaires qui, désinvoltes ou désespérés, jettent ou brûlent des liasses de courriers qu’ils ne parviennent pas à distribuer.

Le métier de facteur est-il donc désormais gouverné par des algorithmes ? Oui, mais derrière cette formule qui fleure la nouveauté à la mode, il n’y a rien d’autre que du vieux taylorisme. Taylor, ingénieur étatsunien du tournant du siècle dernier, propagandiste d’une manière soi-disant « scientifique » d’organiser le travail, restait tributaire dans sa pratique de l’usage des chronométrages. Mais il rêvait déjà d’un grand registre associant les gestes des travailleurs et leurs durées théoriques. Cela permettrait de recombiner des gestes pour attribuer des durées à de nouvelles opérations sans avoir à mesurer à nouveau ces dernières. Son rêve est prolongé et mis en œuvre par d’autres ingénieurs dès les années 1930. Dans les usines automobiles françaises, les « tables de temps » prédéterminés concurrencent les chronométrages dans les usines automobiles dès les années 1970[1]. L’ordinateur ne fournit donc qu’une puissance supplémentaire à une idée ancienne.

 

Insuffisances et suffisance du modèle postal

Une idée que La Poste a longtemps repoussée. Enserrer les tournées des facteurs dans des durées prédéterminées, c’est tentant, mais impossible, jugeait la direction générale des postes dans un document interne en 1972 : « Dans un domaine aussi mouvant que celui de la distribution, fortement influencé par la topographie des lieux, par la structure de l’habitat, par le milieu social ou économique, l’application de normes trop précises aboutirait rapidement à une rigidité paralysante. » L’ambition rationalisatrice semblait devoir se heurter aux irréductibles aspérités du réel. Un demi-siècle plus tard, le réel n’a pas disparu et ne lance pas moins de défis, mais la frénésie de « réorganisation » a disqualifié la prudence d’autrefois.

Dans les centres de distribution du courrier, quand les directions parlent aux factrices et facteurs, il n’y a pas de place pour l’incertitude. « L’outil calcule réellement le temps réel qu’il faut au facteur pour aller distribuer », explique ainsi un « organisateur », comme si le redoublement de la référence au « réel » faisait plier celui-ci. Les facteurs sont parfois intimidés par la débauche apparente de sophistication technique – la durée théorique de leur tournée est évaluée à la seconde près –, mais ils sont rarement convaincus. Leur défiance s’est traduite notamment par des investigations menées sous l’égide des Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), qui ont pu remettre en cause jusqu’aux justifications techniques des « algorithmes ». La plus spectaculaire de leurs découvertes est que les cadences, les durées et vitesses standards que La Poste a utilisées jusqu’en 2020 ont été fondées sur des chronométrages et des calculs réalisés dans les années 1990, et dont l’entreprise a perdu toute trace[2]. La prétention scientifique, à laquelle La Poste adosse son modèle de prescription de la charge de travail, était ainsi sérieusement écornée.

Depuis le début 2021, La Poste entend accélérer ses « réorganisations » sur toute la France, menées toujours selon le même principe, mais avec de nouvelles cadences. Celles-ci ont été conçues au cours des deux dernières années, notamment en réalisant de nouveaux chronométrages de milliers de facteurs. Enfin du solide ? Certes, La Poste n’aura plus à fournir l’excuse burlesque de la disparition des documents sources. Mais, contrairement à ce que défend la tradition taylorienne, il n’y a pas de science des cadences. Les nouveaux chronométrages effectués par La Poste auprès de factrices et de facteurs n’auront pu révéler qu’une variété de rythmes et de tempéraments, de conditions d’exercice et de stratégies pour y faire face. Convertir cette diversité en prescriptions de cadences uniformes, c’est faire un choix qui n’est pas scientifique mais patronal. Soustraite au regard et à l’intervention de celles et ceux qui la subiront, cette nouvelle prescription entérine une vieille posture : la prétention au monopole de la rationalité comme justification du despotisme d’entreprise.

[1]     Nicolas Hatzfeld, « Du règne du chronomètre au sacre du temps virtuel. Une histoire de successions aux usines Peugeot (1946‑1996) » dans Danièle Linhart, Aimée Moutet (dir.), Le travail nous est compté, Paris, La Découverte, 2005, pp. 60-70.

[2]     Le Canard enchaîné, « Le déchet de La Poste faisant foi », 14 juin 2017.

Pour citer cet article

Nicolas Jounin, « Le calcul de La Poste faisant foi », Silomag 15, juillet 2022. URL : https://silogora.org/le-calcul-de-la-poste-faisant-foi/

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